Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 25La carte de Marengo

Les deux généraux restèrent seuls. Tous deux,avec un intérêt différent, avaient suivi des yeux le jeune homme,jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière lui.

– C’est un cœur d’or que celui de cetenfant, dit Barras. Imaginez-vous qu’à treize ans et demi – je nele connaissais pas encore à cette époque – il est parti seul pourStrasbourg dans l’espoir d’y trouver des pièces qui justifiassentson père devant le Tribunal révolutionnaire. Mais le Tribunalrévolutionnaire était pressé. En attendant les pièces querecueillait le fils, il fit tomber la tête du père. Il était temps,au reste, qu’Eugène revînt, car, sans Saint-Just qu’il rencontralà-bas, je ne sais trop ce qui serait arrivé de lui. Il était allés’attaquer en plein spectacle à l’un des meneurs de Strasbourg, unprésident de club nommé Tétrell, qui avait le buste de plus quelui. Si le peuple, qui l’avait vu dans la journée faire le coup defeu avec les Prussiens, n’avait pas pris hautement son parti, lepauvre enfant était flambé.

– Je présume, dit Bonaparte, toujoursprécis, que vous n’avez pas pris la peine de vous déranger, citoyenBarras, pour me parler de ce jeune homme, puisque vous ignoriez quej’eusse reçu sa visite ?

– Non, répondit Barras, je venais vousfaire un cadeau.

– À moi ?

– Oui, à vous, dit Barras.

Et, allant à la porte de l’antichambre, ill’ouvrit et fit un signe. Deux hommes entrèrent. Ils portaientchacun sur une épaule, comme deux charpentiers portent une poutre,une immense toile roulée et ficelée.

– Bon Dieu ! qu’est-ce quecela ? demanda Bonaparte.

– Vous m’avez parlé de votre désir defaire la guerre en Italie, général ?

– Vous voulez dire, interrompitBonaparte, de la nécessité où sera la France, un jour ou l’autre,d’y trancher la question autrichienne.

– Eh bien ! depuis longtemps,Carnot, qui est du même avis que vous, s’occupe de faire relever lacarte d’Italie la plus complète qui existe au monde. Je l’aidemandée au Ministère de la guerre, où l’on avait bonne envie de mela refuser, mais enfin ils me l’ont donnée, et, moi, je vous ladonne.

Bonaparte saisit la main de Barras.

– C’est un vrai cadeau, cela !dit-il, surtout si cette carte m’est donnée comme à celui qui doits’en servir. Ouvrez-la, dit Bonaparte s’adressant aux hommes qui laportaient.

Ceux-ci s’agenouillèrent, dénouèrent lescordons, essayèrent d’étendre la carte, mais il s’en fallait demoitié que la chambre fût assez grande pour la contenirdéployée.

– Bon ! reprit Bonaparte, vous allezme forcer de faire bâtir une maison pour mettre cette carte.

– Oh ! répliqua Barras, lorsque letemps de vous en servir sera venu, peut-être habiterez-vous unemaison assez grande pour la faire clouer entre deux fenêtres.Voyez, en attendant, ce qu’il y a de déployé ; pas unruisseau, pas un torrent, pas une colline n’y manque.

Les porteurs, autant qu’il était en leurpouvoir, entrouvrirent la carte. La portion qu’ils mirent àdécouvert s’étendait en avant du golfe de Gênes, d’Ajaccio àSavone.

– À propos ! demanda Bonaparte,c’est là que doivent être Schérer, Masséna, Kellermann, àCervoni ?

– Oui, dit Barras ; justement, nousavons reçu cette nuit de leurs nouvelles ; comment oubliais-jede vous dire cela ? Augereau a été complètement battu àLoano ; Masséna et Joubert, que Kellermann a conservés àl’armée malgré la destitution du Comité de salut public, y ont étésplendides de courage.

– Ce n’est pas là, ce n’est pas là,murmura Bonaparte. Qu’est-ce que les coups portés dans lesmembres ? Rien. C’est au cœur qu’il faut frapper. C’est àMilan, c’est à Mantoue, c’est à Vérone. Ah ! si jamais…

– Quoi ? demanda Barras.

– Rien ! dit Bonaparte.

Puis, se retournant brusquement versBarras :

– Êtes-vous sûr d’être nommé un des cinqdirecteurs ? lui demanda-t-il.

