Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 22La déroute

Quand la fumée des canons fut dissipée, ce quiétait resté debout des sectionnaires sur les marches de l’égliseSaint-Roch put voir, à cinquante pas d’eux, Bonaparte à cheval aumilieu des canonniers qui rechargeaient.

Ils répondirent à la mitraille par unefusillade ardente. Sept ou huit canonniers tombèrent ; lecheval noir de Bonaparte s’affaissa, tué roide d’une balle aufront.

– Feu ! cria Bonaparte entombant.

Les canons tonnèrent une seconde fois.

Bonaparte avait eu le temps de se relever.

Il avait embusqué le bataillon 89 dans lecul-de-sac du Dauphin, où celui-ci avait pénétré par lesécuries.

– À moi les volontaires ! cria-t-ilen tirant son épée.

Et le bataillon des volontaires arriva labaïonnette en avant.

C’étaient des hommes éprouvés, qui avaient vutoutes les premières batailles de la Révolution.

Bonaparte avise un vieux tambour qui se tenaitdans un coin.

– Arrive ici, lui dit-il, et bats lacharge.

– La charge, mon fiston ! dit levieux tambour qui voit qu’il a affaire à un jeune homme devingt-cinq ans, tu veux la charge ? Tu vas l’avoir, mais çasera chaud.

Et il se met à la tête du régiment de 89 etbat la charge. Le régiment marche droit aux degrés de Saint-Roch etcloue de ses baïonnettes contre les portes de l’église tout ce quireste de sectionnaires encore debout.

– Au galop, et à la rueSaint-Honoré ! crie Bonaparte.

Les pièces obéissent comme si ellescomprenaient le commandement.

Pendant que le bataillon des volontairesmarchait sur Saint-Roch, elles ont rechargé.

– Tourne à droite ! crie Bonaparte àl’une de ses pièces. – Tourne à gauche ! crie-t-il àl’autre.

Et à toutes deux en même temps :

– Feu !

Et dans toute sa longueur il balaie, avec deuxcoups de canon à mitraille, la rue Saint-Honoré.

Les sectionnaires, foudroyés avant de pouvoirse rendre compte de quel côté leur vient la foudre, se réfugientdans l’église Saint-Roch, dans le Théâtre de la République,aujourd’hui le Théâtre-Français, et dans le palais Égalité.

Il les a mis en fuite, dispersés, brisés. Auxautres à les débusquer de leurs derniers retranchements.

Il monte sur un cheval qu’on lui amène et crieau régiment des patriotes de 89 :

– Patriotes de 89, l’honneur de lajournée est à vous ! Achevez ce que vous avez si biencommencé.

Ces hommes, qui ne le connaissent pas,s’étonnent d’être commandés par un enfant. Mais ils viennent de levoir à l’œuvre, et ils sont éblouis de son calme au milieu dufeu.

À peine savent-ils comment on l’appelle ;à coup sûr, ils ne savent pas qui il est. Ils mettent leurschapeaux au bout de leurs fusils et crient :

– Vive la Convention !

Les blessés couchés le long des maisons sesoulèvent sur les marches des portes, se soutiennent aux grillesdes fenêtres, en criant :

– Vive la République !

Les rues sont jonchées de morts. Le sang couledans les rues comme d’un abattoir, mais l’enthousiasme planeau-dessus des cadavres.

– Je n’ai plus rien à faire ici, dit lejeune général.

Il enfonce les éperons dans le ventre de soncheval, et, par la place Vendôme devenue libre, presque au milieudes fuyards qu’il a l’air de poursuivre, il arrive à la rueSaint-Florentin et, de là, à la place de la Révolution.

Là, il donne au général Montchoisy, quicommande la réserve, l’ordre de former une colonne, de prendre deuxpièces de 12, de se porter par le boulevard à la Porte Saint-Honorépour tourner la place Vendôme, d’opérer sa jonction avec le piquetqui est à l’état-major, rue des Capucines, et, avec ce piquet, deredescendre la place Vendôme et d’en chasser tout ce qu’il ytrouvera de sectionnaires.

