Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 18La réception de Charles

C’était à cet homme, destiné, si les divinitésfatales ne s’en mêlaient pas, à un immense avenir, que le jeuneCharles était recommandé.

C’était donc avec une émotion peut-être encoreplus grande que celle qu’il avait éprouvée en entrant chezSchneider et chez Saint-Just qu’il entrait dans la maison vaste,mais de simple apparence, où Pichegru avait établi son quartiergénéral.

– Le général est dans son cabinet, latroisième porte à droite, avait dit le soldat de service à la ported’une espèce de corridor.

Charles entra dans le corridor d’un pas assezferme, qui se ralentit, et dont le bruit diminua au fur et à mesurequ’il approchait de la porte à lui désignée.

Arrivé au seuil de cette porte entrouverte, ilput voir le général, les deux mains appuyées sur une grande tableet étudiant une carte d’Allemagne, bien sûr qu’il était qu’il netarderait pas à porter les hostilités de l’autre côté du Rhin.

« Pichegru paraissait plus vieux qu’iln’était, et sa conformation prêtait à cette erreur ; sataille, au-dessus de la moyenne, était solidement plantée sur deshanches vigoureuses. Il n’avait d’autre élégance que celle qui siedà la force. Il était large et ouvert de poitrine, quoique ayant ledos un peu voûté. Ses vastes épaules, qui soutenaient un cou ample,court et nerveux, lui donnaient quelque chose d’un athlète commeMilon, ou d’un gladiateur comme Spartacus. Son visage participait àcette forme quadrangulaire qui est assez propre aux Francs-Comtoisde bonne race. Ses os mandibulaires étaient énormes, son frontimmense et très épanoui vers les tempes dégarnies de cheveux. Sonnez était bien proportionné, coupé de la base à l’extrémité par unplan uni, qui formait une longue arête. Rien n’égalait la douceurde son regard, quand il n’avait pas de raison de le rendreimpérieux ou redoutable.

Si un grand artiste voulait exprimer sur unvisage humain l’impassibilité d’un demi-dieu, il faudrait qu’ilinventât la tête de Pichegru.

» Son mépris profond pour les hommes etpour les événements, sur lesquels il n’exprimait jamais son opinionqu’avec une ironie dédaigneuse, ajoutait encore à ce caractère.Pichegru servait loyalement l’ordre social qu’il avait trouvéétabli, parce que c’était sa mission ; mais il ne l’aimait paset ne pouvait pas l’aimer. Son cœur ne s’émouvait qu’à la penséed’un village où il espérait passer sa vieillesse. « Remplir satâche et se reposer, disait-il souvent, c’est toute la destinée del’homme. » [2]

Un mouvement que fit Charles dénonça saprésence ; Pichegru avait ce coup d’œil rapide et cetteoreille inquiète de l’homme dont la vie dépend souvent de l’ouïe oude la vue.

Il releva rapidement la tête et fixa sesgrands yeux sur l’enfant, mais avec une expression de bienveillancequi l’enhardit.

Il entra, et, en s’inclinant, lui remit salettre.

– Pour le citoyen général Pichegru, luidit-il.

– Tu m’as donc reconnu ? lui demandale général.

– Tout de suite, général.

– Mais tu ne m’as jamais vu.

– Mon père m’avait fait votreportrait.

Pendant ce temps, Pichegru avait ouvert lalettre.

– Comment ! lui dit-il, tu es lefils de mon brave et cher ami…

L’enfant ne le laissa point achever.

– Oui, citoyen général, dit-il.

– Il me dit qu’il te donne à moi.

– Reste à savoir si vous acceptez cecadeau.

– Que veux-tu que je fasse detoi ?

– Ce que vous voudrez.

– Je ne puis faire de toi un soldat, enconscience ; tu es trop jeune et trop faible.

– Général, je ne devais pas avoir lebonheur de vousvoir si tôt. Mon père m’avait donné une lettre pourun autre de ses amis qui devait me tenir au moins un an àStrasbourg et m’y faire apprendre le grec.

– Ce ne serait pas EulogeSchneider ? dit en riant Pichegru.

– Si fait.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il a été arrêtéhier.

– Par quel ordre ?

– Par l’ordre de Saint-Just, et expédiéau Tribunal révolutionnaire de Paris.

– Encore un, en ce cas, à qui tu peuxfaire tes adieux. Et comment la chose est-elle arrivée ?

Charles lui raconta toute l’histoire deMlle de Brumpt. Pichegru écouta le jeune hommeavec le plus grand intérêt.

– En vérité, dit-il, il y a des créaturesqui déshonorent l’humanité : Saint-Just a bien fait. Et tun’as eu aucune éclaboussure au milieu de tout cela ?

– Oh ! moi, dit Charles, tout fierd’être à son âge le héros d’une aventure, j’étais en prison quandcela est arrivé.

– Comment ! en prison ?

– Oui, j’avais été arrêté la veille.

– Ils en sont arrivés à arrêter desenfants !

– C’est justement ce qui a mis Saint-Justsi fort en colère.

– Mais pourquoi as-tu étéarrêté ?

– Pour avoir donné avis à deux députés deBesançon qu’ils couraient des risques en restant à Strasbourg.

– À Dumont et à Ballu ?

– Justement.

– Ils sont à mon état-major, tu lesverras.

– Je les croyais retournés àBesançon ?

– En route, ils se sont ravisés.Ah ! c’est à toi qu’ils doivent l’avertissement qui leur aprobablement sauvé la tête ?

