Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 32Le toast

On obéit avec cette joyeuseté et cet entrainque donne l’espérance.

On recueillit les unes après les autres lessentinelles placées extérieurement. Arrivés à la troisième,Pichegru et Stephan, qui marchaient en tête, entendirent une vivefusillade du côté de la porte où Stephan avait laissé seshommes.

– Hâtons-nous, général, dit Stephan, noshommes sont attaqués.

La colonne prit le pas de course. À sonapproche, la herse se leva et la porte s’ouvrit ; lesrépublicains, quoique attaqués par une force triple de la leur,avaient tenu bon ; la porte était toujours à nous. La colonnes’y engouffra aux cris de « Vive la République ! »Les hommes de Stephan, que leur costume désignait aux coups de tousceux qui n’étaient pas au courant de la ruse de guerre employée parPichegru, se collèrent à la muraille, entrèrent dans le corps degarde, se réfugièrent chez l’officier de poste. Comme le sanglier,donnant le coup de boutoir et renversant tout ce qui se trouvedevant lui, la colonne s’élança alors dans la rue et culbuta toutce qu’elle trouva devant elle.

Comme elle marchait à la baïonnette, et que lepetit corps prussien qui avait attaqué la porte fuyait devant ellesans même essayer de se défendre, pressé qu’il était de se rallierà un corps plus considérable, et surtout d’annoncer que lesFrançais étaient maîtres de la Porte de Haguenau, on commençad’entendre la fusillade pétiller à deux ou trois endroits de laville. C’étaient Bauer et ses hommes qui faisaient feu desfenêtres.

En arrivant sur la place principale de laville, Pichegru put apprécier le degré de terreur où en étaientvenus les Prussiens. Ils couraient éperdus çà et là, ne sachant oùaller. Il fit aussitôt déployer la colonne en bataille et fit feusur les fugitifs, tandis qu’une colonne d’un millier d’hommes à peuprès s’élançait vers la ville haute, c’est-à-dire là où lerassemblement était le plus considérable.

En un instant, le combat fut engagé sur vingtpoints différents ; les Prussiens, surpris, n’essayaient pasde se rallier à un centre commun, tant l’attaque avait été rapide,tant l’incendie, le tocsin, les coups de fusil tirés des fenêtresavaient jeté le trouble parmi eux, et, quoiqu’ils fussent dans laville seulement un nombre à peu près égal aux hommes de Pichegru etde Macdonald, le combat ne fut pas disputé comme il aurait pul’être si tous les avantages n’eussent point été du côté desFrançais.

À minuit, les Prussiens avaient abandonné laville, éclairée par les dernières flammes de la maison del’aubergiste Bauer.

À dix heures du matin seulement, Pichegru s’enfut rendre compte par lui-même de la retraite complète de l’ennemi.Il laissa des postes partout, fit garder les portes avec la plusgrande vigilance, et ordonna aux soldats de bivaquer dans les rues.Comme c’était une fête pour toute la ville, chacun, par tous lesmoyens possibles, voulut contribuer au bien-être deslibérateurs.

En conséquence, chacun apporta sontribut : les uns de la paille, les autres du foin, celui-ci dupain, celui-là du vin ; toutes les maisons s’ouvrirent, etl’on vit s’allumer du feu et devant ce feu tourner la broche, dansces immenses cheminées si fort à la mode à la fin du derniersiècle, et dont on rencontre encore de nos jours quelques raresspécimens.

Puis aussitôt une espèce de procession, commeles villes du Nord ont l’habitude d’en faire à l’approche ducarnaval, s’organisa ; les uniformes prussiens qui avaientservi aux soldats de Pichegru pour surprendre la Porte de Haguenaufurent livrés aux hommes du peuple pour en faire des mannequins.Alors la ville s’illumina spontanément ; du haut en bas,chaque maison eut ses lampions, ses lanternes ou ses chandelles. Enoutre, tous les marchands de vin et autres restaurateurs dressèrentdes tables dans la rue, chaque bourgeois prit un soldat par le braset l’invita au banquet fraternel.

Pichegru n’eut garde de s’opposer à cettedémonstration patriotique. Homme du peuple, il appuyait tout ce quipouvait faire du peuple et de l’armée un double corps, mais uneseule âme. Il savait bien, lui, l’homme intelligent par excellence,que toute la force de la France était là.

Seulement, craignant que l’ennemi ne profitâtà son tour de quelque imprudence, il ordonna de doubler les postes,et, pour que chacun pût avoir sa part de la fête, il réduisit lesfactions à une heure au lieu de deux.