– Hier, répondit Barras en baissant lavoix, les conventionnels se sont réunis pour se concerter sur lechoix des membres du Directoire. On a discuté quelque temps ;enfin les noms sortis de cette première épreuve sont : lemien, puis celui de Rewbell, Sieyès en troisième, enfinLarevellière-Lépeaux et Letourneur ; mais, à coup sûr, un descinq n’acceptera pas.

– Quel est cet ambitieux ? demandaBonaparte.

– Sieyès.

– Parle-t-on de celui qui leremplacera ?

– Selon toute probabilité, ce seraCarnot.

– Vous n’y perdrez rien. Mais pourquoin’avoir pas introduit, parmi ces noms, tous civils, un de ces nomsqui représentait l’armée, comme Kléber, Pichegru, Hoche ouMoreau ?

– On a craint de donner trop d’influenceaux militaires.

Bonaparte se mit à rire.

– Bon ! dit-il, quand César s’emparade Rome, il n’était ni tribun ni consul ; il revenait desGaules, où il avait gagné quatre-vingts batailles et soumis troiscents peuples. C’est comme cela que se font les dictateurs.Seulement, aucun des hommes que nous venons de nommer n’est detaille à jouer le rôle de César. Si les cinq hommes que vous ditessont nommés, les choses pourront marcher. Vous avez de lapopularité, de l’initiative et de l’action ; vous sereznaturellement le chef du Directoire. Rewbell et Letourneur sont destravailleurs qui feront la besogne, tandis que vous représenterez.Larevellière-Lépeaux est sage et honnête, et vous moralisera tous.Quant à Carnot, je ne sais pas trop de quelle besogne vous lechargerez.

– Il continuera de faire des plans etd’organiser la victoire, dit Barras.

– Qu’il en fasse tant qu’il voudra, desplans. Si je deviens quelque chose, ne vous donnez jamais la peinede m’en envoyer un seul.

– Pourquoi cela ?

– Parce que ce n’est pas avec une carte,un compas et des épingles à tête de cire rouge, bleue ou verte quel’on gagne des batailles. C’est avec l’instinct, le coup d’œil, legénie. Je voudrais bien savoir si l’on envoyait de Carthage àAnnibal les plans des batailles de la Trébia, du lac de Trasimèneet de Cannes. Vous me faites hausser les épaules avec vosplans ! Savez-vous ce que vous devriez faire ? Vousdevriez me donner les détails que vous avez reçus sur la bataillede Loano, et, puisque la carte est découverte à cet endroit-là, çam’intéresserait de suivre les mouvements de nos troupes et destroupes autrichiennes.

Barras tira de sa poche une note écrite avecle laconisme d’une dépêche télégraphique et la tendit àBonaparte.

– Patience, lui dit-il, vous avez déjà lacarte ; le commandement viendra peut-être.

Bonaparte lut avidement la dépêche.

– Bien ! dit-il. Loano c’est la cléde Gênes, et Gênes est le magasin de l’Italie.

Puis, continuant de lire la dépêche :

– Masséna, Kellermann, Joubert, quelshommes ! et que ne peut-on faire avec eux ?… Celui quipourrait les réunir et les tordre entre eux serait le véritableJupiter olympien tenant la foudre.

Puis il murmura les noms de Hoche, de Kléberet de Moreau, et, un compas à la main, se coucha sur cette grandecarte dont un coin seulement était découvert.

Là, il se mit à étudier les marches et lescontremarches qui avaient amené cette fameuse bataille deLoano.

Quand Barras prit congé de lui, à peine fit-ilattention à son départ, tant il était plongé dans ses combinaisonsstratégiques.

– Ce ne doit pas être Schérer, dit-il,qui a combiné et exécuté ce plan. Ce ne peut être Carnot non plus…il y a trop d’imprévu dans l’attaque. Ce doit être un homme depremière force… Masséna sans doute.

Il était, depuis une demi-heure à peu près,couché sur cette carte qui ne devait plus le quitter, lorsque laporte s’ouvrit et qu’on lui annonça :

– La citoyenne Beauharnais !

Dans sa préoccupation, Bonaparteentendit : « Le citoyen Beauharnais », et crut quec’était le jeune homme qu’il avait déjà vu, qui venait le remercierde la faveur qu’il lui avait accordée.

– Qu’il entre, dit-il, qu’ilentre !

À l’instant même parut à la porte, non pas lejeune homme qu’il avait déjà vu, mais une femme charmante, devingt-sept à vingt-huit ans. Étonné, il se releva à moitié, et cefut un genou en terre que Bonaparte vit pour la première foisapparaître à ses yeux Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie,veuve Beauharnais.

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