Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 11La toilette d’Aspasie

Aurélie de Saint-Amour eût bien appelé Costerde Saint-Victor par son nom, puisqu’elle l’avait reconnu ;mais, à cet homme si beau, qui avait tant de rivaux, et parconséquent tant d’ennemis, jeter son nom, c’était peut-être jeterla mort.

Coster, de son côté, en revenant à lui,l’avait reconnue, car, déjà célèbre depuis quelque temps par sabeauté, elle commençait à l’être par son esprit, ce complémentindispensable de toute beauté qui veut être reine.

Au reste, l’occasion avait passé à la portéed’Aurélie et, comme la belle courtisane se l’était promis, elleavait saisi l’occasion au passage.

Coster, d’autre part, la trouvaitmerveilleusement belle ; mais Coster ne pouvait lutter avecBarras de magnificence et de générosité. Son élégance, sa beautéremplaçaient la fortune ; souvent il réussissait avec detendres paroles là où les puissants de l’époque réussissaient àgrand-peine par des moyens plus matériels.

Mais Coster savait tous les mystères honteuxde la vie parisienne, et il était incapable de sacrifier laposition d’une femme à un moment d’égoïsme et à un éclair deplaisir.

Peut-être la belle Aspasie, maîtressemaintenant d’elle-même par une fortune suffisant à ses désirs,fortune qu’avec la célébrité qu’elle avait acquise elle était sûre,d’ailleurs, de voir aller se continuant et s’augmentant sans cesse,peut-être la belle courtisane eût-elle préféré dans le jeune hommeun peu moins de délicatesse et un peu plus de passion.

Mais, en tout cas, elle voulait être belle,pour qu’à son retour il l’aimât plus, s’il demeurait, et laregrettât davantage, s’il était forcé de partir.

Quoi qu’il en fût, Suzette lui obéissait à lalettre, joignant tous les mystères de l’art à toutes les merveillesde la nature, et la faisant belle, pour nous servir del’expression de sa maîtresse, dans ce même boudoir où nous avonsintroduit le lecteur au commencement d’un des chapitresprécédents.

L’Aspasie moderne, sur le point de revêtir lecostume de l’Aspasie antique, était couchée sur le même sofa oùl’on avait déposé Coster de Saint-Victor. Seulement, on avaitchangé le meuble de place, et on l’avait tiré entre une petitecheminée chargée de figurines de vieux Sèvres et une psyché à cadrerond formant une immense couronne de roses en porcelaine deSaxe.

Enveloppée d’un nuage de mousselinetransparente, Aurélie avait livré sa tête à Suzette, qui lacoiffait à la grecque, c’est-à-dire à la mode amenée par lesréminiscences politiques, et surtout par les tableaux de David,alors dans toute la force de son talent et dans toute la fleur desa renommée.

Un ruban étroit de velours bleu, parseméd’étoiles de diamants, prenant son point d’appui au-dessus dufront, après s’être croisé sur le sommet du crâne, enveloppait labase du chignon, à l’extrémité duquel retombaient de petitesboucles si légères, que le moindre souffle suffisait à les faireflotter.

Grâce à cette fleur de jeunesse épanouie surson teint, grâce à ce velouté de la pêche qui couvrait sa peautransparente, la belle Aurélie pouvait se passer de toutes cespoudres et de tous ces badigeonnages dont les femmes, alors commeaujourd’hui, s’empâtaient le visage.

Elle y eût perdu, en effet, car la peau de soncou et de sa poitrine avait des reflets de nacre et d’argent, rosesdont le moindre cosmétique eût terni la fraîcheur.

Ses bras, qui semblaient taillés dansl’albâtre et légèrement teintés par les rayons du jour naissant,s’harmonisaient à merveille avec le buste. Tout son corps, en ledétaillant, semblait un défi porté aux plus beaux modèles del’Antiquité et de la Renaissance.

Seulement, la nature, sculpteur merveilleux,paraissait avoir pris à tâche de fondre la sévérité de l’artantique avec la grâce et la morbidezza de l’art moderne.