Il y avait à Wœrth une vingtained’aristocrates qui avaient illuminé comme les autres etquelques-uns même plus splendidement que les autres, craignant sansdoute qu’on ne les accusât de froideur envers le gouvernement, etque, le jour des représailles étant arrivé, ils n’eussent àsouffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens. Ceux-làcraignaient sans raison : toute leur punition se borna à voirélever des autodafés devant leurs portes et, à ces autodafés, devoir brûler des hommes de paille dans des uniformes prussiens.

Ce fut même devant ces maisons que la joie futplus complète, sinon plus sincère ; cette même crainte quiavait contraint leurs propriétaires et leurs habitants à unedépense d’illumination plus grande, leur fit faire unedémonstration plus complète. Autour des autodafés, on dressa destables, et, sur ces tables, les aristocrates, heureux d’en êtrequittes à si bon marché, firent servir de véritables festins.

Pichegru était resté sur la place le sabre àla main, au milieu d’un millier d’hommes à peu près, pour porter dusecours où besoin serait ; mais, aucune résistance sérieusen’ayant été faite, il demeura où il était, écoutant les rapports etdonnant des instructions. Lorsqu’il vit que l’ordre donné par luide bivaquer dans les rues servait de prétexte à une démonstrationpopulaire, il y poussa, comme nous l’avons dit, et, laissantMacdonald commander à sa place, il prit, conduit par Stephan, lechemin de la haute ville, où l’on s’était plus particulièrementbattu.

Au moment où Pichegru arrivait en face de lamaison de Bauer, qui avait servi de signal en s’enflammant, leplancher supérieur s’abîmait et faisait jaillir jusqu’au ciel desmillions d’étincelles ; puis, le plancher étant de bois commetout le reste, en touchant le cratère du volcan, s’enflamma avecune telle ardeur et une telle clarté que, de la hauteur où l’on setrouvait, on voyait au loin les deux branches de la Soubach, et,sur l’amphithéâtre des hauteurs, l’armée prussienne en batailleassistant, honteuse et confuse, au spectacle de ces fêtes et de cesilluminations. Vers trois heures du matin, Pichegru rentra. Baueravait demandé comme faveur que le général logeât chez lui, ce quele général avait accordé. Les plus beaux appartements de l’hôtelavaient été préparés, et, tandis que Pichegru parcourait la ville,l’escalier avait été orné de drapeaux, de couronnes et dedevises ; les fenêtres de la salle à manger avaient étégarnies d’arbres verts et de fleurs ; enfin une table devingt-cinq couverts avait été dressée pour le général et sonétat-major.

Pichegru était, comme nous l’avons vu à proposdu dîner qu’on lui avait offert à Arbois, fort indifférent à cessortes de manifestations triomphales. Mais, cette fois c’était biendifférent, il l’appréciait comme une agape républicaine.

Le général ramenait avec lui les autorités dela ville, qui avaient été les premières non seulement à se rendre àlui, mais encore à lancer les habitants dans cette voie defraternité où ils étaient entrés.

À la porte, au moment où Stephan, après luiavoir servi de guide, se préparait à s’éloigner de lui sans qu’ils’en aperçût, le général l’arrêta par le bras.

– Stephan, lui dit-il, j’ai toujourspratiqué le proverbe qui dit que les bons comptes font les bonsamis. Or, j’ai un double compte à régler avec vous.

– Oh ! ce sera bientôt fait,général, dit Stephan : vous acquiescerez à deux prières que jevous adresserai.

– Avec plaisir.

– Je vous demanderai une invitation àsouper.

– Pour vous ?

– Oh ! général, vous savez bien queje ne suis qu’un espion, moi.

– Aux yeux de tout le monde, mais auxmiens…

– Que je sois moi aux vôtres,cela me suffit, général : je resterai aux autres ce que jeparais être. Mon ambition va plus loin que la considération, elleva jusqu’à la vengeance.

– C’est bien ; et la secondeprière ?

– C’est que vous portiez un toast.

– À qui ?

– Vous le verrez en le portant.

– Mais il faut encore que pour leformuler…

– Le voilà tout écrit. Pichegru voulutlire, Stephan l’arrêta.

– En le portant, dit-il, vous lelirez.

Pichegru mit le papier dans sa poche.

– Et qui faut-il que j’invite ?

– Un grand citoyen : ProsperBauer.

– Le maître de cet hôtel ?

– Oui.

– Qu’a-t-il donc fait de sibeau ?

