Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 7Le général Tête-Ronde et le chef des compagnons de Jéhu

Lemaistre les présenta l’un à l’autre.

– Le général Tête-Ronde, dit-il endésignant le chouan. Le citoyen Morgan, chef des compagnons deJéhu, ajouta-t-il en s’inclinant devant le président de la sectionLe Peletier.

Les mains des deux jeunes gens seserrèrent.

– Bien que le hasard nous ait fait naîtreaux deux extrémités de la France, dit Morgan, une même opinion nousréunit. Seulement, quoique nous soyons du même âge, vous, général,vous êtes déjà célèbre, tandis que je suis encore ignoré, ou connuseulement par les malheurs de ma famille. C’est à ces malheurs etau désir de les venger que je dois la recommandation du Comitéroyaliste du Jura et la position que m’a faite la section LePeletier, en me nommant son président, sur la présentation deM. Lemaistre.

– Monsieur le comte, répondit le généralroyaliste en s’inclinant, je n’ai pas l’honneur d’appartenir ainsique vous à la noblesse de France. Non, je suis tout simplement unenfant du chaume et de la charrue ; quand on est appelé, commenous, à risquer sa tête sur le même échafaud, il est bon de seconnaître ; on n’aime point à mourir en compagnie de qui l’onn’eût pas voulu vivre.

– Tous les enfants du chaume et de lacharrue ont-ils chez vous, général, cette élégante manière des’exprimer ? En ce cas, vous n’avez pas de regrets à garder den’être point né au sein de cette noblesse à laquelle le hasard mefait appartenir.

– Je dois dire, monsieur le comte, repritle jeune général, que mon éducation n’a pas été tout à fait celledu paysan breton. Aîné de dix enfants, j’ai été envoyé de bonneheure au collège de Vannes, et j’y ai fait de solides études.

– Puis j’ai entendu dire, ajouta ensouriant celui que le chouan avait désigné sous le titre de comte,que vous êtes un enfant prédestiné, et qu’une prédiction vous avaitété faite, qui vous réservait à de grandes choses.

– Je ne sais si je dois me vanter decette prédiction, accomplie déjà en partie. J’étais au sein de mamère, qui, elle-même, était assise au seuil de notre maisonlorsqu’un mendiant passa, s’appuya sur son bâton et se mit à nousregarder.

» Ma mère, selon son habitude, lui fitcouper un morceau de pain et lui mit un sou dans la main.

» Le mendiant secoua la tête, et,touchant mon front de son doigt décharné :

» – Voilà un enfant, dit-il, quiapportera de grands changements dans sa famille et de grandstroubles dans l’État !

» Puis, après m’avoir contemplé avec unecertaine tristesse :

» – Il mourra jeune ! ajouta-t-il,mais ayant plus fait que tel vieillard centenaire !

» Et il continua son chemin.

» L’année dernière, la prédictions’accomplit pour ma famille.

» J’ai pris part, vous le savez, àl’insurrection vendéenne de 93 et de 94.

– Et glorieusement ! interrompitMorgan.

– J’ai fait de mon mieux…

» L’an dernier, au moment où j’organisaisle Morbihan, les gendarmes et les soldats entrèrent de nuit àKerliano et enveloppèrent notre maison. Père, mère, oncle, enfants,nous fûmes tous pris, et conduits dans les prisons de Brest.

» C’est alors que la prédiction quim’avait été faite, quand j’étais enfant, revint à la mémoire de mamère. La pauvre femme, tout en pleurs, me reprocha d’être la causedu malheur de ma famille. J’essayai de la consoler et de lafortifier en lui disant qu’elle souffrait pour Dieu et pour sonroi. Que voulez-vous ! les femmes ne savent pas toute lavaleur de ces deux mots. Ma mère continua de pleurer et mourut dansles prisons de Brest en donnant le jour à un nouvel enfant.

» Mon oncle, un mois après, expira dansla même prison.

» À son lit de mort, il me dit le nomd’un de ses amis à qui il avait prêté une somme de neuf millefrancs, avec promesse, de la part de celui-ci, de la lui rendre àsa première réquisition. Mon oncle mort, je n’eus plus qu’uneidée : m’enfuir de la prison, venir réclamer la somme etl’appliquer à la cause de l’insurrection. J’y parvins.

» L’ami de mon oncle habitait Rennes. Jeme présentai chez lui. Il était à Paris.

» Je pris son adresse et l’y suivis. Jeviens de le voir, et, en fidèle loyal Breton qu’il est, il m’arendu en or la somme qu’il avait empruntée en or. Je l’ai là dansma ceinture, continua le jeune homme en frappant sur sa hanche.Neuf mille francs en or en valent deux cent mille aujourd’hui.

» Bouleversez Paris de votre côté ;dans quinze jours, tout le Morbihan sera en feu.

Les deux jeunes gens s’étaient éloignésinsensiblement du groupe et se trouvaient isolés dans l’embrasured’une fenêtre.

