Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 6Maître Nicolas

L’impression de cette scène fut profonde, etchacun ressentit cette impression selon son caractère ; maiscelui qui en fut le plus ému fut notre écolier ; certes, ilavait déjà vu des femmes, mais c’était la première foisque la femme se révélait à lui.Mlle de Brumpt, nous l’avons dit, était d’unemerveilleuse beauté, et cette beauté était apparue au jeune hommedans toutes les conditions qui pouvaient la faire valoir.

Aussi éprouva-t-il une étrange commotion,quelque chose comme une morsure douloureuse au cœur, lorsque, lajeune fille sortie, Schneider, élevant son verre, annonça queMlle de Brumpt était sa fiancée, et seraitbientôt sa femme.

Que s’était-il donc passé dans le salon ?par quelles paroles persuasives Schneider avait-il pu déterminerchez elle un si rapide consentement ? Car le jeune homme nedoutait point, d’après le ton d’assurance de son hôte, qu’il n’yeût consentement de la part de la jeune fille.

C’était donc pour s’offrir à lui qu’elle avaitdemandé ce tête-à-tête d’un instant ?

Oh ! alors, il fallait le dévouementsuprême de l’amour filial pour avoir déterminé ce lis pur, cetterose parfumée, à s’allier à ce houx épineux, à ce chardon grossier,et il lui semblait, à lui, Charles, que, s’il était le père decette céleste enfant, il aimerait mieux mourir cent fois que deracheter sa vie au prix du bonheur éternel de sa fille.

De même que c’était la première fois qu’ilappréciait la beauté dans la femme, c’était la première fois aussiqu’il mesurait l’abîme que la laideur peut mettre entre deuxpersonnes de sexe différent.

Et quelle laideur que celle d’Euloge, dontpour la première fois Charles s’apercevait ! la plus laide detoutes : celle que rien ne saurait effacer, parce qu’elle secomplique de la laideur morale, la laideur fétide de ces facesmonacales, qui, jeunes, ont subi la pression du cachet del’hypocrisie.

Charles, plongé dans ses réflexions et tournédu côté où la jeune fille avait disparu, par la même attraction quiincline l’héliotrope du côté où le soleil s’est couché, semblait,la bouche ouverte, les narines mouvantes, recueillir les atomesparfumés qu’elle avait répandus sur son passage. Les nerveusestitillations de la jeunesse venaient de s’éveiller en lui, et,comme en avril la poitrine se dilate à respirer les premièresbouffées du printemps, à lui aussi, son cœur se dilatait enrespirant les premières brises de l’amour.

Ce n’était pas encore le jour, c’étaitl’aube ; ce n’était pas encore l’amour, c’était le héraut quil’annonçait.

Il allait se lever, il allait suivre lecourant magnétique, aller sans savoir où, comme vont les jeunescœurs troublés, lorsque Schneider sonna.

Le timbre le fit tressaillir et le fitredescendre des hauteurs qu’il était en train d’escalader.

La vieille parut.

– Ai-je des hussards de planton ?demanda-t-il.

– Deux, répondit la vieille.

– Que l’un des deux monte à cheval etaille me chercher maître Nicolas, dit Schneider.

La vieille femme referma la porte sansrépondre, preuve qu’elle savait de qui il était question.

Charles ne le savait pas, mais il étaitévident que le toast s’enchaînait à la sortie deMlle de Brumpt, le coup de sonnette au toast,et l’ordre que venait de donner Schneider au coup desonnette ; il allait encore apprendre quelque chose denouveau.

Il était évident aussi que les trois autresconvives savaient ce que c’était que Nicolas, puisque eux, silibres avec Schneider, n’avaient pas fait la moindre question.

Charles l’eût bien demandé à son voisinMonnet ; mais il n’osa le faire, de peur que ce ne fût Eulogequi entendît la question et qui y répondît.

Il se fit un instant de silence pendant lequelun certain malaise sembla peser sur les convives d’Euloge ;l’attente du café, cette liqueur joyeuse du dessert, sa venue mêmen’eut pas la puissance de déchirer un coin du voile de crêpe quecet ordre d’Euloge, si simple en somme, avait secoué dansl’air.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi.

Au bout de dix minutes, trois coups mesurésd’une certaine façon se firent entendre.

Les convives tressaillirent ; Edelmannreboutonna son habit un instant entrouvert, Young toussa, Monnetdevint aussi pâle que le col de sa chemise.

– C’est lui ! dit Euloge en fronçantle sourcil et d’une voix que la préoccupation de Charles lui fitparaître altérée.

La porte se rouvrit et la vieilleannonça :

– Le citoyen Nicolas !

Puis elle se rangea pour laisser passer celuiqu’elle venait d’annoncer, prenant grand soin qu’il ne la touchâtpoint en passant.

Un petit homme maigre, pâle et sérieuxentra.

