Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 35Où Abbatucci remplit la mission qu’il a reçue de son général, etCharles celle qu’il a reçue de Dieu

Pichegru jeta un regard autour de la sallepour voir s’ils étaient bien seuls ; puis, ramenant ses yeuxsur Charles et lui prenant les mains dans la sienne :

– Charles, mon cher enfant, lui dit-il,tu as pris à la face du Ciel un engagement sacré qu’il fautaccomplir. S’il y a au monde une promesse inviolable, c’est cellequi a été faite à un mourant. Je t’ai dit que je te donnerais lesmoyens de la remplir. J’acquitte vis-à-vis de toi ma parole. Tu astoujours le bonnet de police du comte ?

Charles ouvrit deux boutons de son frac et lemontra au général.

– Bien. Je t’envoie avec Falou àBesançon, tu l’accompagneras au village de Boussière, tu remettrasau bourgmestre la gratification destinée à sa mère, et, comme je neveux pas que l’on croie que cet argent vient de quelque maraude oude quelque pillage, ce que l’on ne manquerait pas de dire si sonfils le lui donnait de la main à la main, ce sera le bourgmestrequi le lui remettra ; une lettre de moi restera en outre à lacommune, comme une attestation de courage de notre maréchal deslogis. Je vous donne, à Falou et à toi, huit jours de congé àpartir du jour où tu seras arrivé à Besançon ; tu dois avoirenvie d’y montrer ton uniforme neuf.

– Et vous ne me donnerez rien pour monpère ?

– Une lettre au moment de partir.

En ce moment, Leblanc annonça que le généralétait servi.

Le général, en entrant dans la salle à manger,jeta sur la table un regard inquiet ; elle était au complet etmême plus qu’au complet, le général ayant invité Desaix à venirdîner avec lui, Desaix ayant amené un de ses amis qui servait dansl’armée de Pichegru, et dont il avait fait son aide de camp, RenéSavary, le même qui, sur les galons de caporal, avait écrit lecertificat de Faraud.

Le dîner fut gai comme de coutume, personnen’y manquait, et les deux ou trois blessés en étaient quittes pourdes égratignures.

Après dîner, l’on monta à cheval, et legénéral, avec tout son état-major, visita les avant-postes.

En rentrant dans la ville, le général mit piedà terre, dit à Charles d’en faire autant, et, confiant les deuxchevaux au chasseur de service près de lui, il emmena Charles dansla rue marchande de Landau.

– Charles, mon enfant, lui dit-il, outreles missions officielles ou secrètes dont tu es chargé, je voudraisbien te charger, moi, d’une commission particulière ;veux-tu ?

– Avec bonheur, mon général, dit Charlesse pendant au bras de Pichegru ; laquelle ?

– Je n’en sais encore rien ; j’ai àBesançon une bonne amie à moi, appelée Rose ; elle demeure ruedu Colombier, N° 7.

– Ah ! dit Charles, je laconnais : c’est la couturière de la maison, une bonne fille detrente ans, qui boite un peu.

– Justement, dit en souriantPichegru : elle m’a envoyé l’autre jour six belles chemises detoile faites par elle. Je voudrais lui envoyer quelque chose à montour.

– Ah ! voilà une bonne idée,général.

– Mais que lui envoyer ? Je ne saisquelle chose pourrait lui faire plaisir.

– Tenez, général, suivez le conseil quele temps lui-même vous donne : achetez-lui un bon parapluie,nous en userons pour rentrer. Je lui dirai qu’il vous a servi, etil lui en sera plus précieux.

– Tu as raison, c’est ce qui lui sera leplus utile pour faire ses courses. Pauvre Rose, elle n’a pas devoiture, elle. Entrons.

On se trouvait justement en face d’un grandmarchand de parapluies. Pichegru en ouvrit et en referma dix oudouze, et s’arrêta enfin à un magnifique parapluie bleu deciel.

Il le paya trente-huit francs en assignats aupair. C’était le cadeau que le premier général de la Républiqueenvoyait à sa meilleure amie.

