Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 22Le combat

L’armée était éveillée et demandait àmarcher ; il était près de cinq heures du matin ; legénéral donna l’ordre du départ, en faisant dire aux soldats quel’on déjeunerait à Dawendorf et qu’on aurait double rationd’eau-de-vie.

Les éclaireurs furent jetés en avant etenlevèrent en passant les sentinelles ; puis on déboucha dubois sur trois colonnes, dont l’une s’empara en passant deKaltenhausen, tandis que les deux autres, à droite et à gauche duvillage, traînant après elles leur artillerie légère, serépandirent dans la plaine et marchèrent droit sur Dawendorf.

L’ennemi avait été surpris dans Kaltenhausen,aussi son extrême avant-poste avait-il fait peu derésistance ; cependant, les quelques coups de fusil tirésavaient donné l’éveil à ceux de Dawendorf, que l’on vit de loinsortir et se ranger en bataille.

Une colline s’élevait à une demi-portée decanon du village ; le général mit son cheval au galop, et,suivi de son état-major, gagna le sommet du monticule, d’où ilpouvait embrasser le combat dans tous ses détails.

En partant, il donna l’ordre au colonelMacdonald de prendre le commandement du premier bataillon del’Indre, qui faisait tête de colonne, et de dégager l’ennemi deDawendorf.

Il garda près de lui le 8echasseurs pour se lancer au besoin sur l’ennemi, puis à ses piedsil fit établir une batterie de six pièces de huit.

Le bataillon de l’Indre, suivi du reste del’armée, stratégiquement espacé, marcha droit à l’ennemi. Desretranchements avaient été élevés en avant du village. Lorsque lesrépublicains n’en furent plus qu’à deux cents pas, Pichegru fit unsigne, et ses artilleurs couvrirent les ouvrages avancés del’ennemi d’une pluie de mitraille. Les Prussiens, de leur côté,répondirent par un feu bien nourri qui coucha par terre unecinquantaine d’hommes. Mais le brave bataillon qui formait lacolonne d’attaque prit le pas de course et, précédé de tamboursbattant la charge, aborda l’ennemi à la baïonnette.

Déjà troublé par la mitraille que faisaitpleuvoir sur lui le général, il abandonna les retranchementsextérieurs, et l’on vit nos soldats entrer presque pêle-mêle avecles Prussiens dans le village. Mais en même temps, de chaque côtéde ce même village, on vit paraître deux troupesconsidérables : c’était la cavalerie et l’infanterie desémigrés, commandées, la cavalerie par le prince de Condé, etl’infanterie par le duc de Bourbon. Ces deux troupes menaçaient deprendre en flanc le petit corps d’armée, rangé en bataille derrièrele bataillon de l’Indre, et dont une partie s’élançait déjà pour lesuivre.

Aussitôt Pichegru lança le capitaine Gaume, unde ses aides de camp, pour ordonner au général Michaud, quicommandait le centre, de se former en carré et de recevoir lacharge du prince de Condé sur ses baïonnettes.

Puis d’un autre côté, appelant Abbatucci, illui ordonna de se mettre à la tête du 2e régiment dechasseurs et de charger à fond l’infanterie des émigrés quand iljugerait que la mitraille de la batterie aurait mis un désordresuffisant dans ses lignes.

Du haut de la colline, où il se tenait ferme àcôté du général, Charles voyait à ses pieds Pichegru et le princede Condé, c’est-à-dire la République et la Contre-Révolution, jouerà ce terrible jeu d’échecs qu’on appelle la guerre.

Il vit le capitaine Gaume traverser au grandgalop l’espace vide qui s’étendait à gauche de la colline occupéepar Pichegru, pour aller porter l’ordre du général en chef àl’adjudant général Michaud, qui venait à l’instant même des’apercevoir que sa gauche était menacée par le prince de Condé, etqui ouvrait la bouche pour donner de son propre chef l’ordre quelui transmettait le capitaine Gaume.

D’un autre côté, c’est-à-dire à droite, il vitle capitaine Abbatucci prendre le commandement du 8e dechasseurs et descendre au trot la pente inclinée, tandis que troisbordées d’artillerie lâchées l’une sur l’autre fouillant la massed’infanterie qui s’apprêtait à nous attaquer.

