Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 33L’ordre du jour

Quelle que soit notre volonté de ne pas nousperdre dans des récits de sièges et de batailles, force nous estmaintenant de suivre Hoche et Pichegru dans leur coursetriomphale ; un ou deux chapitres d’ailleurs suffiront à nousmener à la fin de cette première partie, que nous tenons à conduirejusqu’au moment où, sur ce point du moins, l’ennemi est rejeté horsdes frontières de France.

Au reste, comme on va le voir, après les troisvictoires de Dawendorf, de Frœschwiller et de Wœrth, l’ennemilui-même en reprenait la route.

À quatre heures du matin, Stephan venaitannoncer à Pichegru que les Prussiens, étourdis et émerveillés à lafois de la façon dont ils avaient été chassés de Wœrth,abandonnaient leurs positions et battaient en retraite, à traversles gorges des Vosges, en deux colonnes, se dirigeant l’une surDrakenbrœnn et l’autre sur Lembach.

Aussitôt la ville tombée en notre pouvoir, unaide de camp avait été envoyé par Pichegru à Hoche, pour luiannoncer l’heureux résultat de la journée et le prévenir que, lelendemain, ou plutôt le jour même, à cinq heures du matin, ilferait une sortie sur trois colonnes et attaquerait l’ennemi deface, tandis qu’il invitait Hoche à sortir de ses retranchementset, en marchant sur Gœrsdorf à l’attaquer en flanc.

La retraite des Prussiens rendait cettemanœuvre inutile ; Doumerc, réveillé, sauta à cheval et courutdire à Hoche de poursuivre vivement l’ennemi, tandis que Pichegrurabattrait sur Haguenau et reprendrait la ville.

Mais, au moment où Pichegru arrivait avec satête de colonne à la hauteur de Spachbach, il vit venir à lui unmessager envoyé par le maire de Haguenau, qui lui faisait direqu’en apprenant la triple victoire qu’il venait de remporter et quila séparait complètement des corps d’armée de Hodge et de Wurmser,la garnison de Haguenau avait évacué la ville pendant la nuit,s’était rendue à travers le bois à Soufflenheim et avait passé leRhin à la hauteur du fort Vauban.

Pichegru détacha mille hommes, dont il donnale commandement à Lieber, qu’il envoya occuper Haguenau ;puis, revenant sur ses pas, il traversa Wœrth, prit le chemin dePruschdorf, et s’en alla coucher le même soir à Lobsam.

Stephan fut chargé de prévenir Hoche de ceretour inattendu et de l’inviter à faire plus grande diligence pourreprendre, conjointement avec lui, les lignes de Wissembourg.

La route présentait le spectacle d’une de cesémigrations pareilles à celles qui sillonnaient le monde au tempsdes Huns, des Vandales ou des Burgondes ; les Autrichiens,obligés de quitter la ligne de la Moder, s’étaient retirés sur laligne même de Wissembourg en avant de la Lauter, où ils comptaientlivrer bataille ; ils étaient conduits par le maréchalWurmser.

Les Prussiens en avaient fait autant, enremontant la Sauerbach, conduits par Hodge ; ils avaient passéla rivière à Lembach et avaient fait leur jonction avec lesAutrichiens à Wissembourg.

Mais ce qu’il y avait de curieux, c’est quecette retraite rapide des deux armées entraînait avec elle tous lesémigrés, tous les nobles alsaciens venus à la suite des armées avecleurs familles et fuyant aujourd’hui avec elles. Les routes étaientcouvertes de chariots, de voitures, de chevaux, formantd’inextricables embarras, au milieu desquels nos soldatss’ouvraient un passage sans avoir l’air de s’apercevoir qu’ilstraversaient une population ennemie, laquelle, une fois dépasséepar nous, avait l’air de suivre l’armée qu’elle fuyait.

