Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 10La promenade de Schneider

À peine Charles et les hommes qui leconduisaient étaient-ils passés, que la porte d’Euloge Schneiders’ouvrit, et que le commissaire extraordinaire de la Républiqueparut sur le seuil, jeta un coup d’œil de tendresse surl’instrument de mort, proprement démonté et couché dans sacharrette, fit un petit signe d’amitié à maître Nicolas, et montadans la voiture vide.

Là, restant un instant debout :

– Et toi ? demanda-t-il à maîtreNicolas.

Celui-ci lui montra une espèce de cabrioletqui se hâtait avec deux hommes.

Ces deux hommes étaient ses deux aides ;ce cabriolet, sa voiture à lui.

On était au complet : l’accusateur, laguillotine et le bourreau.

Le cortège se mit en marche à travers les ruesqui conduisaient à la Porte de Kehl, à laquelle aboutit le cheminde Plobsheim.

Partout où il passait, on sentait passer enmême temps la terreur aux ailes glacées. Les gens qui étaient surleur porte rentraient chez eux ; ceux qui passaient secollaient contre les murailles en désirant de disparaître autravers. Quelques fanatiques seulement agitaient leurs chapeaux etcriaient : « Vive la guillotine ! »c’est-à-dire « Vive la mort ! » mais, il faut ledire en l’honneur de l’humanité, ceux-là étaient rares.

À la porte attendait l’escorte habituelle deSchneider : huit hussards de la Mort.

Dans chaque village que Schneider trouvait sursa route, il faisait une halte, et la terreur se répandait.Aussitôt que le lugubre cortège était arrêté sur la place,Schneider faisait annoncer qu’il était prêt à écouter lesdénonciations qui lui seraient faites. Il écoutait cesdénonciations, interrogeait le maire et les conseillers municipauxtremblants, ordonnait les arrestations et laissait derrière lui levillage triste et désolé, comme s’il venait d’être visité par lafièvre jaune ou la peste noire.

Le village d’Eschau était un peu en dehors etsur la droite du chemin.

Il espérait donc être sauvegardé du terriblepassage. Il n’en fut rien.

Schneider s’engagea dans un chemin de traversedéfoncé par les pluies, d’où se tirèrent facilement sa voiture etcelle de maître Nicolas, grâce à leur légèreté ; mais lacharrette qui portait la rouge machine y resta embourbée.

Schneider envoya quatre hussards de la Mortchercher des hommes et des chevaux.

Les chevaux et les hommes tardèrent unpeu ; l’enthousiasme pour cette funèbre besogne n’était pasgrand. Schneider était furieux ; il menaçait de rester enpermanence à Eschau et de guillotiner tout le village.

Et il l’eût fait, si la chose lui eût convenu,tant était suprême l’omnipotence de ces terribles dictateurs.

Cela explique les massacres de Collotd’Herbois à Lyon, et de Carrier à Nantes ; le vertige du sangleur montait à la tête, comme, dix-huit cents ans auparavant, àcelle des Néron, des Commode et des Domitien.

On finit, à force d’hommes et de chevaux, partirer la charrette de son ornière, et l’on entra dans levillage.

Le maire, l’adjoint et le Conseil municipalattendaient, pour haranguer Schneider, à l’extrémité de la rue.

Schneider les fit entourer par ses hussards dela Mort, sans vouloir écouter un mot de ce qu’ils avaient à luidire.

C’était jour de marché. Il s’arrêta sur lagrande place, fit dresser l’échafaud aux yeux terrifiés de lapopulation.

Puis il donna l’ordre d’attacher le maire àl’un des poteaux de la guillotine et l’adjoint à l’autre, tandisque tout le Conseil municipal se tiendrait debout sur laplateforme.

Il avait inventé cette sorte de pilori pourtous ceux qui, à son avis, n’avaient pas mérité la mort.

Il était midi, l’heure du dîner. Il entra dansune auberge qui se trouvait en face de l’échafaud, fit mettre satable sur le balcon et, gardé par quatre hussards de la Mort, il sefit servir son repas.

Au dessert, il se leva, haussa son verreau-dessus de sa tête, et cria :

– Vive la République et à mort lesaristocrates !

Et, quand tous les spectateurs eurent répétéson cri, même ceux qui le regardaient avec crainte du haut del’échafaud, ne sachant pas ce qu’il allait ordonnerd’eux :

– C’est bien, dit-il, je vouspardonne.

Et il fit détacher le maire et l’adjoint, etil permit au corps municipal de descendre, leur ordonna d’aider,pour donner un exemple d’égalité et de fraternité, le bourreau etses aides à démonter la guillotine et à la charger sur lacharrette, puis il se fit triomphalement reconduire par eux jusqu’àl’autre extrémité du village.

On arriva à Plobsheim vers trois heures del’après-midi. À la première maison, Schneider demanda la demeure ducomte de Brumpt.

On la lui enseigna.

Il demeurait dans la rue du Rhin, la plusbelle et la plus large de la ville ; Schneider, en passantdevant la maison, ordonna d’y dresser la guillotine, puis il laissaquatre hussards à la garde de l’échafaud et emmena les quatreautres avec lui.

Il s’arrêta à l’Hôtel du Bonnet-Phrygien,autrefois l’Hôtel de la Croix-Blanche.

De là, il écrivit :

Au citoyen Brumpt, à la prison deville.

Sur ta parole d’honneur, par écrit, de nepas chercher à fuir, tu es libre.

Seulement, tu m’inviteras à dîner demain àmidi, attendu que j’ai à causer avec toi d’affairesimportantes.

Euloge Schneider.

Et, par un des hussards, il envoya cettelettre au comte de Brumpt. Dix minutes après, le hussard rapportaitcette réponse :

Je donne ma parole au citoyen Schneider derentrer chez moi, et de ne point en sortir qu’il ne m’en ait donnél’autorisation.

J’aurai grand plaisir à le recevoir àdîner demain, à l’heure qu’il m’indique.

Brumpt.

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