On comprend que je n’eusse point raconté cedétail, s’il n’était strictement historique.

Le soir, on rentra, et Pichegru se mit à sacorrespondance, invitant Charles, qui partait le lendemain au pointdu jour, à faire une bonne nuit.

L’enfant était à cet âge où le sommeil estvéritablement ce fleuve du repos où l’on puise non seulement lesforces du jour, mais encore l’oubli de la veille et l’insouciancedu lendemain.

C’est ce soir-là justement qu’arrival’anecdote curieuse que je vais raconter, et qui m’a été redite àmoi par ce même petit Charles, devenu grand, arrivé à l’âge dequarante-cinq ans, et, selon ses souhaits accomplis, savantécrivain, passant sa vie au milieu d’une grande bibliothèque.

Charles, selon l’ordonnance de Saint-Just,s’était jeté tout habillé sur son lit. Il portait d’habitude, commetous ceux qui revêtent l’uniforme, une cravate noire serrée au coude très près ; c’était la coutume de Pichegru lui-même, ettout l’état-major avait adopté cette méthode, d’abord pour fairecomme faisait le général, et ensuite pour protester contre lavolumineuse cravate de Saint-Just ; Charles, en outre, pourressembler en tout au général, faisait un petit nœud sur le côtédroit, mode qu’il continua de suivre, et que je lui vis pratiquerjusqu’à sa mort.

Au bout d’une demi-heure à peu près, Pichegru,qui travaillait, entendit Charles se plaindre. Il n’y fit pasgrande attention, attribuant cesplaintes à un cauchemar ;mais, ces plaintes étant devenues plus douloureuses et dégénéranten râle, Pichegru se leva, alla à l’enfant, et, lui voyant la faceinjectée, il glissa sa main sous son col, et, lui soulevant latête, il lui relâcha le nœud qui l’étranglait.

Le jeune homme s’éveilla, et, reconnaissantPichegru penché sur lui :

– C’est vous, général ? dit-il.Avez-vous besoin de moi ?

– Non, répondit le général en riant,c’est toi, au contraire, qui avais besoin de moi. Tu souffrais, tute plaignais, je me suis approché et n’ai pas eu de peine àconnaître le motif de ton indisposition. Quand on porte comme nousune cravate serrée, il faut avoir le soin de lui donner du jeuavant de dormir. Je t’expliquerai plus tard comment l’oubli decette précaution peut être suivi d’apoplexie et de mort subite.C’est un moyen de suicide !

Et nous verrons, en effet, celui qu’employaplus tard Pichegru !

Le lendemain, Abbatucci partit pourParis ; Faraud et ses deux compagnons partirent pourChâteauroux, et Charles et Falou pour Besançon. Quinze jours après,il vint des nouvelles de Faraud, qui annonçait au général que larépartition avait été faite dans tout le département del’Indre.

Mais le général avait déjà reçu, au bout dedix jours, une lettre d’Abbatucci, qui lui racontait qu’au cri de« Vive la République ! » poussé à la fois par tousles membres de la Convention et par les spectateurs des tribunes,les cinq drapeaux avaient été remis au président, qui lui avaithautement confirmé son grade.

Et, le quatrième jour après le départ deCharles et avant d’avoir eu des nouvelles de personne, Pichegruavait, à la date du 14 nivôse (3 janvier), reçu cette petitelettre :

Mon cher général,

Le nouveau calendrier m’avait fait oublierune chose, c’est que, parvenu le 31 décembre à Besançon, j’y étaisarrivé tout juste pour souhaiter la bonne année le lendemain à lafamille.

Vous ne l’aviez pas oublié, vous, et lepère a été bien sensible à cette attention de votre part, dont ilvous remercie de grand cœur.