Le président de la section Le Peletier regardaautour de lui, et, se voyant assez éloigné des autres conspirateurspour qu’on n’entendît point ce qu’il allait dire, il appuya la mainsur le bras du général :

– Vous m’avez parlé de vous et de votrefamille, général. Je vous dois les mêmes éclaircissements sur mafamille et sur moi-même.

» Morgan est mon nom de guerre. Je menomme Édouard de Sainte-Hermine ; mon frère, le comte Prosperde Sainte-Hermine, a été guillotiné ; ma mère est morte dedouleur ; mon frère, Léon de Sainte-Hermine, a étéfusillé.

» De même que mon père avait légué savengeance à mon frère aîné, mon frère m’a légué celle de mon pèreet la sienne. Un enfant de notre pays, qui assistait à sonexécution, m’a apporté son bonnet de police, seul et dernier legsfraternel qu’il ait pu me faire. C’était me dire : « Àton tour !… »

» Je me suis mis à l’œuvre. Ne pouvantfaire révolter le Jura et l’Alsace, qui sont essentiellementpatriotes, j’ai, avec mes amis, les jeunes nobles des environs deLyon, organisé des bandes pour enlever l’argent du gouvernement etle faire passer à vous et à vos amis dans le Morbihan et laVendée.

» Voilà pourquoi j’ai désiré vous voir.Nous sommes destinés à nous donner la main aux deux bouts de laFrance.

– Seulement, dit en riant le général, jevous tends la mienne vide et vous me donnez la vôtre pleine.

– C’est une petite compensation de lagloire que vous acquérez tous les jours, et qui nous manquera, ànous. Mais, que voulez-vous ! Il faut que chacun opère pour lacause de Dieu, sur le terrain où Dieu l’a placé. C’est pour celaque j’ai eu hâte de faire quelque chose qui en valût la peinependant les jours qui vont s’écouler. Quel sera le résultat de cequi va se passer ici ? Nul ne le peut savoir. S’ils n’ont pasd’autre homme à nous opposer que Menou, la Convention est perdueet, le lendemain du jour où elle est dissoute, la monarchie estproclamée et Louis XVIII monte sur le trône.

– Comment, Louis XVIII ? fit lechouan.

– Oui… Louis XVII, mort en prison, aucompte de la royauté, n’a point cessé de régner. Vous connaissez lecri de la monarchie française : Le roi est mort :vive le roi ! Le roi Louis XVI est mort : vive leroi Louis XVII ! Le roi Louis XVII est mort : vive le roiLouis XVIII ! Le régent ne succède pas à son frère, il succèdeà son neveu.

– Singulier règne, dit le chouan enhaussant les épaules, que celui de ce pauvre enfant. Règne pendantlequel on a guillotiné son père, sa mère et sa tante, règne pendantlequel il a été prisonnier au Temple et a eu pour professeur unsavetier ! Je vous l’avouerai, mon cher comte, le parti auquelje me suis donné corps et âme a parfois des aberrations quim’épouvantent. Ainsi, supposez – Dieu nous en garde ! – que SaMajesté Louis XVIII ne monte sur le trône que dans douze ou quinzeans, il aura donc régné, ces douze ou quinze années-là, sur laFrance, quel que soit le coin du monde qu’il aura habité ?

– Parfaitement !

– C’est absurde ! Mais pardon, jesuis un paysan. Je n’ai pas besoin de comprendre. La royauté est maseconde religion, et, pour celle-là, comme pour la première, j’aila foi.

– Vous êtes un brave cœur, général, ditMorgan, et, que nous nous revoyions ou que nous ne nous revoyionspas, je vous demande votre amitié. Si nous ne nous revoyons pas,c’est que j’aurai été tué, fusillé ou guillotiné. Dans ce cas-là,de même que mon frère aîné a hérité de la vengeance de mon père, demême que j’ai hérité de la vengeance de mon frère aîné, mon jeunefrère héritera de ma vengeance, à moi… Si la royauté, grâce ausacrifice que nous lui aurons fait, est sauvée, nous serons deshéros. Si, malgré ce sacrifice, elle est perdue, nous serons desmartyrs. Vous voyez que, dans l’un ou l’autre cas, nous n’auronsrien à regretter.

Le chouan resta un instant muet.

Puis, plongeant profondément son regard dansles yeux du jeune noble :

– Monsieur le comte, lui dit-il, quanddes hommes comme vous et moi se rencontrent et ont le bonheur de setrouver au service de la même cause, ils doivent se jurer, je nedirai pas une amitié éternelle, car peut-être le gentilhommehésiterait-il à descendre jusqu’au paysan, mais une inaltérableestime. Monsieur le comte, recevez l’assurance de la mienne.

– Général, dit Morgan, les larmes auxyeux, j’accepte l’estime, et je vous offre plus que l’amitié, jevous offre la fraternité.

Les deux jeunes gens se jetèrent dans les brasl’un de l’autre et se pressèrent mutuellement sur le cœur, commeils eussent fait dans l’étreinte d’une vieille amitié.

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