Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 16Le salon de Mme la baronne de Staël, ambassadrice deSuède

Aux deux tiers à peu près de la rue du Bac,entre la rue de Grenelle et la rue de la Planche, s’élève unbâtiment massif, que l’on peut aujourd’hui encore reconnaître auxquatre colonnes d’ordre ionique accouplées deux par deux quisoutiennent un lourd balcon de pierre.

C’était l’hôtel de l’ambassade de Suède habitépar la célèbre Mme de Staël, fille deM. Necker, femme du baron de Saint-Holstein.

Mme de Staël est siconnue, qu’il serait presque inutile de faire son portraitphysique, intellectuel et moral. Nous en dirons cependant quelquesmots.

Née en 1766, Mme de Staëlétait en ce moment dans tout l’éclat de son talent, nous ne dironspas de sa beauté, elle ne fut jamais belle. Admiratrice passionnéede son père, homme médiocre, quoi qu’on en ait pu dire, elle avaitsuivi sa fortune et avait émigré avec lui, bien que la position deson mari comme ambassadeur, en même temps que la liberté de sesopérations, assurât leur impunité.

Mais bientôt elle revint à Paris, rédigea unplan d’évasion pour Louis XVI, et, en 1793, elle adressa augouvernement révolutionnaire une défense de la reine au moment oùla reine fut mise en jugement.

La déclaration de guerre de Gustave IV à laRussie et à la France fut suivie du rappel à Stockholm de sonambassadeur, lequel demeura absent de Paris depuis le jour de lamort de la reine jusqu’au jour de la mort de Robespierre.

Après le 9 thermidor, M. de Staëlrentra en France, toujours à titre d’ambassadeur de Suède ; etMme de Staël, qui ne pouvait se passer de lavue de son ruisseau de la rue du Bac, qu’elle préférait àcelle du Lac Léman, y rentra avec lui.

À peine rentrée, elle avait ouvert son salonet y recevait naturellement tout ce qu’il y avait d’hommes dedistinction soit en France, soit à l’étranger. Mais quoique ralliéeune des premières aux idées de 1789, soit que la marche desévénements, soit que la voix de son cœur eût modifié ses idées,elle poussait de toutes ses forces au retour des émigrés, etdemandait si ostensiblement leur radiation, particulièrement cellede M. de Narbonne, que le fameux boucher Legendre l’avaitdénoncée à la tribune.

Son salon et celui deMme Tallien se partageaient Paris. Seulement, celuide Mme de Staël était monarchiqueconstitutionnel, c’est-à-dire dans une nuance intermédiaire entreles cordeliers et les girondins.

Ce soir-là, c’est-à-dire pendant la nuit du 12au 13 vendémiaire, le salon de Mme de Staëlentre onze heures et minuit, au moment où le plus grand troublerégnait à la Convention, le salon deMme de Staël regorgeait de monde.

La soirée était on ne peut plus brillante, et,à voir les toilettes des femmes et la désinvolture des hommes, oneût été loin de se douter qu’on était sur le point de s’égorgerdans les rues de Paris.

Et cependant, au milieu de toute cette gaietéet de tout cet esprit qui n’est jamais si vif et si excité, enFrance, qu’aux heures du danger, on voyait, comme dans les joursorageux de l’été, passer tout à coup un de ces nuages qui jettentleur ombre sur les prés et sur les moissons.

Chaque personne qui entrait était accueilliepar des cris de curiosité et des questions pressantes, quiindiquaient l’intérêt que chacun prenait à la situation.

Pour un instant alors les deux ou trois femmesqui, dans le salon de Mme de Staël, separtageaient les honneurs avec elle, soit par leur beauté, soit parleur esprit, étaient abandonnées.

On se précipitait sur le nouveau venu, on entirait tout ce qu’il savait et l’on revenait à son cercle, où l’ondiscutait ce que l’on venait d’apprendre.