Il y eut un mouvement d’hésitation dansl’infanterie émigrée ; Abbatucci en profita. Il ordonna demettre les sabres hors du fourreau, et, à l’instant même, six centslames étincelèrent aux premiers rayons du soleil levant.

Le duc de Bourbon ordonna à ses hommes de seformer en carré ; mais le désordre était trop grand, oul’ordre avait été donné trop tard. La charge arrivait comme unetrombe, et l’on vit tout à coup cavaliers et fantassins, mêlés,combattre corps à corps, tandis qu’au contraire, du côté opposé,l’adjudant général Michaud commandait le feu quand la cavalerieémigrée n’était plus qu’à vingt-cinq pas.

Il est impossible de rendre l’effet queproduisit cette décharge faite à bout portant ; plus de centcavaliers et autant de chevaux s’abattirent ; quelques-uns,emportés par leur course, vinrent rouler jusqu’au premier rang ducarré.

Le prince alla reformer sa cavalerie hors dela portée de la fusillade.

Au même instant, on vit reparaître, battant enretraite lentement, et cependant battant en retraite, le bataillonde l’Indre. Accueilli dans l’intérieur du village par une fusilladepartie de toutes les fenêtres des maisons, et par le feu de deuxpièces de canon en batterie sur la place, il avait été obligé derétrograder.

Le général envoya son quatrième aide de campChaumette s’informer, au triple galop, de ce qui se passait, enordonnant à Macdonald de s’arrêter et de tenir où il était.

Chaumette traversa le champ de bataille sousle double feu des républicains et de l’ennemi, et vint, à cent pasdes retranchements, accomplir la mission dont l’avait chargé legénéral en chef.

Macdonald répondit que non seulement il nebougerait pas d’où il était, mais qu’aussitôt que ses hommesallaient avoir repris haleine, il ferait une nouvelle tentativepour s’emparer de Dawendorf. Seulement, il eût désiré que, pourfaciliter cette rude tâche, on opérât sur le village une diversionquelconque.

Chaumette revint près du général ; ilétait si près du champ de bataille, qu’il fallait à peine quelquesminutes pour porter ses ordres et les rapporter.

– Prends vingt-cinq chasseurs et quatretrompettes à Abbatucci, lui dit Pichegru, tourne le village avectes vingt-cinq hommes, entre dans la rue opposée par laquellechargera Doumerc, fais sonner tes trompettes de toute leur force,pendant que Macdonald chargera ; ils se croiront pris entredeux feux et se rendront.

Chaumette redescendit la pente de la colline,pénétra jusqu’à Abbatucci, échangea deux mots avec lui, pritvingt-cinq hommes, en envoya un vingt-sixième donner l’ordre àMacdonald de charger, en le prévenant qu’il allait attaquerl’ennemi par-derrière. Au même instant, Macdonald leva son sabre,les tambours battirent la charge, et, au milieu d’une fusilladeterrible, il rentra tête baissée dans la place.

Presque en même temps, on entendit lestrompettes de Chaumette qui retentissaient à l’autre bout duvillage.

En ce moment la mêlée était générale ; leprince de Condé revenait sur Michaud et son bataillon carré ;l’infanterie émigrée battait en retraite devant le 8e dechasseurs et Abbatucci ; enfin Pichegru lançait la moitié desa réserve, quatre ou cinq cents hommes à peu près, à la suite dubataillon de l’Indre, et, pour le soutenir, gardait les quatre oucinq cents autres sous sa main en cas d’événement inattendu ;mais, en battant en retraite, l’infanterie des émigrés envoyait unedernière décharge non plus sur Abbatucci et ses chasseurs, mais surle groupe de la colline, dans lequel il était facile de reconnaîtrele général à son panache et à ses épaulettes d’or.

Deux hommes tombèrent ; le cheval dugénéral, frappé au poitrail, fit un bond. Charles poussa un soupiret se laissa aller sur la croupe de son cheval.

– Ah ! pauvre enfant, s’écriaPichegru. – Larrey ! Larrey !

Un jeune chirurgien de vingt-six à vingt-septans s’approcha. On soutint l’enfant sur son cheval, et, comme entombant il avait porté la main à sa poitrine, on ouvrit la veste.L’étonnement du général fut grand quand, entre le gilet et lachemise, on trouva un bonnet de police.

