Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 29Le grand jeu

Mlle Lenormand fit signe àJoséphine de s’asseoir dans le fauteuil que venait de quitterMme Tallien, et tira un nouveau jeu de cartes deson tiroir, afin, sans doute, que les destinées de l’unen’influassent point sur celles de l’autre.

Puis elle regarda fixementMme de Beauharnais.

– Vous avez essayé de me tromper,mesdames, lui dit-elle, en prenant des habits communs pour meconsulter. Je suis une somnambule éveillée, et je vous ai vuespartir d’un hôtel du centre de Paris. J’ai vu votre hésitation pourentrer chez moi ; je vous ai vues, enfin, dans l’antichambre,quand votre place était dans le salon, et j’ai été vous chercher.N’essayez point de me tromper, répondez franchement à mesquestions, et, puisque vous venez chercher la vérité, dites lavérité.

Mme de Beauharnaiss’inclina :

– Si vous voulez m’interroger, je suisprête à répondre.

– Quel est l’animal que vous aimez lemieux ?

– Le chien.

– Quelle est la fleur que vouspréférez ?

– La rose.

– Quelle est l’odeur qui vous plaît lemieux ?

– Celle de la violette.

La sibylle plaça devantMme de Beauharnais un jeu de cartes doubles àpeu près des cartes ordinaires, qui venait d’être inventé depuisquelques mois seulement, et qui s’appelait le grand oracle.

– Cherchons d’abord où vous êtes placée,dit la sibylle.

Et, renversant le jeu, elle écarta les cartesavec le médium et trouva la consultante, c’est-à-dire une femmebrune avec une robe blanche à grands volants brodés, et unpardessus de velours rouge formant manteau à queue, dans un grandet riche plan. Elle était placée entre le huit de cœur et le dix detrèfle.

– Le hasard vous a bien placée, madame,vous le voyez : le huit de cœur, sur trois rangs différents,présente trois sujets. Le premier, qui est le huit de cœurlui-même, représente les étoiles sous la conjonction desquellesvous êtes née. Le second, un aigle enlevant un crapaud d’un étangau-dessus duquel il plane. Le troisième, une femme près d’unetombe. Voilà ce que je vois, madame, dans cette première carte.Vous êtes née sous l’influence de Vénus et de la Lune. Vous venezd’éprouver un grand contentement, presque égal à un triomphe.Enfin, cette femme vêtue de noir s’approchant d’une tombe indiqueque vous êtes veuve. D’un autre côté, le dix de trèfle promet laréussite dans une entreprise hasardée, mais dont vous avez à peineconscience. Impossible de trouver un jeu qui se présente sous demeilleurs auspices.

Puis, reprenant le jeu, en laissant laconsultante dehors, Mlle Lenormand le battit, priaMme de Beauharnais de le couper de la maingauche, et d’en tirer elle-même quatorze cartes, qu’elle placeraità son gré, à la suite de la consultante, en allant de droite àgauche, comme font les peuples orientaux dans leurs écritures.

Mme de Beauharnais obéit,coupa et rangea les quatorze cartes à la droite de laconsultante.

Mlle Lenormand suivait desyeux avec une attention plus grande que ne le faisaitMme de Beauharnais elle-même, les cartes, aufur et à mesure que celle-ci les retournait.

– En vérité, madame, lui dit-elle, vousêtes privilégiée, et je crois que vous avez bien fait de ne pasvous laisser effrayer par la prédiction que j’ai faite à votreamie, si brillante qu’elle soit. Votre première carte est le cinqde carreau ; à côté du cinq de carreau, cette belleconstellation de la Croix du Sud, qui est invisible pour nous enEurope. Le grand sujet de cette carte, qui représente un voyageurgrec ou mahométan, indique que vous êtes née soit en Orient soitaux colonies. Le perroquet ou l’oranger qui forment le troisièmesujet me font pencher pour les colonies. La fleur, qui est unveratrum très commun à la Martinique, m’autorise presque àdire que c’est dans cette île que vous êtes née.

– Vous ne vous trompez pas, madame.

– Votre troisième carte, le neuf decarreau, qui indique les voyages lointains, me fait croire que vousavez quitté, jeune, cette île. Le convolvulus qui estdessiné au bas de cette carte, et qui représente la femme cherchantun appui, ferait supposer que vous avez quitté la Martinique pourvous marier.

– C’est encore vrai, madame, repritJoséphine.

– Votre quatrième carte, qui est le dixde pique, indique la perte de vos espérances ; et cependant,les fruits et les fleurs de saxifrage qui se trouvent sur cettemême carte m’autorisent à penser que ces chagrins n’ont été quemomentanés, et qu’une heureuse réussite – un mariage probablement –a succédé à ces craintes, qui ont été jusqu’à la perte del’espoir.

– Vous auriez lu dans le livre de mapropre vie, madame, que vous n’y auriez pas vu plus clair.

– Cela m’encourage, reprit la sibylle,car je vois de si étranges choses dans votre jeu, madame, que jem’arrêterais tout court, si, à mes doutes, se joignaient vosdénégations. Voici le huit de pique. Achille traîne Hector,enchaîné à son char, autour des murs de Troie ; plus bas, unefemme est agenouillée devant un tombeau. Votre mari, comme le hérostroyen, a dû mourir de mort violente sur l’échafaud probablement.Mais voilà une chose singulière, c’est que, sur la même carte, enface de la femme qui pleure, les os de Pélops sont placés en croixau-dessus du talisman de la Lune. Ce qui veut dire :« Heureuse fatalité. » À une grande infortune succéderaune fortune plus grande. Joséphine sourit.

