Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 21Les marches de Saint-Roch

Lorsque Morgan eut rejoint les sectionnaireset fait face au général, qui le salua cette fois en tirant son épéedu fourreau, Bonaparte se retourna vers Carteaux et luidit :

– Tu as bien fait, général, malgrél’ordre que j’avais donné, d’abandonner le Pont-Neuf. Tu ne pouvaispas, avec trois cents hommes, tenir contre trente-quatremille ; mais, ici, tu as plus de mille hommes ; ici, cesont les Thermopyles de la Convention, et il s’agit de t’y fairetuer, toi et tes mille hommes, plutôt que de reculer d’un pas. –Venez, Barras.

Barras salua le général Carteaux et suivitBonaparte, comme s’il était déjà accoutumé à recevoir des ordres delui.

Suivant alors le quai, le jeune généralordonna de mettre, un peu au-dessous du balcon de Charles IX, deuxpièces de canon en batterie pour fouetter le flanc du quai Conti.Puis, continuant de suivre le quai, il rentra dans la cour duCarrousel.

Il était sorti par le pont tournant, situé àl’extrémité des Tuileries, avait traversé la place de la Révolutionoù se trouvait une forte réserve d’hommes et d’artillerie, avaitsuivi la ligne des Feuillants, de la place Vendôme, du cul-de-sacdu Dauphin, de la rue Saint-Honoré, puis il était ressorti par leLouvre et était rentré par le Carrousel.

Au moment où Bonaparte et Barrasdisparaissaient dans le Carrousel par la porte du quai, on leuramenait, avec tout le cérémonial des villes de guerre, unparlementaire par la porte opposée, c’est-à-dire par le guichet del’Échelle.

Le parlementaire marchait précédé d’untrompette.

Interrogé sur sa mission, il déclara êtreporteur des propositions du citoyen Danican, général en chef dessectionnaires.

Le parlementaire fut conduit par les deuxgénéraux à la salle de la Convention.

On lui enleva le bandeau qui lui couvrait lesyeux, et alors, d’une voix pleine de menaces, il offrit la paix,mais à condition qu’on désarmerait le bataillon des patriotes, etque les décrets de fructidor seraient rapportés.

À ce moment, on vit s’opérer à la Conventionune de ces défaillances comme en éprouvent parfois, à leur honte,les grandes assemblées.

Et la chose étrange fut que la faiblesseéclata justement chez ceux où l’on croyait trouver la force.

Boissy d’Anglas, si grand, si ferme, siantique au 1er prairial, monta à la tribune et proposad’accorder à Danican non pas ce qu’il demandait, mais uneconférence où l’on pourrait s’entendre.

Un autre proposa de désarmer tous lespatriotes de 89 dont la conduite, dans le cours de la Révolution,aurait été répréhensible.

Enfin, un troisième proposa, ce qui était bienpis, de se livrer à la loyauté des sections.

Lanjuinais, l’homme qui avait si résolumentlutté contre les jacobins, Lanjuinais, qui avait osé s’élevercontre les massacres de septembre, Lanjuinais eut peur et futd’avis d’accueillir les réclamations des bonscitoyens.

Les bons citoyens, c’étaient lessectionnaires.

Un conventionnel alla plus loin encore, ils’écria :

– On m’a dit que, dans le bataillon despatriotes de 89, il s’était glissé des assassins. Je demande qu’onles décime.

Mais alors Chénier s’élance à la tribune.

Le poète, au milieu de toutes ces têtes, lèveson front, inspiré, cette fois, non plus par la muse du théâtre,mais par le génie de la patrie.

– En vérité, dit-il, je suis émerveilléqu’on ose vous entretenir de ce que demandent les sections enrévolte. Il n’y a point de milieu pour la Convention. La victoireou la mort ! Quand elle aura vaincu, elle saura séparer lesgens égarés des coupables. On parle d’assassins, s’écrie Chénier,les assassins sont parmi les révoltés.

Lanjuinais monta à la tribune endisant :

– Je vois la guerre civile.