On secoua le bonnet de police, une balle entomba.

– Il est inutile de chercher plus loin,dit le chirurgien, la chemise est intacte, et il n’y a pas de sang.L’enfant est faible, la violence du coup a déterminél’évanouissement. Voilà, par ma foi, un bonnet de police qui n’eûtservi à rien s’il eût été à sa place, et qui sur la poitrine lui asauvé la vie ; donnez-lui une goutte d’eau-de-vie, celacessera.

– C’est étrange, dit Pichegru, c’est unbonnet de police de chasseur de l’armée de Condé.

En ce moment, Charles, à qui l’on avait appuyéune gourde sur la bouche, revenait à lui, et son premier mouvementen revenant à lui fut de chercher son bonnet de police. Il ouvraitla bouche pour le réclamer lorsqu’il l’aperçut aux mains dugénéral.

– Ah ! général, dit-il,pardonnez-moi !

– Sapristi ! tu as raison, car tunous as fait une belle peur.

– Oh ! pas de ceci, dit Charles ensouriant et en montrant d’un mouvement de tête le bonnet de policequi était entre ses mains.

– En effet, dit Pichegru, vousm’expliquerez cela.

Charles s’approcha du général et, à voixbasse :

– C’est celui de ce comte deSainte-Hermine, lui dit-il, du jeune émigré que j’ai vu fusiller,et qui, au moment de mourir, me l’a donné pour le remettre à safamille.

– Mais, dit Pichegru en le tâtant, il y aune lettre dans ce bonnet.

– Oui, général, pour son frère ; lepauvre garçon craignait qu’en la confiant à un étranger, ellen’arrivât pas à sa famille.

– Tandis qu’au contraire, en la confiantà un compatriote franc-comtois, il n’y avait rien à craindre,n’est-ce pas ?

– Ai-je eu tort, mon général ?

– On n’a jamais tort quand on remplit levœu d’un mourant, et surtout quand ce vœu est honorable. Je diraiplus, c’est un devoir sacré qu’il faut accomplir le plus tôtpossible.

– Mais comme cela, je ne retourne point àBesançon.

– En cherchant bien, peut-êtretrouverai-je un moyen de t’y envoyer.

– Ce n’est point parce que vous êtesmécontent de moi, n’est-ce pas, général, que vous m’enverrez àBesançon ? dit l’enfant les larmes aux yeux.

– Non, c’est une mission que je tedonnerai et qui prouvera à nos compatriotes que le Jura a un enfantde plus au service de la République. Maintenant, embrasse-moi etvoyons ce qui se passe là-bas.

Au bout de quelques instants, Charles,oubliant son propre accident, les yeux ramenés sur le champ debataille et sur la ville, haletant sous l’intérêt d’un pareilspectacle, toucha le général du bras, en lui montrant avec uneexclamation d’étonnement des hommes courant sur les toits, sautantpar les fenêtres et enjambant les murs des jardins pour gagner laplaine.

– Bon ! dit Pichegru, nous sommesmaîtres de la ville, et la journée est à nous.

Puis à Lieber, le seul qui restât près de luide tous ses officiers :

– Mets-toi à la tête de la réserve,dit-il, et empêche ces gens-là de se rallier.

Lieber se mit à la tête des quatre ou cinqcents hommes d’infanterie qui restaient, et descendit vers levillage au pas de course.

– Quant à nous, continua Pichegru, avecson calme ordinaire, allons voir dans la ville ce qui s’ypasse.

Et, accompagné seulement des vingt-cinq outrente hommes de cavalerie qui restaient de l’arrière-garde du8e de chasseurs, du général Boursier et de Charles, ilprit au grand trot le chemin de Dawendorf.

Charles jeta un dernier regard sur laplaine : l’ennemi fuyait de tous côtés.

C’était la première fois qu’il voyait uncombat ; il lui restait à voir un champ de bataille.

Il avait vu le côté poétique, le mouvement, lefeu, la fumée ; mais, d’où il était, la distance lui avaitcaché les détails.

Il allait voir le côté hideux, l’agonie,l’immobilité, la mort ; il allait entrer enfin dans lasanglante réalité.

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