Par une espèce de convention tacite, chaquefemme qui avait droit par sa beauté ou par son esprit à cettedistinction dont nous venons de parler, tenait, dans le vasteappartement du rez-de-chaussée de l’hôtel de Suède, une cour àpart ; de sorte que, outre le salon deMme de Staël, il y avait ce soir-là, chezMme de Staël, le salon deMme de Krüdner et le salon deMme Récamier.

Mme de Krüdner était plusjeune de trois ans que Mme de Staël ;elle était Courlandaise, née à Riga. Fille du baron de Wiftinghof,riche propriétaire, à quatorze ans elle avait épousé le baron deKrüdner, qu’elle avait suivi à Copenhague et à Venise, où il avaitrempli les fonctions de ministre russe. Séparée de son mari en1791, elle était rentrée dans sa liberté, un instant aliénée auprofit du mariage. C’était une très charmante et très spirituellepersonne, parlant et écrivant le français à merveille.

La seule chose que l’on pût lui reprocher àcette époque peu sentimentale, c’était une grande tendance à lasolitude et à la rêverie.

Sa mélancolie, toute septentrionale, et quilui donnait l’aspect d’une de ces héroïnes des antiques chantsScandinaves, lui faisait, au milieu de ce monde insouciant etjoyeux, un caractère tout particulier qui tendait aumysticisme.

On était tenté de lui en vouloir de cesespèces d’extases qui la prenaient tout à coup au milieu d’unesoirée. Mais quand on pouvait s’approcher d’elle dans ces momentsde surexcitation et contempler ses beaux yeux levés au ciel, onoubliait sainte Thérèse pour Mme de Krüdner,et la femme du monde pour l’inspirée.

Au reste, on assurait que ces beaux yeux, sisouvent levés au ciel, daignaient s’abaisser immédiatement sur laterre aussitôt que le beau chanteur Garat entrait dans le salon oùelle se trouvait.

Un roman qu’elle était en train d’écrire etqui portait le titre de Valérie ou Lettres de Gustave de Linardà Ernest de G., n’était rien autre chose que l’histoire deleurs amours.

C’était une femme de vingt-cinq ans ouvingt-six ans, avec des cheveux de ce blond particulier aux femmesdes froides latitudes. Dans ses moments d’extase, sa figureprésentait un aspect de rigidité marmoréenne à laquelle sa peau,blanche comme du satin, donnait un grand caractère de vérité.

Ses amis – et elle en avait beaucoup, enattendant qu’elle eût des disciples – disaient que, dans cesinstants où son âme communiquait avec les esprits supérieurs, ellelaissait échapper des paroles sans suite, qui cependant, commecelles des pythonisses antiques, avaient un sens.

En somme, Mme de Krüdnerétait un précurseur du spiritisme moderne. De nos jours, on eût ditqu’elle était médium.Le mot n’étant point inventé encore,on se contentait de dire qu’elle était inspirée.

Mme Récamier, la plus jeune detoutes les femmes à la mode de l’époque, était née à Lyon en 1777et se nommait Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard. Elle avaitépousé, en 1793, Jacques-Rose Récamier, qui avait vingt-six ans deplus qu’elle. Sa fortune provenait de l’exploitation d’une immensemaison de chapellerie, fondée à Lyon par son père.

Tout jeune, il s’était fait voyageur de cettemaison, après avoir reçu une éducation classique qui lui permettaitde citer au besoin Horace et Virgile. Il parlait espagnol, soncommerce l’ayant particulièrement conduit en Espagne. Il étaitbeau, grand, blond, vigoureusement constitué, facile à émouvoir,généreux et léger à la fois, peu attaché à ses amis, quoiqu’il neleur eût jamais refusé un service d’argent.

Un de ses meilleurs amis, qu’il avait obligémaintes fois, mourut ; il se contenta de dire ensoupirant :

– Encore un tiroir fermé !

