Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 2La citoyenne Teutch

La citoyenne Teutch, grosse fraîcheAlsacienne, âgée de trente à trente-cinq ans, avait une affectiontoute maternelle pour les voyageurs que la Providence lui envoyait,affection qui se doublait quand les voyageurs étaient de jeunes etjolis enfants de l’âge de celui qui venait de prendre place au feude sa cuisine, où du reste il était seul.

Aussi accourut-elle près de lui, et, comme ilcontinuait d’étendre, en grelottant toujours, ses pieds et sesmains vers la flamme :

– Ah ! le cher petit, dit-elle,pourquoi grelotte-t-il ainsi, et comment est-il si pâle ?

– Dame citoyenne, dit Coclès en riant deson gros rire, je ne saurais vous dire cela pertinemment ;mais je crois qu’il grelotte parce qu’il a froid, et qu’il est pâleparce qu’il s’est emberlificoté dans la guillotine. Il paraît qu’ilne connaissait pas l’instrument, ça lui a fait de l’effet ;c’est-il bête, les enfants !

– Allons, tais-toi, imbécile !

– Merci, bourgeoise ; c’est monpourboire, n’est-ce pas ?

– Non, mon ami, dit Charles en tirant unpetit écu de sa poche, votre pourboire, le voilà !

– Merci, citoyen, dit Coclès levant sonchapeau d’une main et avançant l’autre. Peste ! de la monnaieblanche ; il y en a donc encore en France ? Je croyaisque tout était parti ; je vois bien maintenant, comme disaitTétrell, que c’est un bruit que les aristocrates font courir.

– Allons, va-t’en à tes chevaux, cria lacitoyenne Teutch, et laisse-nous tranquilles.

Coclès sortit tout en grommelant.

Mme Teutch s’assit, et, malgréune légère opposition de Charles, elle le prit sur ses genoux.

Nous avons dit qu’il avait près de quatorzeans, mais qu’il en paraissait à peine onze ou douze.

– Voyez-vous, mon petit ami, luidit-elle, ce que je vais vous dire, c’est pour le bien que je vousveux ; si vous avez de l’argent, il ne faut pas le montrer,mais en changer une partie contre des assignats ; lesassignats ayant cours forcé et le louis d’or valant cinq centsfrancs, vous y aurez un avantage et ne vous ferez pas soupçonnerd’aristocratie.

Puis, passant à un autre ordred’idées :

– Voyez donc comme ses mains sontfroides, à ce pauvre petit !

Et elle lui prit les mains qu’elle étenditvers le feu comme on fait aux enfants.

– Et maintenant, voilà ce que nous allonsfaire, dit-elle : d’abord un petit souper.

– Oh ! quant à cela, madame, non, etbien merci ; nous avons dîné à Erstein, et je n’ai pas lamoindre faim ; j’aimerais mieux me coucher, je sens que je neme réchaufferai complètement que dans mon lit.

– Eh bien ! alors, on va vous lebassiner, votre lit, et avec du sucre encore ; puis, une foisdans votre lit, on vous donnera une bonne tasse… de quoi ? delait ou de bouillon ?

– De lait, si vous voulez bien.

– De lait, soit ! En effet, pauvrepetit, hier, ça tétait encore, et, aujourd’hui, tenez, cela courtles grands chemins tout seul, comme un homme. Ah ! nous vivonsdans un triste temps !

Et, comme elle eût pris un enfant, elle pritCharles entre ses deux bras et le posa sur une chaise pour allervoir, à la tablette des clés, de quelle chambre elle pouvaitdisposer.

– Voyons, voyons, dit-elle ; le 5,c’est cela… Non, la chambre est trop grande, et la fenêtre fermemal ; il aurait froid, pauvre enfant. Le 9… Non, c’est unechambre à deux lits. Ah ! le 14 ! c’est cela qui luiconvient : un grand cabinet avec une bonne couchette, garniede rideaux pour le garantir des vents coulis, et une jolie petitecheminée qui ne fume pas, avec un Enfant Jésus dessus ; celalui portera bonheur. – Gretchen ! Gretchen !

Une belle Alsacienne, d’une vingtained’années, vêtue de ce gracieux costume qui a quelque analogie aveccelui des femmes d’Arles, accourut à cette appellation.

– Qu’y a-t-il, notre maîtresse ?demanda-t-elle en allemand.

– Il y a qu’il faut préparer le 14 pource chérubin-là, lui choisir des draps bien fins et bien secs,pendant que je vais lui faire, moi, un lait de poule.

Gretchen alluma un bougeoir et s’apprêta àobéir.

La citoyenne Teutch revint alors près deCharles.

