Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 16Le bonnet de police

Charles regarda l’émigré avec un étonnementqui allait jusqu’à la stupéfaction.

Comment ! cet officier si jeune, si beau,si calme, allait mourir !

Il y avait donc des hommes qui allaient à lamort en riant !

Il n’avait jamais vu qu’un homme se croyantprès de mourir : c’était Schneider, lorsque Saint-Just l’avaitfait attacher à la guillotine.

Il était hideux de terreur ; ses jambespliaient sous lui, et il avait fallu le porter pour lui fairemonter les marches de l’échafaud.

Le comte de Sainte-Hermine, au contraire,semblait, au moment de mourir, avoir, pour l’instant suprême, réunitoutes les puissances de la vie ; il marchait d’un pas léger,le rire aux lèvres.

Charles se rapprocha de lui.

– Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de voussauver ? lui demanda-t-il à voix basse.

– Je vous avouerai franchement que jen’en connais pas ; si j’en connaissais un, jel’emploierais.

– Mais, mon Dieu, excusez montrouble ; j’étais si loin de m’attendre…

– À faire route en si mauvaisecompagnie.

– Je voudrais vous demander…

Le jeune homme hésita.

– Me demander quoi ?

Charles baissa encore la voix d’undemi-ton :

– Si je puis vous être bon à quelquechose.

– Certainement que vous pouvez m’être bonà quelque chose ; depuis que je vous ai vu, je rumine uneidée.

– Dites.

– Il y a peut-être un peu de danger, etj’ai peur que cela ne vous effraie.

– Je suis prêt à tout pour vous rendreservice : depuis trois ou quatre jours que je suis àStrasbourg, j’ai vu tant de choses, que je ne m’effraie plus derien.

– Je voudrais faire passer de mesnouvelles à mon frère.

– Je me charge de lui en donner.

– Mais c’est une lettre.

– Je la lui remettrai.

– Vous ne vous effrayez pas dudanger ?

– Je vous ai déjà dit que je nem’effrayais plus de rien.

– Je pourrais la donner, je le sais bien,au capitaine ; il est probable qu’il la ferait passer àdestination.

– Avec le capitaine, ce n’est queprobable ; avec moi, c’est sûr.

– Alors, écoutez-moi bien.

– Je vous écoute.

– La lettre est cousue dans mon bonnet depolice.

– Bien.

– Vous allez demander au capitaine àassister à mon exécution.

– Moi ?

– N’en faites pas fi ; c’est unechose curieuse. Il y a beaucoup de gens qui vont voir lesexécutions pour le plaisir seulement.

– Je n’aurai jamais ce courage.

– Bah ! c’est si vitefait !

– Oh ! jamais, jamais !

– N’en parlons plus, fit leprisonnier.

Et il se mit à siffler : Vive HenriIV.

Le cœur de Charles parut se retourner dans sapoitrine ; mais sa résolution était prise.

Il se rapprocha de l’émigré.

– Pardonnez-moi, dit-il, je ferai tout ceque vous voudrez.

– Allons, vous êtes un gentilgarçon ; merci !

– Seulement…

– Quoi ?

– C’est vous qui demanderez au capitaineque j’assiste… Je ne me consolerais jamais de cette idée qu’onpuisse croire que c’est par plaisir que…

– C’est bien, je le lui demanderai ;comme pays, cela ira tout seul. Oh ! et puis les soldats, ilsne font pas tant de simagrées que les bourgeois ; ce sont debraves gens qui accomplissent un devoir rigoureux et qui y mettenttous les adoucissements qu’ils peuvent. Où enétions-nous ?

– Vous disiez que j’assisterais à votreexécution.

– Oui, c’est cela, je demanderai àlaisser à mon frère un objet m’ayant appartenu, mon bonnet depolice par exemple, ça se fait tous les jours ; d’ailleurs,vous comprenez, un bonnet de police, cela n’est pas suspect.

– Non.

– Au moment de commander le feu, je lejetterai de côté ; n’ayez pas l’air trop pressé de leramasser : on pourrait se douter de quelque chose ;seulement, quand je serai mort…

– Oh ! fit Charles frissonnant detout son corps.

– Qui a une goutte d’eau-de-vie à donnerà mon jeune compatriote ? demanda le prisonnier. Il afroid.

– Viens ici, mon gentil garçon, dit lecapitaine.

Et il présenta une gourde à l’enfant.

