Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 34Qui n’en fait qu’un avec le chapitre suivant

Le but de la campagne, qui était dereconquérir les lignes de Wissembourg, était accompli ; à dixjours de distance, au midi et au nord, à Toulon et à Landau,l’ennemi était rejeté hors de France ; on allait donc pouvoirdonner aux soldats un repos dont ils avaient grand besoin ; enoutre, on avait trouvé à Kaiserslautern, à Guermesheim et à Landau,des magasins de drap, des magasins de souliers, desapprovisionnements de vivres et de fourrages ; dans un seulmagasin de Kaiserslautern, on trouva mille couvertures delaine.

L’heure était venue pour Pichegru d’accomplirles promesses qu’il avait faites à chacun.

Les comptes d’Estève étaient faits, lesvingt-cinq mille francs alloués au bataillon de l’Indre étaientdéposés chez le général et avaient reçu pour complément les douzecents francs, prix des deux canons enlevés par le bataillon del’Indre.

Cette somme de vingt-six mille deux centsfrancs était énorme, étant toute en or ; le louis d’or, àcette époque, où il y avait six milliards d’assignats encirculation, valait sept cent douze francs en assignats.

Le général donna l’ordre qu’on lui amenâtFaraud et les deux soldats qui l’avaient accompagné chaque foisqu’il était venu porter la parole au nom de son bataillon.

Tous trois arrivèrent, Faraud avec ses galonsde sergent-major, et l’un des deux soldats avec ceux de caporal,qu’il avait conquis depuis sa première entrevue avec legénéral.

– Me voilà, mon général, dit Faraud, etvoilà les deux camarades, le caporal Groseiller et le fusilierVincent.

– Vous êtes les bienvenus tous lestrois.

– Vous êtes bien bon, mon général,répondit Faraud avec le mouvement de cou qui lui étaitparticulier.

– Vous savez qu’il a été alloué une sommede vingt-cinq mille francs pour les veuves et les orphelins desmorts du bataillon de l’Indre.

– Oui, mon général, répondit Faraud.

– À laquelle somme le bataillon en aajouté une de douze cents francs.

– Oui, mon général, à telle enseigne quec’était un imbécile nommé Faraud qui la portait dans son mouchoir,qui l’a laissé tomber de satisfaction quand il a appris qu’il étaitnommé sergent-major.

– Tu me donnes ta parole pour lui qu’iln’en fera plus autant ?

– Foi de sergent-major, mon général,quand même vous le feriez colonel.

– Nous n’en sommes pas là.

– Tant pis, mon général.

– Je vais cependant te donner del’avancement.

– À moi ?

– Oui.

– Encore ?

– Je te fais payeur.

– À la place du citoyen Estève ? ditFaraud avec son mouvement de tête. Merci, mon général, la place estbonne.

– Non, pas tout à fait, dit Pichegru,souriant à cette familiarité fraternelle qui fait la force desarmées et que la Révolution a introduite dans la nôtre.

– Tant pis, tant pis, dit Faraud.

– Je te fais payeur dans le départementde l’Indre, jusqu’à concurrence de la somme de vingt-six mille deuxcents francs, c’est-à-dire que je te charge, toi et tes deuxcamarades, en récompense de la satisfaction que m’a donnée votreconduite, de répartir la somme entre toutes les familles dont voiciles noms.

Et le général présenta à Faraud la listedressée par les fourriers.

– Ah ! général, dit Faraud, en voilàune récompense ! Quel malheur qu’on ait destitué le BonDieu.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que les prières de tous cesbraves gens nous eussent envoyés tout droit en paradis.

– Bon, dit Pichegru, il est probable qu’àl’époque où vous serez disposés à y entrer, il y aura eurestauration. Maintenant, comment allez-vous allerlà-bas ?

– Où, général ?

– Dans l’Indre ; il n’y a pas mal dedépartements à traverser avant d’arriver à celui-là.

– À pied, général ? Nous y mettronsle temps, voilà tout.

– Je voulais vous le faire dire, bravescœurs que vous êtes ! Tenez, voilà une bourse pour lesdépenses communes : il y a neuf cents francs dedans, troiscents francs par personne.

– Nous irions au bout du monde aveccela.

– Il ne faudrait pas vous arrêter àchaque lieue pour boire la goutte.

– Nous ne nous arrêterons pas.

– Jamais ?

– Jamais ! J’emmène la déesse Raisonavec moi.

– Alors, il faut ajouter trois centsfrancs pour la déesse Raison ; tiens, voici un bon sur lecitoyen Estève.

– Merci, mon général ; et quandfaudra-t-il partir ?

– Le plus tôt possible.

– Aujourd’hui.

– Eh bien ! allez, mes braves !et bon voyage ! Mais, au premier coup de canon…

– Solides au poste, mongénéral !

– C’est bien ! Allez et dites qu’onm’envoie le citoyen Falou.

– Il sera ici dans cinq minutes.

Les trois messagers saluèrent etsortirent.