Marié en pleine Terreur, le 24 avril 1793, ilalla, le jour de son mariage, assister aux exécutions, ainsi qu’ilavait fait la veille, ainsi qu’il devait faire le lendemain.

Il avait vu mourir le roi, il avait vu mourirla reine, il avait vu mourir Lavoisier et les vingt-sept fermiersgénéraux, Laborde, son ami intime, enfin presque tous ceux aveclesquels il était en relations d’affaires ou de société, et, quandon lui demandait d’où lui venait une pareille assiduité à un sitriste spectacle :

– C’est pour me familiariser avecl’échafaud, répondait-il.

En effet, ce fut presque un miracle queM. Récamier échappât à la guillotine ; mais enfin il yéchappa, et l’espèce de surnumérariat qu’il avait fait de la mortlui fut inutile.

Est-ce cette contemplation journalière dunéant qui lui fit oublier la beauté de sa femme, à ce point de nel’avoir jamais aimée que d’une affection paternelle ? est-ceune de ces imperfections, dont la capricieuse nature se plaîtparfois à stériliser ses plus beaux ouvrages ? Tant il y a quecette immaculation de l’épouse demeurera un mystère, sans demeurerun secret.

Et cependant, à seize ans, c’est-à-dire àl’époque où Mlle Bernard devint sa femme, ellevenait, dit son biographe, de passer de l’enfance à la splendeur dela jeunesse.

Une taille souple et élégante, des épaulesdignes de la déesse Hébé, un cou de la plus admirable forme et dela plus parfaite proportion, une bouche petite et vermeille, desdents de perle, des bras charmants, quoiqu’un peu minces, descheveux châtains, naturellement bouclés, le nez délicat etrégulier, mais bien français, un éclat de teint incomparable, unephysionomie pleine de candeur et parfois de malice, quel’expression de la bonté rendait irrésistiblement attrayante,quelque chose d’indolent et de fier à la fois, la tête la mieuxattachée qu’il y eût au monde, c’était bien d’elle qu’on avait ledroit de dire ce que le duc de Saint-Simon disait deMme la duchesse de Bourgogne : que sadémarche était celle d’une déesse sur les nuées !

Les salons semblaient aussi indépendants l’unde l’autre que s’ils eussent été dans des hôtels séparés ;seulement, le salon principal, celui par lequel on pénétrait dansles autres, était tenu par la maîtresse de la maison.

La maîtresse de la maison, qui venaitd’atteindre sa vingt-neuvième année, était, nous l’avons dit, lacélèbre Mme de Staël, déjà connue en politiquepar l’influence qu’elle avait prise sur la nomination deM. de Narbonne au Ministère de la guerre, et enlittérature par ses lettres enthousiastes sur Jean-JacquesRousseau.

Elle n’était pas belle, et cependant il étaitimpossible que l’on passât près d’elle sans la remarquer et sanscomprendre que l’on coudoyait une de ces puissantes organisationsqui sèment la parole dans le champ de la pensée comme un laboureurprodigue ses menus grains dans le sillon.

Elle était vêtue, ce soir-là, d’une robe develours rouge, tombant, ouverte par les côtés, sur une robe desatin paille ; elle portait un turban de satin jaune, couronnéd’un oiseau de paradis, et, entre deux grosses lèvres montrant debelles dents, elle mordait une tige de bruyère en fleur ; lenez était un peu fort, les joues étaient un peu bistrées, mais lesyeux, le sourcil et le front étaient merveilleusement beaux.

Matière ou divinité, il y avait là unepuissance.