Charles but une gorgée d’eau-de-vie ; nonpas qu’il eût froid, mais ne voulant pas laisser voir ce qui sepassait en lui.

– Merci, capitaine, dit-il.

– À ton service, garçon, à ton service.Une gorgée, citoyen Sainte-Hermine ?

– Mille grâces, capitaine, répondit leprisonnier, je n’en bois jamais.

Charles revint près du prisonnier.

– Seulement, continua celui-ci, quand jeserai mort, ramassez-le sans avoir l’air d’attacher plusd’importance que n’en mérite un pareil objet ; mais, au fond,vous saurez, n’est-ce pas, que mon dernier vœu – le vœu d’unmourant est sacré ! – seulement, vous saurez que mon derniervœu est que la lettre soit remise à mon frère. Si le bonnet vousembarrasse, tirez-en la lettre et jetez-le dans le premier fosseque vous rencontrerez ; mais la lettre, n’est-ce pas, lalettre, vous ne la laisserez pas perdre ?

– Non.

– Vous ne l’égarerez pas ?

– Non, non, soyez tranquille.

– Et si vous la remettez vous-même à monfrère…

– Oui, moi-même.

– Tâchez-y… Eh bien ! alors, vouslui raconterez comment je suis mort, et il dira :« J’avais un brave frère ; quand mon tour viendra, jemourrai comme lui » ; et, si son tour vient, il mourracomme moi !

On était arrivé à l’embranchement de deuxchemins ; la grande route conduisait à Auenheim, le chemin detraverse montait à la citadelle.

– Citoyen, dit le capitaine, si tu vas,comme tu nous l’as dit, au quartier général du citoyen Pichegru,voici ta route ! Bon voyage, et tâche de devenir un bonsoldat : tu seras, au reste, à bonne école.

Charles essaya de parler ; mais les motsne purent sortir de sa bouche.

Il regarda le prisonnier d’un œilsuppliant.

– Capitaine, dit le prisonnier, unefaveur ?

– Si elle est en mon pouvoir.

– Elle ne dépend absolument que devous.

– Laquelle ?

– Eh bien ! c’est une faiblessepeut-être, mais elle restera entre nous, n’est-ce pas ? Aumoment de mourir, je voudrais embrasser un compatriote : noussommes tous les deux des enfants du Jura, ce jeune garçon etmoi : nos familles habitent Besançon et sont amies. Un jour,il retournera chez nous et racontera comment nous nous sommesrencontrés par hasard, comment il m’a accompagné jusqu’au derniermoment, comment je suis mort, enfin !

Le capitaine interrogea l’enfant duregard.

Il pleurait.

– Dame, dit-il, si cela peut vous faireplaisir à tous les deux…

– Je ne crois pas, dit en riant leprisonnier, que cela lui fasse grand plaisir, à lui ; maiscela me fera plaisir, à moi.

– Je n’y vois pas d’inconvénient ;alors, du moment que c’est vous-même, c’est-à-dire la personne laplus intéressée à la chose, qui la demande…

– Ainsi, accordé ? fit lecondamné.

– Accordé, répondit le capitaine.

Le cortège, qui s’était arrêté un instant àl’embranchement de la route, se remit en marche par le chemin de latraverse.

Au haut de la colline, on voyait la citadelled’Auenheim.

C’était là le but du funèbre voyage.

Charles se rapprocha du prisonnier.

– Vous le voyez, lui dit celui-ci,jusqu’à présent, cela va à merveille.

On monta la rampe assez rapide encore,quoiqu’elle contournât la colline. On se fit reconnaître, et l’ons’engouffra dans la porte à pont-levis.

L’escorte, le prisonnier et Charles furentlaissés dans la cour de la forteresse, tandis que le capitainerapporteur, commandant la petite escouade avec laquelle nous venonsde faire route, allait rendre compte au colonel commandant laforteresse.

Pendant ce temps, le comte de Sainte-Hermineet Charles achevaient de faire connaissance, Charles donnant à sontour au comte des renseignements sur lui et sur sa famille.

Au bout de dix minutes, le capitainerapporteur reparut sur le seuil de la porte.

– Es-tu prêt, citoyen ? demanda lecapitaine au prisonnier.

– Quand vous voudrez, capitaine, réponditcelui-ci.

– As-tu quelques observations àfaire ?

– Non ; mais j’ai quelques faveurs àdemander.

– Je t’ai déjà dit que tout ce quidépendrait de moi te serait accordé.

– Merci, capitaine.