Le 1er janvier (vieux style),tous les vœux de bonne année faits, et toute la famille embrassée,nous sommes partis, Falou et moi, pour le village de Boussière. Là,nous avons, selon vos intentions, fait arrêter la voiture à laporte du bourgmestre, auquel votre lettre a été remise ; àl’instant, il a appelé le tambour du village, qui a l’habituded’annoncer aux habitants de Boussière les grandes nouvelles. Il luia fait lire trois fois votre lettre pour qu’il ne fît pas de fauteen la lisant, et l’a envoyé battre son premier ban devant la portede la vieille mère Falou, laquelle, au premier roulement detambour, est arrivée sur le seuil de sa porte ens’appuyant sur son bâton.

Falou et moi, nous nous tenions à quelquespas d’elle.

Le roulement fini, la proclamation acommencé.

En entendant le nom de son fils, la pauvrevieille, qui n’avait pas bien compris, a poussé des cris endemandant :

– Est-ce qu’il est mort ? est-cequ’il est mort ?

Un juron à fendre le ciel, qui luiaffirmait que son fils était vivant, la fit retourner, et voyantvaguement un uniforme, elle cria : « Le voilà,le voilà ! » et finit par tomber dans les brasde son fils, lequel l’a embrassée comme du pain au milieu desapplaudissements de tout le village !

Puis, comme la proclamation, interrompuepar cette péripétie filiale, avait été mal entendue, le tambour larecommença.

Aux dernières paroles, le bourgmestre, quiavait voulu ménager son effet, parut, une couronne de laurier d’unemain et la bourse de l’autre. Il a posé alors la couronne delaurier sur la tête de Falou et la bourse dans les mains de samère.

J’ai appris, ne pouvant rester jusqu’à lafin, qu’il y avait eu fête dans le village de Boussière,illuminations, bal, pétards et fusées, et qu’au milieu de sesconcitoyens, Falou, jusqu’à deux heures du matin, s’était promenécomme César avec sa couronne de laurier sur la tête.

Quant à moi, mon général, j’étais revenu àBesançon pour m’acquitter de la triste commission que vous savez,et sur laquelle je vous donnerai des nouvelles à mon retour àl’état-major.

Jusque-là, je n’avais pas eu le temps dem’occuper de votre commission ; je courus jusqu’à la rue duColombier, je m’arrêtai au N° 7 et montai au troisièmeétage.

Rose me reconnut et me fit fête comme à unpetit ami ; mais, quand elle sut que je venais de la part deson grand ami, oh ! alors, je dois vous le dire, général, lapauvre Rose n’y tint plus : elle me prit dans ses bras etm’embrassa en pleurant.

– Comment ! il a pensé àmoi ?

– Oui, mademoiselle Rose.

– Comme cela, delui-même ?

– Je vous en réponds.

– Et c’est lui qui m’a choisi ce beauparapluie ?

– C’est lui qui vous l’achoisi.

– Et il s’en est servi pour rentrer àl’hôtel ?

– C’est-à-dire nous nous en sommesservis ; mais c’est lui qui le tenait.

Et, sans rien dire, elle a regardé lemanche, l’a baisé et s’est mise à pleurer. Vous comprenez, je n’aipas essayé de la consoler, je pleurais avec elle ; d’ailleurs,c’étaient des larmes de joie, et cela lui aurait fait de la peine,si je lui eusse dit : « Assez ! »Alors je lui ai dit combien vous avez trouvé ses chemisesbelles, et que vous n’en portiez pas d’autres. Ça été bienpis ! Alors nous nous en sommes donné tous les deux à dire dumal de vous ; elle va vous écrire pour vous remercier, maiselle m’a chargé, en outre, de vous dire toutes sortes debonnes choses.

J’en ai aussi à vous dire de la part demon père, à qui il faut que vous ayez fait de bien gros mensongessur M. son fils ; car, tout en lisant votre lettre, il meregardait de côté, et il a secoué une larme qui tremblait aux cilsde sa paupière. Comme Mlle Rose, il vous écrira deson côté.

Je crois vous avoir plus occupé de moi queje ne vaux ; mais c’est vous qui avez fait de moi unpersonnage d’importance en me confiant trois messages ; aussij’espère que vous pardonnerez son long bavardage à votre petitami.

Charles Nodier.

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