Cette beauté était si réelle, que celle qui lapossédait semblait elle-même n’y point être habituée encore, etque, chaque fois que Suzette lui enlevait une pièce de sonvêtement, mettait une partie de son corps à nu, elle se souriait àelle-même avec complaisance, mais sans orgueil Elle restait parfoisdes heures entières dans cette chaude atmosphère de son boudoir,couchée sur son sofa, comme l’Hermaphrodite de Farnèse ou la Vénusdu Titien.

Cette contemplation d’elle-même, partagée parSuzette, qui ne pouvait s’empêcher de regarder sa maîtresse avecles yeux ardents d’un jeune page, fut abrégée cette fois par letimbre vibrant de la pendule et par Suzette, qui s’approcha de samaîtresse avec une chemise de cette étoffe transparente qui ne setisse qu’en Orient.

– Allons, maîtresse, dit Suzette, je saisque vous êtes bien belle, et personne ne le sait mieux que moi.Mais voilà neuf heures et demie qui sonnent ; il est vrai que,quand Madame est coiffée, le reste est l’affaire d’un instant.

Aurélie secoua ses épaules, comme une statuequi rejette son voile, en murmurant ces deux questions, adressées àcette suprême puissance qu’on appelle l’amour.

– Que fait-il à cette heure ? –Réussira-t-il ?

Ce que faisait Coster de Saint-Victor – car onne fera pas à la belle Aurélie l’injure de croire qu’elle pensait àBarras – ce que faisait Coster de Saint-Victor, nous allons vousl’apprendre.

On donnait, comme nous l’avons déjà dit, àFeydeau, la première représentation de Toberne ou le Pêcheursuédois, précédé du Bon Fils, c’est-à-dire d’un petitopéra en un acte.

Barras, en quittantMlle de Saint-Amour, n’avait eu que la rue desColonnes à traverser.

Il était arrivé vers la moitié de la petitepièce ; et, comme il était connu pour un des conventionnelsqui avaient le plus énergiquement appuyé la Constitution et commedevant être un des futurs directeurs, son entrée fut saluée dequelques murmures, suivis des cris :

– À bas les décrets ! à bas les deuxtiers ! Vivent les sections !

Le Théâtre Feydeau était le théâtre de Parisréactionnaire par excellence. Cependant, ceux qui étaient venusvoir le spectacle l’emportèrent sur ceux qui voulaient letroubler.

Les cris « À bas lesinterrupteurs ! » prirent le dessus, et le calme serétablit.

La petite pièce finit donc asseztranquillement ; mais à peine la toile était-elle tombée qu’unjeune homme monta sur un fauteuil d’orchestre, et, désignant lebuste de Marat, qui faisait pendant au buste de Lepeletier deSaint-Fargeau, s’écria :

– Citoyens, souffrirons-nous pluslongtemps que le buste de ce monstre à face humaine que l’on nommeMarat souille cette enceinte, quand à la place qu’il usurpe etqu’il salit nous pouvons voir celui du citoyen de Genève, del’illustre auteur d’Émile, du Contrat social etde la Nouvelle Héloïse ?

À peine l’orateur avait-il achevé cetteapostrophe, que, des balcons, des galeries, des loges, del’orchestre, du parterre, mille voix s’élevèrent, criant :

– C’est lui, c’est lui, c’est Coster deSaint-Victor ! Bravo, Coster ! Bravo !

Et une trentaine de jeunes gens, débris de latroupe dispersée par la patrouille, se levèrent, agitant leurschapeaux et brandissant leurs cannes.

Coster se grandit encore, et, posant un piedsur la traverse de l’orchestre, il continua :

– À bas les terroristes ! cria-t-il.À bas Marat, ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent milletêtes ! Vive l’auteur d’Émile, du Contratsocial, de la Nouvelle Héloïse !

Tout à coup, une voix cria :

– Voilà un buste de Jean-JacquesRousseau.

Et deux mains élevèrent un buste au-dessus duparterre. Comment le buste de Rousseau se trouvait-il justement làau moment où on en avait besoin ?

Nul n’en savait rien, mais son apparition n’enfut pas moins accueillie avec des cris d’enthousiasme.

– À bas le buste de Marat ! ViveCharlotte Corday ! À bas le terroriste ! à basl’assassin ! Vive Rousseau !

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