– Comprenez-vous l’allemand ? luidemanda-t-elle.

– Non, madame ; mais, si je restelongtemps à Strasbourg, comme c’est probable, j’espèrel’apprendre.

– Savez-vous pourquoi je vous ai donné leN° 14 ?

– Oui, j’ai entendu que vous disiez dansvotre monologue…

– Jésus Dieu ! mon monologue,qu’est-ce que c’est que ça ?

– Madame, c’est un mot français qui vientde deux mots grecs : monos qui veut direseul, et logos qui signifie parler.

– Vous savez le grec à votre âge, cherenfant ! dit Mme Teutch en joignant lesmains.

– Oh ! très peu, madame, et c’estpour l’apprendre beaucoup mieux que je viens à Strasbourg.

– Vous venez à Strasbourg pour apprendrele grec ?

– Oui, avec M. Euloge Schneider.

Mme Teutch secoua la tête.

– Oh ! madame, il sait le grec commeDémosthène, dit Charles, croyant que Mme Teutchniait la science de son futur professeur.

– Je ne dis pas non ; je dis que, sibien qu’il le sache, il n’aura pas le temps de vousl’apprendre.

– Et que fait-il donc ?

– Vous me le demandez ?

– Certainement, je vous le demande.

Mme Teutch baissa la voix.

– Il coupe des têtes, dit-elle.

Charles tressaillit.

– Il coupe… des… têtes ?répéta-t-il.

– Ne savez-vous pas qu’il est accusateurpublic ? Ah ! mon pauvre enfant, votre père vous a choisilà un singulier professeur de grec.

L’enfant resta un instant pensif.

– Est-ce que c’est lui, demanda-t-il, quia fait couper aujourd’hui la tête de la mère Raisin ?

– Non, c’est la Propagande.

– Qu’est-ce que la Propagande ?

– C’est la société pour la propagationdes idées révolutionnaires ; chacun taille de son côté. Lecitoyen Schneider comme accusateur public, le citoyen Saint-Justcomme représentant du peuple, et le citoyen Tétrell comme chef dela Propagande.

– C’est bien peu d’une guillotine pourtout ce monde-là, dit le jeune homme avec un sourire qui n’étaitpas de son âge.

– Aussi chacun a la sienne !

– À coup sûr, murmura l’enfant, mon pèrene savait pas tout cela quand il m’a envoyé ici.

Il réfléchit un instant ; puis, avec unefermeté qui indiquait un courage précoce :

– Mais, puisque j’y suis, ajouta-t-il, jeresterai.

Passant alors à une autre idée :

– Vous disiez donc, madame Teutch, repritl’enfant, que vous m’aviez donné la chambre N° 14 parce qu’elleétait petite, que le lit avait des rideaux, et qu’elle ne fumaitpas ?

– Et puis encore pour un autre motif, mongentil garçon.

– Pour lequel ?

– Parce qu’au 15, vous aurez un bon jeunecamarade un peu plus âgé que vous ; mais ça ne fait rien, vousle distrairez.

– Il est donc triste ?

– Oh ! très triste ; il aquinze ans à peine, et c’est déjà un petit homme. Il est ici, eneffet, pour une fâcheuse besogne ; son père, qui était généralen chef de l’armée du Rhin avant le citoyen Pichegru, est accusé detrahison. Imaginez-vous donc qu’il logeait ici, pauvre cherhomme ! Et que je gagerais bien tout ce que l’on voudraitqu’il n’est pas plus coupable que vous ou moi ; mais c’étaitun ci-devant, et vous savez qu’on n’y a pas confiance. Je disaisdonc que le jeune homme était ici pour copier des pièces quidoivent prouver l’innocence de son père ; c’est un saintenfant, voyez-vous, et qui travaille à cette besogne du matinjusqu’au soir.

– Eh bien ! je l’aiderai, ditCharles ; j’ai une bonne écriture.

– À la bonne heure, voilà qui est d’unbon camarade.

Et, dans son enthousiasme,Mme Teutch embrassa son hôte.

– Comment s’appelle-t-il ? demandaCharles.

– Il s’appelle le citoyen Eugène.

– Eugène n’est que son prénom.

– Oui, en effet, il a un nom et un drôlede nom ; attendez ! son père était marquis… attendezdonc…

– J’attends, madame Teutch, j’attends,dit le jeune homme en riant.

– C’est une manière de parler, vous savezbien que cela se dit… Un nom comme on en met sur le dos deschevaux… des harnais… Beauharnais ; c’est cela, Eugène deBeauharnais ; mais je crois que c’est à cause de sonde qu’on ne l’appelle qu’Eugène tout court.