– Il paraît que j’ai eu tort, ditl’enfant en baissant les yeux.

– Tort ! Et qui t’a dit que tu avaistort de faire une bonne action en sauvant la vie de tonsemblable ?

– Saint-Just ! Mais il a ajoutéqu’il me pardonnait, attendu que la pitié était une vertu d’enfant,et il m’a cité son exemple ; le matin même, il avait, m’a-t-ildit, fait fusiller son meilleur ami.

Le visage de Pichegru se rembrunit.

– C’est vrai, dit-il, le trait a été misà l’ordre du jour de l’armée, et je dois même dire que, de quelquefaçon qu’on le juge, il a influé en bien sur le moral du soldat.Dieu me garde d’avoir à donner un pareil exemple ; car, je ledis hautement, je ne le donnerais pas. Eh ! que diable !nous sommes des Français, et non des Lacédémoniens. On pourra nousmettre un temps un masque sur le visage ; mais, un jour oul’autre, on lèvera le masque, et le visage sera le même ; ilaura quelques rides de plus, voilà tout.

– Eh bien ! général, pour en revenirà la lettre de mon père…

– C’est convenu, tu restes avecnous ; je t’attache comme secrétaire à l’état-major. Sais-tumonter à cheval ?

– Général, je dois avouer que je ne suispas un écuyer de première force.

– Tu apprendras. Tu es venu àpied ?

– Oui, de Bischwiller à ici.

– Et de Strasbourg àBischwiller ?

– Je suis venu en carriole avecMme Teutch.

– L’hôtesse de l’Auberge de laLanterne ?

– Et le sergent-major PierreAugereau.

– Et comment diable as-tu fait laconnaissance de Pierre Augereau, de ce brutal ?

– Il était le maître d’armes d’EugèneBeauharnais.

– Du fils du généralBeauharnais ?

– Oui.

– Encore un qui va expier ses victoiressur l’échafaud, dit Pichegru avec un soupir ; ils trouvent quela mitraille ne va pas assez vite. Mais alors, mon pauvre enfant,tu dois mourir de faim ?

– Oh ! quant à cela, dit Charles, jeviens de voir un spectacle qui m’a ôté l’appétit.

– Qu’as-tu vu ?

– J’ai vu fusiller un pauvre émigré denotre pays, que vous devez connaître.

– Le comte de Sainte-Hermine ?

– Justement.

– Ils ont guillotiné son père il y a huitmois, ils ont fusillé le fils aujourd’hui ; il reste deuxfrères.

Pichegru haussa les épaules.

– Que ne les fusillent-ils tous tout desuite ? continua-t-il. La famille entière y aura passé. As-tujamais vu guillotiner ?

– Non.

– Eh bien ! demain, si cela t’amuse,tu pourras t’en donner le plaisir : nous en avons une fournéede vingt-deux. Il y aura de tout, depuis les grosses épaulettesjusqu’aux palefreniers. Maintenant, occupons-nous de tonorganisation : elle ne sera pas longue.

Il montra à l’enfant un matelas étendu àterre.

– Voici mon lit, dit-il.

Il lui en montra un autre.

– Voici, continua-t-il, celui du citoyenReignac, secrétaire en chef de l’état-major.

Il sonna, le planton parut.

– Un matelas ! demanda legénéral.

Cinq minutes après, le planton rentrait,apportant un matelas.

Pichegru lui montra de la main où il devaitl’étendre.

– Et voilà le tien, dit-il.

Puis, ouvrant une armoire :

– Cette armoire est à toi, personne n’ymettra rien ; ne mets rien dans celles des autres ; commeton paquet n’est pas gros, elle te suffira, je l’espère. Si tu asquelque chose de précieux, porte-le sur toi, c’est le plussûr : non pas que tu risques d’être volé, mais tu risques del’oublier lorsque sonnera l’heure de quelque départ trop prompt,soit pour aller en avant, soit pour aller en arrière.

– Général, dit naïvement le jeune homme,je n’avais rien de précieux que la lettre de mon père pour vous, etje vous l’ai donnée.

– Alors, embrasse-moi, déballe toutes tespetites affaires ; moi, je retourne à ma carte.

Et comme, en effet, il se rapprochait de latable, il vit deux personnes qui causaient en face de la porte,dans le corridor.

– Eh ! dit-il, viens donc, citoyenBallu ! viens donc, citoyen Dumont ! je veux vous fairefaire connaissance avec un nouvel hôte qui m’arrive.

Et il leur désigna Charles ; mais, commetous les deux le regardaient sans le reconnaître :

– Chers compatriotes, leur dit-il,remerciez cet enfant ; c’est lui qui vous a fait passer l’avisgrâce auquel vous avez encore ce soir votre tête sur lesépaules.

– Charles ! s’écrièrent-ils tousdeux en même temps en l’embrassant et en le serrant sur leur cœur,nos femmes et nos enfants sauront ton nom pour l’aimer et lebénir.

Pendant que Charles répondait de son mieux àcette étreinte, un jeune homme de vingt à vingt-deux ans entrait,qui demandait en excellent latin à Pichegru s’il pouvait luiaccorder un quart d’heure d’entretien.

Pichegru, étonné de cette façon de l’aborder,lui répondit dans la même langue qu’il était tout à sadisposition.

Ouvrant la porte d’une petite chambre donnantdans la grande, il lui fit signe d’y entrer, et, lorsqu’il y futentré, l’y suivit ; devinant alors que cet homme avait uneconfidence importante à lui faire, il referma la porte derrièrelui.

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