Le capitaine s’approcha du comte.

– On peut servir sous des drapeauxopposés, dit-il, mais on est toujours Français, et les braves sereconnaissent au premier coup d’œil. Parle donc, quedésires-tu ?

– D’abord, que l’on m’ôte ces cordes quime donnent l’air d’un galérien.

– C’est trop juste, dit le capitaine.Déliez le prisonnier.

Deux hommes s’avancèrent ; mais Charless’était déjà élancé sur les mains du comte et leur avait rendu laliberté.

– Ah ! fit le comte en étendant lesbras et en se secouant sous son manteau, cela fait du bien, d’êtrelibre !

– Et maintenant ? demanda lecapitaine.

– Je voudrais commander le feu.

– Tu le commanderas. Ensuite ?

– Je voudrais faire parvenir un souvenirde moi à ma famille.

– Tu sais qu’il nous est défendu derecevoir des lettres des condamnés politiques ; toute autrechose, oui.

– Je ne veux point vous donner cesouci ; voici mon jeune compatriote Charles qui va, comme vousle lui avez permis, m’accompagner au lieu de l’exécution, et qui sechargera de remettre à ma famille non pas une lettre, mais un objetquelconque m’ayant appartenu, mon bonnet de police, parexemple !

Le comte avait nommé son bonnet de police avecla même insouciance qu’il eût nommé toute autre pièce de sonvêtement, de sorte que le capitaine ne fit pas plus de difficultépour admettre cette demande que pour les autres.

– C’est tout ? demanda-t-il.

– Ma foi oui, répondit le comte. Il étaittemps ; je commence à avoir froid aux pieds, et le froid auxpieds est ce que je déteste le plus au monde. En route donc,capitaine, en route ; car vous venez avec nous, jeprésume.

– C’est mon devoir.

Le comte salua, serra en riant la main dupetit Charles, et interrogea des yeux le capitaine pour savoir dequel côté il fallait se diriger.

Le capitaine prit la tête de colonne endisant :

– Par ici.

On le suivit.

On passa sous une poterne, puis on entra dansune seconde cour, sur les remparts de laquelle on voyait sepromener des sentinelles.

Au fond se dressait un grand mur qui, àhauteur d’homme, semblait criblé de mitraille.

– Ah ! voilà ! dit leprisonnier.

Et il se dirigea de lui-même vers le mur.

À quatre pas du mur, il s’arrêta.

– Nous y sommes, dit le capitaine.Greffier, lisez au condamné son jugement.

Après la lecture, le comte fit un signe detête comme pour en reconnaître la justice.

Puis :

– Pardon, capitaine, dit-il, j’ai deuxmots à me dire à moi-même.

Les soldats et le capitaine lui-mêmes’éloignèrent de lui.

Il mit le coude de son bras droit dans sa maingauche, appuya son front dans sa main droite, ferma les yeux etresta immobile, remuant les lèvres, mais sans que l’on entendîtaucune parole sortir de sa bouche.

Il priait.

Il y a autour de l’homme qui va mourir et quiprie une espèce d’émanation sainte que les plus incrédulesrespectent. Pas un mot, pas une plaisanterie, pas un rire netroubla donc ce dernier entretien du comte avec Dieu.

Puis il redressa son front, son visage étaitsouriant ; il embrassa son jeune compatriote, et, commeCharles Ier, sa dernière recommandation fut :

– Souviens-toi !

Charles inclina la tête en pleurant.

Alors, d’une voix ferme :

– Attention ! dit le condamné.

Les soldats prirent leur place sur deux rangs,à dix pas de lui, Charles et le capitaine se rangeant chacun d’uncôté.

Le condamné, comme s’il n’eût point voulucommander le feu la tête couverte, prit son bonnet de police et lejeta comme au hasard.

Il tomba aux pieds de Charles.

– Vous y êtes ? demanda lecomte.

– Oui, répondirent les soldats.

– Apprêtez armes !… En joue !…Feu !… Vive le r… !

Il n’eut pas le temps d’achever ; unedétonation se fit entendre ; sept balles lui avaient traverséla poitrine.

Il tomba la face contre terre.

Charles ramassa le bonnet de police, le mitsur sa poitrine et boutonna sa veste par-dessus.

En le mettant sur sa poitrine, il s’étaitassuré que la lettre y était toujours.

Un quart d’heure après, le soldat de plantonl’introduisait dans le cabinet du citoyen général Pichegru.

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