Vingt voix répondent en même temps :

– La guerre civile, c’est toi qui lafais !

Lanjuinais veut répliquer.

Les cris « À bas ! àbas ! » partent de tous les coins de la salle.

Il est vrai qu’on vient de voir apporter augénéral Bonaparte des faisceaux de fusils.

– Pour qui ces armes ? crie unevoix.

– Pour la Convention, si elle en estdigne, répond Bonaparte.

Le souffle du jeune général passe dans tousles cœurs.

– Des armes ! donnez-nous desarmes ! crient les conventionnels ! Nous mourrons encombattant.

La Convention, un instant abaissée, serelève.

La vie n’est pas sauve encore, mais l’honneurest sauf. Bonaparte profite de cet éclair d’enthousiasme qu’il aallumé. Chaque député reçoit un fusil et un paquet decartouches.

Barras s’écrie :

– Nous allons mourir dans la rue pourdéfendre la Convention ; c’est à vous, au besoin, de mouririci pour la liberté.

Chénier, qui a été le héros de la séance,monte à la tribune, et, avec cette emphase qui n’est pas exempted’une certaine grandeur, les bras levés au ciel :

– Ô toi ! dit-il, qui depuis sixans, au milieu des plus affreuses tempêtes, as conduit le vaisseaude la République à travers les écueils de tous les partis !…toi, par qui nous avons vaincu l’Europe avec un gouvernement sansgouvernants, des armées sans généraux, des soldats sans paie, géniede la Liberté, veille sur nous, tes derniers défenseurs !

En cet instant, comme si les vœux de Chénierétaient exaucés, les premiers coups de feu se font entendre.

Chaque député saisit son fusil, et, debout àsa place, déchire la cartouche et le charge.

Ce fut un moment solennel que celui où l’onn’entendit plus que le froissement de la baguette de fer dans lecanon du mousquet.

Depuis le matin, les républicains, provoquéspar les injures les plus grossières, et de temps en temps même parquelques coups de fusil isolés, obéissaient avec une héroïquepatience à l’ordre qui défendait de faire feu.

Mais, attaqués cette fois par des coups de feuqui étaient partis d’une cour dont les sectionnaires s’étaientemparés, voyant un républicain tomber mort dans leurs rangs, voyantplusieurs blessés chanceler en demandant vengeance, ils avaientrépondu par une décharge de peloton.

Bonaparte, aux premiers coups de fusil,s’était élancé dans la cour des Tuileries.

– Qui a commencé le feu ?s’écria-t-il.

– Les sectionnaires ! luirépondit-on de tous côtés.

– Alors, tout va bien ! dit-il. Etce ne sera pas ma faute si nos uniformes sont rougis de sangfrançais.

Il écoute.

Il lui semble alors que c’est vers Saint-Rochque le feu est le plus vif.

Il met son cheval au galop, trouve auxFeuillants deux pièces, qu’il a ordonné d’y mettre en batterie, etarrive avec elles au haut de la rue du Dauphin.

La rue du Dauphin est une fournaise.

Les républicains tiennent la rue et s’ydéfendent.

Mais les sectionnaires, maîtres de toutes lesfenêtres, groupés en amphithéâtre sur les marches de l’égliseSaint-Roch, les sectionnaires les couvrent d’une grêle deballes.

C’est alors que Bonaparte arrive, précédé deses deux pièces et suivi du bataillon de 89.

Il donne l’ordre aux deux commandants dedéboucher dans la rue Saint-Honoré, sous la fusillade et malgré lafusillade, par un demi-tour, l’un à droite, l’autre à gauche.

Ceux-ci enlèvent leurs hommes, opèrent lamanœuvre commandée, font feu dans la direction, un du Palais-Royal,l’autre de la place Vendôme, et au même instant entendent passerderrière eux un ouragan de fer.

Ce sont les deux pièces du général Bonapartequi tonnent à la fois et qui couvrent de mitraille les marches del’église Saint-Roch encombrées de cadavres, inondées desang !

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