Les deux généraux français firent à leur tourleur jonction à Roth ; en ce moment, ils entendirent de grandscris de « Vive la République ! », les rangs dessoldats s’ouvrirent, et les deux représentants en mission,Saint-Just et Lebas, apparurent.

Ils avaient pensé que l’ennemi tiendraiténormément aux lignes, et que leur présence ne serait pas inutilepour encourager le soldat.

Les deux représentants du peuple et leur suitevinrent se mêler à l’état-major des deux généraux, auxquels ilsfirent force compliments sur les trois combats successifs quiavaient si complètement et si promptement nettoyé la route.

Charles, un des premiers, avait reconnu ledéputé du département de l’Aisne et s’était écrié :

– Ah ! c’est le citoyenSaint-Just !

Pichegru se pencha à son oreille, et, enriant :

– Ne lui parle pas du bonnet de police,dit-il.

– Oh ! je n’ai garde ! fitCharles ; depuis qu’il m’a raconté qu’il avait fait fusillerson meilleur ami, j’ai défiance.

– Tu fais bien.

Saint-Just s’approcha de Pichegru et lefélicita par quelques paroles brèves et incisives.

Puis, reconnaissant Charles :

– Ah ! dit-il, il paraît qu’entre latoge et les armes tu as décidément choisi les armes. – Ne le laissepas tuer, citoyen Pichegru ; c’est un honnête enfant quipromet un honnête homme, c’est rare.

Puis, prenant Pichegru à part :

– Ma police m’a dit, et je n’en ai riencru, fit-il, que tu t’étais abouché à Dawendorf avec un émissairedu ci-devant prince de Condé ; je n’en ai rien cru.

– C’est cependant la vérité, citoyenSaint-Just.

– Et que venait-il faire ?

– Des propositions de trahison.

– Quelles étaient cespropositions ?

– Je n’en sais rien ; ma pipes’étant éteinte pendant notre conversation, je l’ai rallumée avecla lettre du prince de Condé, sans avoir pris la peine de lalire.

– Et tu as fait fusiller lemessager ?

– Je m’en suis bien gardé.

– Pourquoi cela ?

– Une fois mort, il n’eût pas pu dire àson prince le cas que je faisais de ses propositions.

– Pichegru, tu ne cachais pas quelquearrière-pensée derrière cette clémence ?

– Si fait, celle de battre l’ennemi àFrœschwiller le lendemain ; de prendre Wœrth le surlendemain,et celle de forcer les lignes aujourd’hui.

– Alors, Hoche et toi, vous êtes prêts àmarcher à l’ennemi ?

– Nous le sommes toujours, citoyenreprésentant, surtout quand tu nous honores de ta compagnie.

– Alors, en avant ! ditSaint-Just.

Et il envoya Lebas donner à Hoche l’ordred’attaquer de son côté.

Les tambours et les fanfares retentirent surtout le front de l’armée, qui se porta en avant.

Le hasard avait fait que, ce même jour, 26décembre, les Autrichiens et les Prussiens avaient résolu dereprendre l’offensive ; si bien que tout à coup, en arrivantau haut d’une colline, l’armée française les aperçut rangés enbataille en avant de la hauteur, depuis Wissembourg jusqu’auRhin.

La position était bonne pour l’offensive, maisnon pourla défensive ; la Lauter était, dans ce dernier cas,un gouffre où l’on risquait fort d’être jeté.

Aussi, en marchant à eux, Pichegru et Hochetrouvèrent-ils leur avant-garde en marche.

Présumant que l’effort du combat se porteraitau centre, les deux généraux y poussèrent une masse de trente-cinqmille hommes, tandis que trois divisions de l’armée de la Mosellemenaçaient la droite des alliés par les gorges des Vosges, et quedeux divisions commandées par un aide de camp du général Broglie,qui allait ce même jour faire ses premières armes à l’armée duRhin, s’avançaient pour attaquer par Lauterbourg. Le jeune aide decamp, âgé de vingt-six à vingt-sept ans à peine, se nommait AntoineDesaix.