La conversation remit en mémoire au jeunehomme la recommandation de Tétrell.

– À propos, madame Teutch, dit-il, vousdevez avoir chez vous deux commissaires de la commune deBesançon ?

– Oui, qui viennent réclamer votrecompatriote, M. l’adjudant général Perrin.

– Le leur rendra-t-on ?

– Bon ! il a fait mieux qued’attendre la décision de Saint-Just.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il s’est sauvé dans la nuit d’hier àaujourd’hui.

– Et on ne l’a pas rattrapé ?

– Non jusqu’à présent.

– J’en suis bien aise ; c’était unami de mon père, et je l’aimais bien aussi, moi.

– Ne vous vantez pas de cela ici.

– Et mes deux compatriotes ?

– MM. Dumont et Ballu ?

– Oui ; pourquoi sont-ils restés,puisque celui qu’ils venaient réclamer est hors deprison ?

– On va le juger par contumace, et ilscomptent le défendre absent comme ils l’eussent défenduprésent.

– Bon ! murmura l’enfant, jecomprends le conseil du citoyen Tétrell maintenant.

Puis, tout haut :

– Puis-je les voir ce soir ?demanda-t-il.

– Qui ?

– Les citoyens Dumont et Ballu.

– Certainement que vous pouvez les voir,si vous voulez les attendre ; mais, comme ils vont au Club desDroits-de-l’Homme, ils ne rentrent jamais avant deux heures dumatin.

– Je ne puis les attendre, étant tropfatigué, dit l’enfant ; mais vous pouvez leur remettre un motde moi quand ils rentreront, n’est-ce pas ?

– Parfaitement.

– À eux seuls, en main propre ?

– À eux seuls, en main propre.

– Où puis-je écrire ?

– Dans le bureau, si vous êtesréchauffé.

– Je le suis.

Mme Teutch prit la lampe surla table et l’alla porter sur un bureau placé dans un petit cabinetfermé par un grillage, pareil à celui que l’on met auxvolières.

Le jeune homme la suivit.

Là, sur un papier portant le timbre de l’Hôtelde la Lanterne, il écrivit :

Un compatriote qui sait de bonne partque vous devez être arrêtés incessamment, vous invite àrepartir au plus tôt pour Besançon.

Et pliant et cachetant le papier, il le remità Mme Teutch.

– Tiens, vous ne signez pas ?demanda l’hôtesse.

– C’est inutile ; vous pouvez biendire vous-même que le papier vient de moi.

– Je n’y manquerai pas.

– S’ils sont encore ici demain matin,faites qu’ils ne partent pas avant que je ne leur aie parlé.

– Soyez tranquille.

– Là ! c’est fini, dit Gretchen enrentrant et en faisant claquer ses sabots.

– Le lit est fait ? demandaMme Teutch.

– Oui, patronne, répondit Gretchen.

– Le feu allumé ?

– Oui.

– Alors chauffez la bassinoire etconduisez le citoyen Charles à sa chambre. Moi, je vais lui faireson lait de poule.

Le citoyen Charles était si fatigué, qu’ilsuivit sans difficulté aucune Mlle Gretchen et sabassinoire.

Dix minutes après que le jeune homme étaitcouché, Mme Teutch entrait dans la chambre, sonlait de poule à la main, le faisait prendre à Charles à moitiéendormi, lui donnait une petite tape sur chaque joue, bordaitmaternellement son lit, lui souhaitait un bon sommeil et sortait,emportant la lumière.

Mais les souhaits de la bonneMme Teutch ne furent exaucés qu’à moitié, car, àsix heures du matin, tous les hôtes de l’Auberge de la Lanterneétaient réveillés par un bruit de voix et d’armes ; dessoldats faisaient résonner la crosse de leurs fusils en la posantviolemment à terre, tandis que des pas précipités couraient par lescorridors, et que les portes s’ouvraient les unes après les autresavec fracas.

Charles, réveillé, se souleva sur son lit.

Au moment même, sa chambre s’emplit tout à lafois de lumière et de bruit. Des hommes de la police, accompagnésde gendarmes, s’élancèrent dans la chambre, tirèrent brutalementl’enfant hors du lit, lui demandèrent son nom, ses prénoms, cequ’il venait faire à Strasbourg, depuis quand il était arrivé,regardèrent sous le lit, fouillèrent la cheminée, ouvrirent lesarmoires, et sortirent comme ils étaient entrés, laissant l’enfanten chemise et tout étourdi au milieu de la chambre.

Il était évident que l’on opérait, chez lacitoyenne Teutch, une de ces visites domiciliaires si fréquentes àcette époque, mais que le nouvel arrivé n’en était pas l’objet.