Il était vêtu comme tout le monde, etcependant, sans que l’on pût dire quoi, il y avait dans sa mise,dans sa tournure, dans l’ensemble de sa personne, quelque chosed’étrange et qui faisait rêver.

Edelmann, Young et Monnet reculèrent leurchaise ; Euloge seul avança la sienne.

Le petit homme fit deux pas dans l’intérieurde la salle, salua Euloge sans s’inquiéter des autres, et resta lesyeux fixés sur lui.

– Demain, à neuf heures, lui dit Euloge,nous partons.

– Pour quel pays ?

– Pour Plobsheim.

– Nous nous y arrêtons ?

– Deux jours.

– Combien d’aides ?

– Deux. Ta mécanique est enétat ?

Le petit homme sourit et fit un mouvementd’épaules qui signifiait : « Bellequestion ! »

Puis, tout haut :

– Attendrai-je à la Porte de Kehl, ouviendrai-je te prendre ici ?

– Tu viendras me prendre ici.

– À neuf heures précises, jet’attendrai.

Le petit homme fit un mouvement poursortir.

– Attends, dit Schneider, tu ne sortiraspas sans que nous buvions ensemble au salut de la République.

Le petit homme accepta en s’inclinant.

Schneider sonna, la vieille parut.

– Un verre pour le citoyen Nicolas, ditSchneider.

Schneider prit la première bouteille venue etla pencha doucement sur le verre pour n’en pas troubler laliqueur ; quelques gouttes de vin rouge tombèrent dans leverre.

– Je ne bois pas de vin rouge, dit lepetit homme.

– C’est vrai ! dit Schneider.

Puis, en riant :

– Tu es donc toujours nerveux, citoyenNicolas ?

– Toujours.

Schneider prit une seconde bouteille devin : celle-là était de Champagne.

– Tiens, dit-il en la lui présentant,guillotine-moi cette citoyenne-là.

Et il se mit à rire.

Edelmann, Young et Monnet essayèrent, maisinutilement, de l’imiter.

Le petit homme resta sérieux.

Il prit la bouteille, tira de sa ceinture uncouteau droit, large et pointu, le passa plusieurs fois sur leverre de la bouteille, au-dessus du rebord de son orifice ;puis, d’un coup sec de ce même couteau, il fit sauter le col, lebouchon et les fils de fer de la bouteille.

La mousse s’en élança, comme s’élance le sangdu cou tranché, mais Schneider, qui tenait son verre prêt, la reçutdans son verre.

Le petit homme versa à tout le monde, mais ilse trouva qu’il n’y eut que cinq verres pleins, au lieu de six.

Le verre de Charles resta vide, et Charles segarda bien de réclamer.

Edelmann, Schneider, Monnet et Youngchoquèrent leur verre contre celui du petit homme.

Soit choc trop rude, soit présage, celui deSchneider se brisa dans le choc.

Tous cinq crièrent :

– Vive la République !

Mais quatre seulement purent boire à sasanté : il ne restait rien dans le verre de Schneider.

Quelques gouttes de vin restaient dans labouteille ; Schneider la saisit d’une main fiévreuse et enporta vivement le goulot à sa bouche.

Mais plus vivement encore il le retira :les aspérités du verre brisé venaient de lui percer les lèvresjusqu’aux dents.

Un blasphème sortit de sa bouche sanglante, etil brisa la bouteille à ses pieds.

– C’est toujours pour demain à la mêmeheure ? demanda tranquillement maître Nicolas.

– Oui, et va-t’en au diable ! ditSchneider en portant son mouchoir à sa bouche.

Maître Nicolas salua et sortit.

Schneider, devenu très pâle et près des’évanouir à la vue de son sang qui coulait en abondance, s’étaitlaissé tomber sur sa chaise.

Edelmann et Young allèrent à lui, pour luiporter secours ; Charles tira Monnet par le pan de sonhabit.

– Qu’est-ce donc que maîtreNicolas ? lui demanda-t-il tout frémissant d’émotion àl’étrange scène qui venait de se passer devant lui.

– Tu ne le connais pas ? demandaMonnet.

– Comment veux-tu que je leconnaisse ? Je suis à Strasbourg depuis hier seulement.

Monnet ne répondit point, mais passa la main àla hauteur de son cou.

– Je ne comprends pas, dit Charles.

Monnet baissa la voix.

– Tu ne comprends pas que c’est lebourreau ?

Charles tressaillit.

– Mais, alors, la mécanique, c’estdonc…

– Pardieu !

– Mais que va-t-il faire avec laguillotine, à Plobsheim ?

– Il te l’a dit, il va semarier !

Charles serra la main froide et humide deMonnet, et s’élança hors de la salle à manger.

Comme à travers une vapeur de sang, il venaitd’entrevoir la vérité !

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