– Ceci est de l’avenir ; je nesaurais donc vous répondre.

– Vous avez deux enfants ? demandala sibylle.

– Oui, madame.

– Un fils et une fille.

– Oui.

– Tenez, voici votre fils qui, sur lamême carte, où est le dix de carreau, prend, sans vous consulter,une résolution de la plus haute importance, non pas en elle-même,mais par les résultats qu’elle doit avoir. Au bas de la carte, cechêne que vous voyez est un de ces chênes de la forêt de Dodone.Jason couché sous son ombre écoute. Qu’écoute-t-il ? La voixde l’avenir, qu’a écoutée votre fils, lorsqu’il s’est décidé à ladémarche qu’il a faite. La carte qui suit, c’est-à-dire le valet decarreau, vous montre Achille déguisé en femme à la cour deLycomène. L’éclat d’une épée en fera un homme. Y a-t-il unehistoire d’épée en ce moment entre votre fils etquelqu’un ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! voici, au-dessus de lacarte, Junon dans un nuage qui lui crie : « Courage,jeune homme ! » Les secours ne manqueront pas. Je nesais, mais dans cette carte, qui n’est autre que le roi de carreau,il me semble que je vois votre fils s’adresser à un soldat puissantet obtenir de lui ce qu’il lui demande. Le quatre de carreau vousreprésente vous-même, madame, au moment où votre fils vous racontel’heureux résultat de son projet. Les fleurs qui poussent au bas decette carte vous ordonnent de ne point vous laisser abattre par lesdifficultés, et vous annoncent que vous arriverez au but de vosdésirs. Enfin, madame, voici le huit de trèfle, qui indique trèspositivement un mariage ; placé comme il l’est près du huit decœur, c’est-à-dire près de l’aigle s’élevant vers le ciel avec uncrapaud dans ses serres, le huit de cœur indique que ce mariagevous élèvera au-dessus des sphères les plus puissantes de lasociété. Puis, si nous pouvions douter encore, voici le six de cœurqui, par malheur, va si rarement avec le huit ; voici le sixde cœur où l’alchimiste regarde la pierre devenue de l’or,c’est-à-dire la vie commune changée en une vie de noblesse,d’honneurs, d’emplois élevés. Voyez, parmi ces fleurs, ce mêmeconvolvulus, qui enveloppe un lis défleuri : cela veut dire,madame, que vous succéderez, vous qui cherchez un simple appui, quevous succéderez, comment puis-je vous dire cela ? à ce qu’il ya de plus grand, de plus puissant en France, au lis défleuri ;que vous y succéderez en passant, comme l’indique le dix de trèfle,à travers les champs de bataille, où, comme vous le voyez, Ulysseet Diomède enlèvent les chevaux blancs de Rhésus, placés sous lagarde du talisman de Mars. Là, madame, vous aurez le respect, latendresse de tout le monde. Vous serez la femme de cet Herculeétouffant le lion de la forêt de Némée, c’est-à-dire de l’hommeutile et courageux s’exposant à tous les dangers pour le bonheur deson pays. Les fleurs dont on vous couronnera seront le lilas,l’arum, l’immortelle, car vous serez, tout à la fois, le vraimérite et la parfaite bonté.

Enfin se levant avec un mouvementd’enthousiasme, saisissant la main deMme de Beauharnais et tombant à sespieds :

– Madame, dit-elle, je ne sais pas votrenom, je ne connais pas votre rang, mais je lis dans votre avenir…Madame, souvenez-vous de moi, quand vous serez…impératrice !…

– Impératrice ?… moi ?… Vousêtes folle, ma chère !

– Eh !… madame, ne voyez-vous pasque votre dernière carte, celle à laquelle conduisent les quatorzeautres, est le roi de cœur, c’est-à-dire le grand Charlemagne quitient d’une main l’épée, de l’autre le globe ?… Ne voyez-vouspas, toujours sur la même carte, l’homme de génie qui, un livre àla main, une sphère à ses pieds, médite sur les destinées dumonde ?… Enfin ne voyez-vous pas, sur deux pupitres posés enface l’un de l’autre, les livres de la Sagesse et les lois deSolon ?… preuve que votre époux sera non seulement conquérant,mais encore législateur.

Tout invraisemblable qu’était cetteprédiction, un vertige monta à la tête de Joséphine. Ses yeuxs’éblouirent, son front se couvrit de sueur, un frissonnementcourut par tout son corps.

– Impossible ! impossible !impossible ! murmura-t-elle.

Et elle retomba sur le fauteuil.

Puis, tout à coup, se rappelant que saconsultation avait duré près d’une heure, et queMme Tallien l’attendait, elle se leva, jeta àMlle Lenormand sa bourse sans compter ce qu’ellecontenait, s’élança dans le salon, prit Mme Tallienpar la taille et l’entraîna hors de l’appartement, répondant àpeine au salut que faisait aux deux dames l’incroyable, qui s’étaitlevé au moment où elles passaient devant lui.

– Eh bien ? demandaMme Tallien arrêtant Joséphine sur le perron, parlequel on descendait dans la cour.

– Eh bien ! repritMme de Beauharnais, cette femme estfolle !

– Que vous a-t-elle doncprédit ?

– Mais à vous d’abord ?

– Je vous préviens, ma chère, que je suisdéjà habituée à la prédiction, réponditMme Tallien : elle m’a prédit que je seraisprincesse.

– Eh bien ! moi reprit Joséphine, jene suis pas encore habituée à la mienne : elle m’a prédit queje serais… impératrice !

Et les deux fausses grisettes remontèrent dansleur fiacre.

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