Celui-ci jugea donc que ce qu’il avait demieux à faire était de se remettre dans son lit, après avoirrefermé la porte du corridor, et de se rendormir s’il pouvait.

Cette résolution prise et accomplie, il venaità peine de tirer ses draps sur son nez, que, le bruit ayant cessédans la maison, la porte de sa chambre se rouvrit et donna passageà Mme Teutch, coquettement vêtue d’un peignoirblanc et tenant un bougeoir allumé à la main.

Elle marchait doucement, avait ouvert la portesans bruit et faisait signe à Charles – qui, soulevé sur son coude,la regardait d’un air étonné – de ne pas souffler mot.

Lui, déjà fait à cette vie accidentée quicependant n’avait commencé que la veille, suivit en restant muet larecommandation qui lui était faite.

La citoyenne Teutch ferma derrière elle avecsoin la porte du corridor ; puis, posant son bougeoir sur lacheminée, elle prit une chaise et, avec les mêmes précautions, vints’asseoir au chevet du lit du jeune homme.

– Eh bien ! mon petit ami, luidit-elle, vous avez eu grand-peur, n’est-ce pas ?

– Pas trop, madame, répliqua Charles, carje savais bien que ce n’était point à moi que tous ces gens-là envoulaient.

– N’importe, il était temps que vous lesprévinssiez, vos compatriotes !

– Ah ! c’étaient eux que l’oncherchait ?

– Eux-mêmes ; par bonheur, ils sontrentrés à deux heures, je leur ai remis votre billet ; ilsl’ont lu deux fois ; ils m’ont demandé qui me l’avait donné,et je leur ai dit que c’était vous et qui vous étiez ; alorsils se sont consultés un instant, puis ils ont dit :« Allons ! allons ! il faut partir ! » Et,à l’instant même, ils se sont mis à faire leurs malles, en envoyantl’Endormi voir s’il y avait des places à la diligence de Besançonqui partait à cinq heures du matin ; par bonheur, il y enavait deux. L’Endormi les retint, et, pour être sûr qu’on ne lesleur prendrait pas, ils sont partis d’ici à quatre heures ;aussi étaient-ils déjà sur la route de Besançon depuis une heurelorsqu’on est venu frapper à la porte au nom de la loi ;seulement, imaginez-vous qu’ils ont eu la maladresse d’oublier oude perdre le billet que vous leur aviez écrit ; de sorte queles gens de la police l’ont trouvé.

– Oh ! peu m’importe, il n’était passigné de moi et personne à Strasbourg ne connaît mon écriture.

– Oui ; mais comme il était écritsur du papier au timbre de l’Hôtel de la Lanterne, ils se sontretournés sur moi et ont voulu savoir qui avait écrit le billet surmon papier.

– Ah ! diable !

– Vous comprenez bien que je me seraisplutôt fait arracher le cœur que de le leur dire ; pauvre chermignon ! ils vous auraient emmené. Je leur ai répondu quequand les voyageurs demandaient du papier à lettres, on montaitdans leur chambre le papier de l’hôtel ; qu’il y avait à peuprès soixante voyageurs dans la maison, qu’il m’était, parconséquent, impossible de savoir lequel s’était servi de mon papierpour écrire un billet : ils ont parlé alors dem’arrêter ; j’ai répondu que j’étais prête à les suivre, maisque cela ne leur servirait à rien, attendu que ce n’était pas moique le citoyen Saint-Just les avait chargés de conduire enprison ; ils ont reconnu la vérité de l’argument et se sontretirés en disant : « C’est bon, c’est bon ; un jourou l’autre !… » Je leur ai répondu :« Cherchez ! » et ils cherchent ! Seulement jesuis venue vous prévenir de ne pas souffler le mot, et, si vousêtes accusé, de nier comme un beau diable que le billet soit devous.

– Quand nous en serons là je verrai ceque j’ai à faire ; en attendant, grand merci, madameTeutch.

– Ah ! une dernière recommandation,mon cher petit homme ; quand nous sommes entre nous,appelez-moi Mme Teutch, c’est bien ; mais,devant le monde, donnez-moi de la citoyenne Teutch gros comme lebras ; je ne dis pas que l’Endormi soit capable de faire unemauvaise action, mais c’est un zélé, et, quand les imbéciles sontzélés, je ne m’y fie pas.

Et, sur cet axiome, qui indiquait à la fois saprudence et sa perspicacité, Mme Teutch se leva,éteignit le bougeoir qui brûlait sur la cheminée, attendu que,depuis qu’elle était là, le jour était venu, et sortit.

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