Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 3Les merveilleuses

L’incoyable, cet hybride de laréaction, avait sa femelle, née comme lui, et dans la mêmeépoque.

On l’appelait la meiveilleuse.

Celle-ci empruntait sa toilette, non pas à unemode nouvelle, comme les incroyables, mais aux costumesgrecs et corinthiens des Aspasies et des Phrynés.

Tunique, manteau, péplum, tout était taillésur le patron antique.

Plus une femme trouvait le moyen de montrer lenu, plus elle était élégante.

Les vraies meiveilleuses, oumerveilleuses, car on comprend que c’était là la racine dumot, portaient les bras nus, les jambes nues. Souvent la tunique,taillée sur celle de Diane chasseresse, était fendue sur le côté,sans autre attache qu’un camée réunissant les deux parties fenduesun peu au-dessus du genou.

Ce n’était point assez.

Les dames profitèrent des chaleurs de l’été etse montrèrent au bal et dans les promenades publiques avec un nuagemoins épais que celui qui enveloppait Vénus conduisant son filschez Didon.

Aussi Énée ne reconnut-il sa mère quelorsqu’elle sortit du nuage. Incessu patuit dea, ditVirgile ; à son pas, on reconnut la déesse.

Ces dames n’avaient pas besoin de sortir deleur nuage pour être reconnues, on les voyait parfaitement autravers, et ceux qui les eussent prises pour des déesses y eussentmis de la bonne volonté.

Cet air tissu, dont parle Juvénal, devint toutà fait à la mode.

Outre les soirées particulières, il y avaitdes bals publics. On se réunissait au Lycé-Bal et à l’HôtelThélusson, pour mettre en commun, tout en dansant, ses deuils, seslarmes et ses projets de vengeance.

Ces bals s’appelaient les bals desvictimes.

Et, en effet, pour y être admis, il fallaitavoir eu un parent guillotiné par Robespierre, noyé par Carlier,fusillé par Collot d’Herbois ou mitraillé par Fréron.

Horace Vernet, forcé de faire des costumespour vivre, a laissé un cahier de modes de cette époque, exécutéd’après nature avec ce charmant esprit qu’il avait reçu duCiel.

Rien n’est plus amusant que cette collectionde grotesques, et chacun doit se demander comment unincroyable et une merveilleuse pouvaient serencontrer sans se rire au nez.

Disons tout de suite que quelques-uns descostumes adoptés par les muscadins fréquentant le bal desvictimes étaient quelquefois d’un caractère assezterrible. Le vieux général Piré m’a vingt fois raconté qu’il avaitrencontré, dans ces bals, des incroyables portant desgilets et des pantalons collants de peau humaine.

Ceux qui n’avaient à regretter la perte que dequelque parent éloigné, comme un oncle ou une tante, secontentaient de tremper leur petit doigt dans une liqueur couleursang ; dans ce cas, ils coupaient le doigt de leur gant ;et, pour renouveler cette parure, on emportait au bal son pot desang, comme les femmes emportaient leur pot de rouge.

Tout en dansant, on conspirait contre laRépublique. C’était d’autant plus facile que la Convention, quiavait une police générale, n’avait point de police parisienne.

Chose étrange, le meurtre public avait tué lemeurtre privé, et jamais peut-être il ne se commit en France moinsde crimes que dans les années 93, 94 et 95.

Les passions avaient d’autres dérivatifs.

Le moment, au reste, approchait où laConvention, cette terrible Convention qui, le 21 septembre 1792,jour de son entrée en fonctions, abolit, au bruit du canon deValmy, la royauté, et proclama la République, le moment approchaitoù la Convention allait déposer ses pouvoirs.

Elle avait été mère cruelle.

Elle avait dévoré les girondins, lescordeliers et les jacobins, c’est-à-dire les plus éloquents, lesplus énergiques, les plus intelligents de ses enfants.

Mais elle a été fille dévouée.

Elle a combattu à la fois avec succès, lesennemis du dehors et les ennemis du dedans.

Elle a mis quatorze armées sur pied ;elle les a mal nourries, c’est vrai ; mal habillées, c’estvrai ; mal chaussées, c’est vrai ; plus mal payéesencore. Qu’importe ! ces quatorze armées ont non seulementpartout repoussé l’ennemi hors de la frontière, mais elles ont prisle comté de Nice, la Savoie, fait une pointe en Espagne et mis lamain sur la Hollande.

Elle a créé le grand-livre de la dettenationale, l’Institut, l’École polytechnique, l’École normale, leMusée du Louvre et le Conservatoire des arts et métiers.