Tout à coup Saint-Just et Lebas, quimarchaient tous deux, l’un sur le front de bataille de Pichegru,l’autre sut le front de bataille de Hoche, firent entendre le mot« Halte ! »

On n’était qu’à une portée de canon del’ennemi, et il était évident qu’avant une demi-heure les deuxarmées allaient en venir aux mains.

– Citoyen Pichegru, dit Saint-Just,tandis que Lebas en disait autant à Hoche, fais venir tous lesofficiers à l’ordre ; j’ai une communication à leur faireavant le combat.

– À l’ordre tous les officiers !cria Pichegru.

Les généraux de brigade, les colonels, lesaides de camp, les capitaines répétèrent le cri du général, qui futporté comme un écho sur toute la ligne.

Aussitôt tous les officiers de tous lesgrades, jusqu’aux sous-lieutenants, sortirent des rangs et vinrentse presser en un immense cercle autour de Saint-Just et dePichegru, sur le front de bataille du centre et de l’aile droite,et autour de Hoche et de Lebas, sur le front de bataille de l’ailegauche.

Ce mouvement prit une dizaine de minutes,pendant lesquelles les officiers seuls se mirent enmouvement ; les soldats restèrent immobiles.

Les Prussiens et les Autrichiens avançaienttoujours et l’on commençait à entendre leurs tambours et leursclairons battant et sonnant la charge.

Saint-Just tira une feuille imprimée de sapoche, c’était Le Moniteur.

– Citoyens, dit-il de cette voixstridente qui avait une si grande puissance, qu’à cinq cents pas dedistance on pouvait l’entendre, j’ai voulu, avant que vous envinssiez aux mains, vous apprendre une bonne nouvelle.

– Laquelle ? laquelle ?crièrent tous les officiers d’une seule voix.

Au même moment, une batterie ennemie gronda,et les projectiles vinrent choisir leurs victimes au milieu desrangs français.

Un officier, la tête emportée par un boulet,tomba aux pieds de Saint-Just, qui ne parut pas s’en apercevoir, etqui, de la même voix continua :

– Les Anglais sont chassés de Toulon, laville infâme ! le drapeau tricolore flotte sur les remparts.Voici, continua-t-il, Le Moniteur qui contient nonseulement la nouvelle officielle, mais les détails que je vouslirais si nous n’étions sous le feu de l’ennemi.

– Lis, dit Pichegru.

– Lis, citoyen représentant du peuple,lis ! crièrent tous les officiers.

Les soldats, dans les rangs desquels lapremière décharge avait creusé quelques sillons, regardaient avecimpatience du côté du cercle des officiers.

Une seconde décharge se fit entendre, etaussitôt un second ouragan de fer passa en sifflant.

D’autres vides s’ouvrirent.

– Serrez les rangs, cria Pichegru auxsoldats.

– Serrez les rangs ! répétèrent lesofficiers. Et les vides disparurent.

Au milieu du cercle, un cheval s’étaitaffaissé, tué par un biscaïen, sous son cavalier.

Le cavalier se dégagea des étriers ets’approcha de Saint-Just pour mieux entendre.

Saint-Just lut :

28 frimaire, an II de la République

une et indivisible, onze heures du soir.

Le citoyen Dugommier à la Conventionnationale.

Citoyens représentants,

Toulon est en notre pouvoir.

Hier, nous avons pris le fort Mulgrave etle petit Gibraltar.

Ce matin, les Anglais ont évacué les fortset incendié la flotte française et l’arsenal. Le magasin de lamâture est en feu ; vingt bâtiments de guerre sont brûlés,dont onze vaisseaux de ligne et six frégates ; quinze sontemmenés, trente-huit sont sauvés.

À dix heures du soir, le colonel Cervoniest entré dans la place.

Demain, je vous écrirai pluslonguement,

Vive la République !

– Vive la République ! crièrent àleur tour les officiers.