En même temps, le général Brune, selon l’ordrequ’il en a reçu de Bonaparte, débouche par les rues Saint-Nicaiseet Saint-Honoré.

Tout ce qu’il y a de sectionnaires, de labarrière des Sergents à la place Vendôme, attaqué par troisendroits différents, est tué ou fait prisonnier.

Ceux qui se sauvèrent, par la rue de la Loi,ancienne rue de Richelieu, élevèrent une barricade à la hauteur dela rue Saint-Marc.

C’était le général Danican qui avait fait ceteffort avec une dizaine de mille hommes qu’il avait réunis sur lepoint le plus proche de la Convention, espérant qu’il n’aurait quele guichet de l’Échelle à forcer pour arriver jusqu’àl’Assemblée.

Voulant se réserver tout l’honneur de lajournée, il avait défendu à Morgan, qui commandait au Pont-Neuf, età Coster de Saint-Victor, qui commandait au quai Conti, de faire unseul pas.

Tout à coup, Morgan le vit redescendre, avecles débris de ses dix mille hommes, par les Halles et par la placedu Châtelet.

L’impulsion qu’il donne s’étend à la fois auquai du Louvre et au quai Conti.

C’est ce mouvement qu’a prévu Bonaparte,lorsqu’il a quitté Saint-Roch.

De la place de la Révolution, où il se trouve,il les voit s’avancer en colonnes serrées, d’un côté, vers lesjardins de l’Infante, de l’autre, vers le quai Malaquais.

Il envoie deux batteries prendre position surle quai des Tuileries, et leur ordonne de commencer leur feu enécharpe à l’instant même en traversant diagonalement larivière.

Quant à lui, il remonte au galop jusqu’à larue du Bac, fait tourner trois pièces de canon toutes chargées versle quai Voltaire, et crie : « Feu ! » au momentoù la colonne débouche par l’Institut.

Obligés de se masser pour passer entre lemonument et le parapet du quai, les sectionnaires présentent unemasse étroite mais profonde ; c’est alors que l’artillerieéclate, que la mitraille fouille les rangs, et littéralement coupeles bataillons comme une faux.

La batterie est de six canons, dont troisseulement font feu, pendant que les trois autres sont rechargés ettonnent à leur tour.

C’est un double tiroir qu’on ramène à soi etque l’on repousse, de sorte que le feu est incessant.

Les sections hésitent et reculent.

Coster de Saint-Victor se met à leur tête, lesrallie, et, le premier, franchit l’étroit passage.

Ses hommes le suivent.

Le canon retentit en flanc et en face.

Tout tombe autour de Coster, qui reste deboutà dix pas en avant de la colonne mutilée, dont le tronçon se retireen arrière.

Le jeune chef monte sur le parapet du pont,et, de là, exposé à tous les coups, appelle à lui ses hommes, lesencourage, les insulte.

Sensibles à ses sarcasmes, les sectionnairestentent encore une fois le passage.

Coster descend du parapet et se remet à leurtête.

L’artillerie fait rage, la mitraille plongedans les rangs, chaque biscaïen tue ou blesse trois ou quatrehommes ; le chapeau de Coster, qu’il tient à la main, estemporté. Mais l’ouragan de fer passe autour de lui sans letoucher.

Coster regarde autour de lui, se voit seul,reconnaît l’impossibilité de rendre le courage à ses hommes, jetteles yeux sur le quai du Louvre, voit que Morgan y livre un combatacharné à Carteaux, s’élance par la rue Mazarine, joint en courantla rue Guénégaud, par la rue Guénégaud, se retrouve au sommet duquai Conti, tout jonché de morts, exposé qu’il est aux pièces enbatterie sur le quai des Tuileries, rallie sur sa route un millierd’hommes, traverse avec eux le Pont-Neuf et débouche, à leur tête,par le quai de l’École.

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