Elle a rendu huit mille trois centsoixante-dix décrets, la plupart révolutionnaires.

Elle a donné aux hommes et aux choses uncaractère excessif. La grandeur était gigantesque, le couragetéméraire, le stoïcisme impassible.

Jamais plus froid dédain n’a été professé pourle bourreau, jamais le sang n’a été répandu avec moins deremords.

Veut-on savoir, pendant ces deux ans,c’est-à-dire de 93 à 95, combien il y a eu de partis enFrance ?

Il y en a eu trente-trois.

Veut-on connaître les noms donnés à chacund’eux ?

Ministériels. – Partisans de la vie civile. –Chevaliers du poignard. – Hommes du 10 août. – Septembriseurs. –Girondins. – Brissotins. – Fédéralistes. – Hommes d’État. – Hommesdu 31 mai. – Modérés. – Suspects. – Hommes de la plaine. – Crapaudsdu marais. – Montagnards.

Voilà pour 1793 seulement.

Passons à 1794 et à 1795 :

Alarmistes. – Apitoyeurs. – Endormeurs. –Émissaires de Pitt et Cobourg. – Muscadins. – Hébertistes. –Sans-culottes. – Contre-révolutionnaires. – Habitants de la crête.– Terroristes. – Maratistes. – Égorgeurs. – Buveurs de sang. –Thermidoriens. – Patriotes de 1789. – Compagnons de Jéhu. –Chouans.

Ajoutons-y la jeunesse dorée de Fréron, etnous en serons au 22 août 1795 – jour où la nouvelle Constitution,dite de l’an III, après avoir été discutée article par article,vient d’être adoptée par la Convention.

Le louis d’or vaut douze cents francs enassignats.

C’est dans cette dernière période qu’est mortAndré Chénier, frère de Marie-Joseph Chénier. Il fut exécuté le 25juillet 1794, c’est-à-dire le 7 thermidor, deux jours avant la mortde Robespierre, à huit heures du matin. Ses compagnons de charretteétaient MM. de Montalembert, de Créquy, de Montmorency,de Loiserolles, ce sublime vieillard qui avait répondu à l’appel dubourreau à la place de son fils, et qui allait mourir avec joiepour lui ; enfin, Roucher, l’auteur des Mois, quiignorait qu’il allait mourir avec André Chénier et qui, en lereconnaissant sur la charrette fatale, poussa un cri de bonheur ets’assit près de lui, en disant ces beaux vers de Racine :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre une face nouvelle,

Et déjà son courroux semble être adouci,

Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

Un ami de Roucher et d’André Chénier qui eutle courage, au risque de sa vie, de suivre la charrette pourprolonger son dernier adieu, entendit, pendant toute la route, lesdeux poètes parler de poésie, d’amour, d’avenir.

André Chénier dit, pendant ce trajet, àRoucher, les derniers vers qu’il était en train de faire, lorsquele bourreau l’appela. Il en avait sur lui le manuscrit au crayon,et, après les avoir lus à Roucher, il les donna à ce troisième amiqui ne voulait le quitter qu’au pied de l’échafaud.

C’est ainsi qu’ils furent conservés, et que deLatouche, à qui nous devons la seule édition d’André Chénier quiexiste, put les mettre dans le volume que chacun de nous sait parcœur.

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre

Animent la fin d’un beau jour,

Au pied de l’échafaud j’essaie encore ma lyre !

Peut-être est-ce bientôt mon tour !

Peut-être, avant que l’heure, en cercle promenée,

Ait posé, sur l’émail brillant,

Dans les soixante pas où sa route est bornée,

Son pied sonore et vigilant,

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière ;

Avant que de ses deux moitiés,

Ce vers que je commence ait atteint la dernière,

Peut-être, en ces murs effrayés,

Le messager de mort, noir recruteur des ombres,

Escorté d’infâmes soldats

Remplira de mon nom, ces longs corridors sombres…

Au moment de monter sur l’échafaud, André sefrappa le front et dit en soupirant :

– J’avais pourtant quelque choselà !

– Tu te trompes, lui cria celui qui nedevait pas mourir en lui montrant son cœur ; c’étaitlà !

André Chénier, pour qui nous nous sommesécarté de notre sujet, et dont le souvenir nous a arraché ceslignes, a planté le premier le drapeau de la poétique nouvelle.

Nul n’avait fait avant lui des vers commeceux-là. Et disons plus : nul probablement n’en fera aprèslui.

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