Adossée à la cheminée, sur laquelle elleappuyait une main, tandis qu’elle gesticulait de l’autre à lamanière d’un homme, tout en tenant sa bruyère, d’où elle arrachaitde temps en temps une fleur avec ses dents, elle disait,s’adressant à un beau jeune homme blond, son ardent adorateur, dontles cheveux bouclés encadraient le visage et tombaient presque surles épaules :

– Non, vous vous trompez, je vous jure,mon cher Constant, non, je ne suis pas contre la République ;tout au contraire, ceux qui me connaissent savent avec quelleardeur j’adoptai les principes de 89. Mais j’ai horreur dusans-culottisme et des amours vulgaires. Du moment qu’il a étéreconnu que la liberté, au lieu d’être la plus belle, la pluschaste des femmes, était une courtisane passant des bras de Maratdans ceux de Danton, et des bras de Danton dans ceux deRobespierre, j’ai tiré ma révérence à votre liberté. Qu’il n’y aitplus de princes, plus de ducs, plus de comtes, plus de marquis, jel’admets encore. C’est un beau titre que celui de citoyen quand ils’adresse à Caton : c’est une noble appellation que celle decitoyenne quand elle s’adresse à Cornélie. Mais les tu,mais les toi avec ma blanchisseuse, mais le brouetlacédémonien dans la même gamelle que mon cocher ?… Non, jen’admettrai jamais cela. L’égalité, c’est une belle chose, mais ilfaudrait s’entendre sur ce que signifie le mot égalité. Sicela signifie que toutes les éducations seront égales, aux frais dela patrie… bien ! que tous les hommes seront égaux devant laloi… très bien ! Mais si cela signifie que tous les citoyensfrançais seront de la même taille au physique et au moral, c’est laloi de Procuste et non pas la proclamation des droits de l’homme.Ayant à choisir entre la Constitution de Lycurgue et celle deSolon, entre Sparte et Athènes, je choisis Athènes, et encore,l’Athènes de Périclès, et non celle de Pisistrate.

– Eh bien ! reprit avec son finsourire le beau jeune homme blond auquel elle venait d’adressercette boutade sociale et qui n’était autre que celui qui fut depuisBenjamin Constant, vous avez tort, ma chère baronne, vous prenezAthènes à son déclin au lieu de la prendre à son commencement.

– À son déclin ! à Périclès !il me semble que je la prends dans toute sa splendeur, aucontraire.

– Oui ; mais aucune chose, madame,ne commence par la splendeur. La splendeur, c’est le fruit, et,avant le fruit, les bourgeons, les feuilles, la fleur.

– Vous ne voulez pas de Pisistrate ?Vous avez tort. C’est lui qui, en se mettant à la tête des classespauvres, a préparé les futures destinées d’Athènes. Quant à sesdeux fils, Hipparque et Hippias, je vous les abandonne. – MaisAclystène, qui porte le nombre des sénateurs à cinq cents, comme laConvention vient de le faire, c’est lui qui ouvre la grande périodedes guerres contre les Perses. Miltiade bat les Perses àMarathon : Pichegru vient de battre les Prussiens et lesAutrichiens. Thémistocle anéantit leur flotte à Salamine :Moreau vient d’enlever celle des Hollandais par une décharge decavalerie. C’est une originalité de plus. – La liberté de la Grècesortit de cette lutte qui semblait devoir la détruire, comme lanôtre est sortie de notre lutte avec les royautés étrangères. C’estalors que les droits furent étendus ; c’est alors que lesarchontes et les magistrats furent choisis dans toutes les classes.Puis vous oubliez que c’est dans cette période féconde que vientEschyle ; illuminé par la divination insouciante du génie, ilcrée Prométhée, c’est-à-dire la révolte de l’homme contre latyrannie ; Eschyle, ce frère cadet d’Homère, et qui a l’aird’être son aîné !

– Bravo ! bravo ! dit une voix.Vous faites de la littérature fort belle, par ma foi. Pendant cetemps-là, on s’égorge dans le quartier Feydeau et à la section LePeletier. – Tenez, entendez-vous les cloches ? Elles sontrevenues de Rome.