– Vous le verrez en lisant le toast.

– Tu seras donc toujoursmystérieux ?

– C’est dans le mystère qu’est maforce.

– Tu sais que, demain, nous attaquonsl’ennemi ?

– Avez-vous besoin de quelquesrenseignements sur ses positions ?

– Tu dois être fatigué.

– Je ne le suis jamais.

– Fais ce que tu voudras ; ce que tuferas sera bien, excepté si tu te laisses prendre.

– À quelle heure puis-je vous faire monrapport ?

– Toujours. Si tu n’es jamais fatigué,j’ai une autre qualité, moi, je ne dors jamais.

– Au revoir, général.

– Au revoir.

Puis se retournant vers le groupe qui s’étaittenu à l’écart, tandis qu’il causait avec Stephan, et y cherchantvainement le maître de l’Hôtel du Lion-d’Or :

– Charles, dit-il, fais-moi le plaisir dechercher et de trouver notre hôte, le citoyen Prosper Bauer, et dele prier de ma part de me faire l’honneur de souper avec nous. Tun’écouteras aucun refus ; tu n’admettras aucune excuse.

Charles s’inclina et se mit à la recherche ducitoyen Prosper Bauer.

Pichegru monta l’escalier. Tous lesuivirent.

Il prit à sa droite le maire, à sa gauchel’adjoint de Wolts, et laissa en face de lui une place libre.

Cette place était pour l’hôte duLion-d’Or.

Il arriva timide et embarrassé, presque traînépar Charles.

– Général, dit-il en s’adressant àPichegru, je me rends non pas à votre invitation, dont je ne metrouve pas digne, mais à votre ordre.

– C’est bien, citoyen, dit Pichegru enlui montrant la chaise vacante en face de lui ; mettez-vous làd’abord, et nous compterons ensuite à la fin du souper.

Le souper fut joyeux, la victoire et ladélivrance trinquaient ensemble ; les haines sont profondesentre nos braves habitants de l’Alsace et les Prussiens. Or, depuisdeux mois que les Prussiens avaient forcé les lignes deWissembourg, les Alsaciens avaient eu force occasions de les haïrencore davantage.

Cette fois, ils espéraient en être débarrassésà tout jamais. Vingt-cinq ans après, ils devaient revoir cetteinsatiable aigle noire qui, après avoir dévoré un tiers de l’aigleblanche de Pologne et le lion de Hanovre, vient encore récemmentd’arracher une des têtes de l’aigle bicéphale d’Autriche.

Le souper était splendide, et les meilleursvins de France et d’Allemagne en faisaient les frais. Enfin onarriva au vin de Champagne, le vin pétillant des toasts. Alors legénéral se rappela sa parole donnée à Stephan.

Il se leva, prit son verre d’une main etdéplia le papier de l’autre. Tout le monde se leva, comme legénéral, et, au milieu du plus profond silence, il lut :

– « À l’éminent patriote, au grandcitoyen Prosper Bauer, qui seul a conçu le plan qui devait rendre àla France la ville de Wœrth ; qui a risqué sa vie en recevantet en abritant chez lui les soixante braves qui, sous l’habitprussien, se sont emparés de la Porte de Haguenau ; qui a lepremier donné le signal de la fusillade, à cinq cents autrespatriotes, en tirant d’une fenêtre sur l’ennemi, et qui, enfin,pour retenir les Prussiens dans la haute ville et faire unediversion à l’attaque de la Porte d’Haguenau, a mis lui-même le feuà sa maison ; c’est-à-dire à l’homme qui, en un jour, a risquésa vie et donné sa fortune. »

En ce moment, Pichegru fut forcé des’arrêter ; les applaudissements éclataient à triple reprise.Mais, comme il fit signe qu’il lui restait quelque chose à dire, lesilence se rétablit, et il continua d’une voix vibrante :

– « Qu’à la lueur de ce phare allumépar le patriotisme le plus pur et le dévouement le plus filial, laFrance et l’étranger lisent sur nos drapeaux victorieux ;Haine aux tyrans !– Nationalité despeuples ! – Liberté du monde ! Honneur àl’éminent patriote, au grand citoyen ProsperBauer ! »

Et, au milieu des hourras, des bravos et desapplaudissements, Pichegru alla à lui et l’embrassa au nom de laFrance.

Trois jours après, la prise de Wœrth étaitannoncée au Moniteur,et le toast de Pichegru y étaitrapporté en entier.

Ce fut la seule indemnité que le brave Bauerconsentit à recevoir.

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