– Vive la République ! répétèrenttout le centre et toute l’aile droite.

Une troisième canonnade se fit entendre etplus d’un cri de « Vive la République ! » commencéne s’acheva point.

– Voici maintenant, continua Saint-Just,une lettre de notre collègue Barras, chargé de punir la ville deToulon ; elle est adressée à la Conventionnationale :

Citoyens représentants,

La majeure partie des infâmes Toulonnaiss’est embarquée sur les vaisseaux de Hood et de Sidney Smith, et,par conséquent, la justice nationale ne sera pas assouvie commeelle devait l’être ; mais, par bonheur, les maisonsn’ont pas pu s’arracher de leurs fondements ; la ville estrestée, afin qu’elle puisse disparaître sous la vengeance de laRépublique, comme ces villes maudites dont l’œil cherche en vain laplace. On avait d’abord ouvert l’avis de détruire la ville par lesmines ; mais on ne le pouvait sans risquer de brûler lesmagasins et l’arsenal. Il a été décidé alors que tous les maçonsdes six départements environnants seront requis d’accourir avecleurs outils pour démolition générale et prompte. Avec une armée dedouze mille maçons, la besogne ira grand train, et Toulon doit êtrerasée en quinze fours.

Demain, les fusillades commenceront etdureront jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de traîtres !

Salut et fraternité !

Vive la République !

L’ennemi continuait d’avancer ; onentendait les roulements des tambours, les éclats des trompettes,et, de temps en temps, quand le vent portait, la voix harmonieusede la musique militaire.

Tout se perdit dans le grondement ducanon ; une grêle de mitraille s’abattit sur les rangsfrançais et particulièrement dans le corps des officiers.

Pichegru se dressa sur les étriers, et, commeil voyait un certain désordre :

– À vos rangs ! cria-t-il.

– À vos rangs ! répétèrent lesofficiers.

Les lignes se redressèrent.

– Arme au pied ! cria Pichegru.

Et l’on entendit le bruit de dix mille crossesde fusil frappant la terre avec une régularité admirable.

– Maintenant, reprit Saint-Just, sans quela moindre altération se remarquât dans sa voix, voici unecommunication du Ministère de la guerre ; elle m’est adressée,mais pour être transmise aux généraux Hoche et Pichegru :

Citoyen représentant,

Je reçois cette lettre du citoyen Dutheille cadet :« Toulon est au pouvoir de laRépublique ; la lâcheté et la perfidie de ses ennemis sont àleur comble ; l’artillerie a été splendide ; c’est à elleque l’on doit la victoire ; il n’est aucun soldat qui n’aitété un héros ; les officiers leur en donnèrentl’exemple ; je manque d’expressions pour te peindre le méritedu colonel Bonaparte. Beaucoup de science, beaucoup d’intelligence,trop de bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rareofficier ; c’est à toi, ministre, de le conserver à la gloirede la République… J’ai nommé le colonel Bonaparte général debrigade, et te prie d’inviter les généraux Hoche et Pichegru àmettre son nom à l’ordre du jour de l’armée du Rhin. Le mêmehonneur sera fait au premier brave dont ils m’enverront le nom, etqui aura franchi le premier les lignes deWissembourg. »

– Vous entendez, citoyens, dit Pichegru,le nom du colonel Bonaparte est à l’ordre du jour de l’armée !Que chacun retourne à son poste et communique ce nom aux soldats.Maintenant que les Anglais sont battus, au tour des Prussiens etdes Autrichiens !… En avant ! Vive laRépublique !

Le nom de Bonaparte, qui venait de jaillir siglorieusement à la lumière, courut de rang en rang ; unimmense cri de « Vive la République ! » poussé parquarante mille voix lui succéda, les tambours battirent la charge,les trompettes sonnèrent, les musiques jouèrent laMarseillaise, et toute l’armée, si longtemps contenue, sejeta d’un seul élan au-devant de l’ennemi.

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