– Ah ! c’est vous, Barbé-Marbois,dit Mme de Staël s’adressant à un homme d’unequarantaine d’années, fort beau, mais de cette beauté majestueuseet vide, comme on en rencontre au palais et dans la diplomatie,fort honnête homme, du reste, gendre de William Moore, président etgouverneur de la Pennsylvanie. D’où venez-vous commecela ?

– De la Convention en ligne droite.

– Qu’y fait-on ?

– On s’y dispute. On met lessectionnaires hors la loi, arme les patriotes. Quant auxsectionnaires, vous les entendez, ils ont déjà retrouvé lescloches, preuve que ce sont des monarchistes déguisés. Demain, ilsauront retrouvé leurs fusils, et nous aurons un joli tapage, jecrois.

– Que voulez-vous ! dit un homme auxcheveux plats, aux tempes creuses, au teint livide, à la bouche detravers, laid de la double laideur humaine et animale, je leur distous les jours à la Convention : « Tant que vous n’aurezpas un Ministère de la police bien organisé et un ministre de laPolice exerçant, non point parce que c’est son état, mais parce quec’est sa vocation, les choses iront à la diable. » Enfin, moiqui ai une douzaine de gaillards pour mon plaisir, moi qui fais dela police en amateur, parce que ça m’amuse de faire de la police…eh bien ! je suis mieux renseigné que le gouvernement.

– Et que savez-vous, monsieurFouché ? demanda Mme de Staël.

– Ah ! ma foi, madame la baronne, jesais que les chouans ont été convoqués de toutes les parties duroyaume, et qu’avant-hier, chez Lemaistre… Vous connaissezLemaistre, baronne ?

– N’est-ce pas l’agent desprinces ?

– Lui-même. Eh bien ! le Jura et leMorbihan s’y donnaient la main.

– Ce qui veut dire ?… demandaBarbé-Marbois.

– Ce qui veut dire que Cadoudal yrenouvelait son serment de fidélité, et le comte de Sainte-Hermineson serment de vengeance.

Les autres salons avaient afflué dans lepremier et se pressaient autour de trois ou quatre derniers venus,porteurs des nouvelles que nous avons dites.

– Nous savons bien ce que c’est queCadoudal, répondit Mme de Staël ; c’estun chouan qui, après avoir combattu dans la Vendée, a repassé laLoire ; mais qu’est-ce que le comte deSainte-Hermine ?

– Le comte de Sainte-Hermine est un jeunehomme noble d’une des meilleures familles du Jura. C’était lesecond de trois fils. Son père a été guillotiné, sa mère est mortede douleur, son frère a été fusillé à Auenheim, et il a juré devenger son frère et son père. Le mystérieux président de la sectionLe Peletier, le fameux Morgan qui est venu insulter la Conventionjusque dans la salle des séances, savez-vous qui c’est ?

– Non.

– Eh bien ! c’est lui !

– En vérité, monsieur Fouché, ditBenjamin Constant, vous avez manqué votre vocation. Vous ne devriezêtre ni marin, ni prêtre, ni professeur, ni député, ni représentanten mission. Vous devriez être ministre de la Police.

– Et si je l’étais, dit Fouché, Parisserait plus tranquille qu’il ne l’est à cette heure. Je vousdemande si ce n’est pas profondément absurde de reculer devant lessections. Menou devrait être fusillé.

– Citoyen, ditMme de Krüdner, qui affectait les formesrépublicaines, voici le citoyen Garat qui nous arrive ; ilsait peut-être quelque chose. – Garat, que savez-vous ?

Et elle poussa dans le cercle un homme detrente à trente et un ans, mis avec une élégance parfaite.

– Il sait qu’une blanche vaut deuxnoires, dit la voix railleuse de Benjamin Constant.

Garat se haussa sur la pointe des pieds, pourchercher l’auteur de la mauvaise plaisanterie qu’il venaitd’entendre.