Cinq minutes après, le citoyen Falou seprésentait, portant à son côté le sabre du général, avec unemerveilleuse majesté.

Depuis que le général l’avait vu, il s’étaitfait un petit changement dans sa physionomie.

Une balafre, qui commençait à l’oreille etfinissait à la lèvre supérieure, lui fendait toute la jouedroite ; la blessure était retenue par une bande desparadrap.

– Ah ! ah ! dit Pichegru, ilparaît que tu es arrivé trop tard à prime.

– Ce n’est pas ça, mon général, ditFalou ; mais ils étaient trois après moi, et, avant que j’aieeu le temps d’en tuer deux, le troisième m’a donné un coup derasoir. Ce ne sera rien : s’il faisait du vent, ça serait déjàséché ; par malheur, le temps est humide.

– Eh bien ! parole d’honneur, je nesuis pas fâché que cela te soit arrivé.

– Merci, mon général ; une bellebalafre comme celle-là, ça ne nuit pas au physique d’unchasseur.

– Ce n’est pas pour cela.

– Et pourquoi donc ?

– Ça va me faire une occasion de tedonner un congé.

– Un congé, à moi ?

– Oui, à toi.

– Dites, mon général, pas defarces ; j’espère bien que ce n’est pas un congédéfinitif ?

– Non, un congé de quinze jours.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour aller voir la mère Falou.

– Tiens, pauvre vieille, c’est vrai.

– N’as-tu pas ta paie arriérée à luiporter ?

– Ah ! mon général, vous n’avez pasidée de la quantité de compresses d’eau-de-vie qu’il faut mettresur ces blessures-là ; ça correspond avec la bouche, et çaboit, ça boit, qu’on ne s’en fait pas une idée.

– C’est-à-dire que ta paie estentamée ?

– Pis que mon sabre ne l’était quand vousavez jugé à propos de m’en donner un autre.

– Aussi, je ferai pour ta paie comme pourton sabre.

– Vous m’en donneriez uneautre ?

– Tiens !… c’est le prince de Condéqui en fait les frais.

– De l’or ! oh ! quel malheurque la vieille n’y voie plus : ça lui aurait rappelé le tempsoù il y en avait, de l’or.

– Bon, elle y verra assez pour te coudresur ta pelisse les galons de maréchal des logis que les Prussienst’ont déjà cousus sur le visage.

– Maréchal des logis, mon général !je suis maréchal des logis ?

– Tiens, c’est du moins le grade qu’ilsont mis sur ton congé.

– Ma foi, oui, dit Falou, ça y est entoutes lettres.

– Tiens-toi prêt à partir.

– Aujourd’hui ?

– Aujourd’hui.

– À pied ou à cheval ?

– En voiture.

– Comment, en voiture ? je vaismonter en voiture ?

– Et en voiture de poste, encore.

– Comme les chiens du roi quand ilsallaient à la chasse ! Et peut-on savoir ce qui me vaut cethonneur-là ?

– Mon secrétaire Charles, qui part pourBesançon, t’emmène avec lui et te ramènera.

– Mon général, dit Falou en rapprochantles talons et en mettant la main droite à son colback, il me resteà vous remercier.

Pichegru lui fit un signe de la main et de latête ; Falou pirouetta sur ses talons et sortit.

– Charles ! Charles ! appelaPichegru.

Une porte s’ouvrit, et Charles, qui était dansune chambre voisine, accourut.

– Me voilà, mon général, dit-il.

– Sais-tu où est Abbatucci ?

– Avec nous, général. Il fait la noticeque vous lui avez demandée.

– Sera-t-elle bientôt prête ?

– C’est fini, général, dit Abbatucciparaissant à son tour avec un papier à la main.

Charles voulait se retirer ; le généralle retint par le poignet.

– Attends, lui dit-il ; toi aussi,j’ai à te parler.

Puis, à Abbatucci :

– Combien de drapeaux ?demanda-t-il.

– Cinq, général.

– De canons ?

– Vingt-huit !

– De prisonniers ?

– Trois mille !

– Combien d’hommes tués àl’ennemi ?

– Vous pouvez dire hardiment septmille !

– Combien en avons-nous perdu ?

– Deux mille cinq cents à peine.

– Vous allez partir pour Paris avec legrade de colonel, que je demande pour vous au gouvernement ;vous présenterez, au nom du général Hoche et au mien, les cinqdrapeaux à la Convention, et vous lui remettrez le rapport que legénéral Hoche doit être en train de rédiger. Estève vous donneramille francs pour vos frais de voyage. Le choix que je fais devotre personne pour porter à la Convention les drapeaux pris àl’ennemi, ainsi que le grade que je demande pour vous au ministère,prouvent mon estime pour votre talent et votre courage. Si vousvoyez votre parent Bonaparte, rappelez-lui que j’ai été sonrépétiteur à l’école de Brienne.

Abbatucci serra la main que lui présentait legénéral, salua et sortit.

– Et, maintenant, à nous deux, mon petitCharles, dit Pichegru.

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