Il était fort sur la blanche, Garat ;c’était le chanteur le plus étonnant qui eût jamais existé, et, deplus, un des incroyables les plus complets que nous ait conservésle spirituel pinceau d’Horace Vernet. Il était neveu duconventionnel Garat, qui lut en pleurant à Louis XVI sa sentence demort.

Fils d’un avocat distingué, qui voulait fairede lui un avocat, la nature et l’éducation en firent unchanteur.

La nature lui avait octroyé une merveilleusevoix de ténor.

Un Italien, nommé Lamberti, lui donna,conjointement avec François Beck, directeur du Théâtre de Bordeaux,des leçons qui lui inspirèrent un tel entraînement pour la musique,que, venu à Paris pour y faire son cours de droit, il y fit uncours de chant. Ce que voyant, son père lui supprima sapension.

Le comte d’Artois le nomma alors sonsecrétaire particulier, et le fit entendre à la reineMarie-Antoinette, qui l’admit immédiatement à ses concertsparticuliers.

Garat était donc complètement brouillé avecson père, car rien ne brouille les pères avec les enfants comme lasuppression d’une pension. Le comte d’Artois partait pourBordeaux ; il proposa à Garat de l’emmener. Celui-ci hésita uninstant, mais le désir de se faire voir à son père dans cetteposition nouvelle l’emporta.

À Bordeaux, il rencontra son ancien maîtreBeck dans la misère, il eut l’idée d’organiser un concert à sonbénéfice.

La curiosité d’entendre un de leurscompatriotes, qui s’était déjà fait une certaine réputation commechanteur, poussa les Bordelais au spectacle.

La recette fut énorme, et le succès de Garattel, que son père, qui assistait à la représentation, quittant saplace, alla se jeter dans ses bras.

Moyennant cette amende honorable corampopulo, Garat lui pardonna.

Jusqu’à la Révolution, Garat restaamateur ; mais la perte de sa fortune en fit un artiste. En1793, il voulut passer en Angleterre ; son navire, emporté parle vent, alla aborder à Hambourg. Sept ou huit concerts donnés avecle plus grand succès lui permirent de revenir en France avec unmillier de louis dont chacun valait sept ou huit mille francs enassignats. Ce fut à son retour qu’il rencontraMme de Krüdner, et se lia avec elle.

La réaction thermidorienne adopta Garat, et, àl’époque où nous sommes arrivés, il n’y avait pas un grand concert,une grande représentation, un salon élégant, où Garat ne figurât entête des artistes, des chanteurs ou des invités.

Cette haute fortune rendait Garat, comme nousl’avons dit, très susceptible. Aussi n’y avait-il rien d’étonnantqu’il se haussât sur la pointe des pieds pour savoir quel étaitcelui qui avait borné sa science à ce principe musical,incontestable, qu’une blanche vaut deux noires.

On se rappelle que c’était Benjamin Constant,autre incroyable, non moins susceptible sur le point d’honneur queGarat.

– Ne cherche point, citoyen, lui dit-ilen lui tendant la main, c’est moi qui ai avancé cette opinionhasardée. Si tu sais autre chose, dis-nous-le.

Garat serra franchement la main qui lui étaitofferte.

– Ma foi, non, répondit-il. Je sors de laSalle Cléry ; ma voiture n’a pas pu passer au Pont-Neuf, quiest gardé ; j’ai été obligé de longer les quais, où lestambours font un bruit de tous lesdiables ; j’ai pris le pontde l’Égalité. – Il pleuvait à verse. – Mme Todi etMara ont chanté à merveille deux ou trois morceaux de Gluck et deCimarosa.

– Quand je vous le disais ! repritBenjamin Constant.

– Ce n’est pas le bruit des tambours quel’on entend ? fit une voix.

– Si fait, reprit Garat ; mais ilssont détendus par la pluie, et rien n’est plus lugubre que le sond’un tambour mouillé.

– Ah ! voici Boissy d’Anglas !s’écria Mme de Staël ; il vientprobablement de la Convention, à moins qu’il n’ait donné sadémission de président.

– Oui, baronne, dit Boissy d’Anglas avecson sourire mélancolique, j’arrive de la Convention ; mais jevoudrais vous apporter de meilleures nouvelles.

– Bon ! fit Barbé-Marbois ; unautre prairial ?

– Si ce n’était que cela ! repritBoissy d’Anglas.

– Qu’est-ce donc ?

– Ou je me trompe fort, ou, demain, Paristout entier sera en feu. Cette fois, c’est de la vraie guerrecivile. Aux dernières sommations, la section Le Peletier arépondu : « La Convention a cinq mille hommes, lessections en ont soixante mille ; nous donnons jusqu’au pointdu jour aux conventionnels pour vider la salle des séances. Sinonnous nous chargeons de les en chasser. »

– Et que comptez-vous faire,messieurs ? demanda Mme Récamier de sa douceet charmante voix.

– Mais, madame, dit Boissy d’Anglas, nouscomptons faire ce que firent les sénateurs romains, quand lesGaulois s’emparèrent du Capitole : mourir sur nos sièges.

– Comment pourrait-on voir cela ?demanda M. Récamier avec le plus grand sang-froid. J’ai vu lemassacre de la Convention en détail, je serais curieux de le voiren masse.

– Venez demain, de midi à une heure,répliqua Boissy d’Anglas, avec le même sang-froid ; il estprobable que c’est le moment où la chose commencera.

– Eh bien ! pas du tout, dit unnouvel arrivant, vous n’aurez pas la gloire du martyre, et vousêtes tous sauvés.

– Voyons ! pas de plaisanterie,Saint-Victor, dit Mme de Staël.

– Madame, je ne plaisante jamais,repartit Coster en s’inclinant, et en saluant d’une mêmeinclination de tête la baronne de Staël, la baronne de Krüdner,Mme Récamier et les autres femmes qui se trouvaientlà.

– Mais, enfin, qu’y a-t-il de nouveau,qui vous fait croire à ce sauvetage général ? demanda BenjaminConstant.

– Il y a, messieurs et mesdames – je metrompe, citoyens et citoyennes – il y a que, sur la proposition ducitoyen Merlin (de Douai), la Convention nationale vient dedécréter que le général de brigade Barras est nommé commandant dela force armée, et cela, en souvenir de thermidor. Il a une grandetaille, il a une voix forte, il ne peut pas faire de longsdiscours, c’est vrai, mais il excelle à improviser quelques phrasesénergiques et véhémentes. Vous voyez bien que, du moment que c’estle général Barras qui défend la Convention, la Convention estsauvée. Et maintenant que j’ai rempli mon devoir, madame labaronne, en vous rassurant, vous et ces dames, je rentre chez moiet je vais me préparer.

– À quoi ? demandaMme de Staël.

– À me battre contre lui demain, madamela baronne, et de tout cœur, je vous en réponds.

– Ah ! çà, vous êtes donc royaliste,Coster ?

– Mais oui, répondit le jeune homme, jetrouve que c’est le parti dans lequel il y a le plus de joliesfemmes. Et puis… et puis… j’ai encore d’autres raisons qui ne sontconnues que de moi seul.

Et, saluant une seconde fois avec son éléganceaccoutumée, il sortit, laissant tout le monde commenter la nouvellequ’il apportait, et qui, il faut le dire, ne rassurait pas tout lemonde, quoi qu’en dît Coster de Saint-Victor.

Mais comme le tocsin redoublait, comme lestambours ne cessaient pas de battre, comme la pluie ne cessait pasde tomber, comme il n’y avait point de chance, après cettecommunication, d’en recevoir de nouvelles, comme enfin quatreheures sonnaient à la pendule de bronze représentant un Marius surles ruines de Carthage, chacun appela sa voiture, et se retira encachant une inquiétude réelle sous une fausse sécurité.

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