Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 28La sibylle

Comme elle l’avait dit au jeune général,Mme de Beauharnais trouva chez elle, enrentrant, Mme Tallien.

Mme Tallien (Thérèse Cabarus)était, comme tout le monde le sait, la fille d’un banquierespagnol. Mariée à M. Davis de Fontenay, conseiller auparlement de Bordeaux, elle s’était bientôt séparée de lui par ledivorce. C’était au commencement de 94, la Terreur était à soncomble.

Thérèse Cabarus voulut rejoindre son père enEspagne, afin d’échapper à des malheurs dont la proscription étaitle moindre. Arrêtée aux portes de la ville, elle fut ramenée devantTallien, qui, à sa première vue, devint passionnément amoureuxd’elle. Elle se servit de cette passion pour sauver une foule devictimes.

À cette époque, ce fut surtout l’amour quicombattit la mort, sa plus cruelle ennemie.

Tallien fut rappelé. Thérèse Cabarus le suività Paris, où elle fut arrêtée ; du fond de sa prison, elleconduisit le 9 thermidor, et, Robespierre renversé, elle se trouvalibre.

On se rappelle que son premier soin avait étéde s’occuper de Joséphine, sa compagne de prison.

Depuis ce temps, Joséphine Beauharnais etThérèse Tallien étaient devenues inséparables. Une seule femme leurdisputait, à Paris, la palme de la beauté. C’était, nous l’avonsdit, Mme Récamier.

Ce soir-là, on le sait, elles avaient résolud’aller sous un déguisement de femme de chambre et avec de fauxnoms, consulter la sibylle à la mode,Mlle Lenormand.

En un instant, les deux grandes dames furenttransformées en deux charmantes grisettes.

Les bonnets à dentelles retombaient sur leursyeux, le capuchon d’une petite mante de soie leur enveloppait latête ; court vêtues d’une robe d’indienne claire, bravementchaussées d’un soulier découvert à boucles de strass, d’un bas àcoins roses ou verts, elles sautèrent dans le fiacre qu’ellesavaient fait entrer sous la grande porte de la maison N° 11 dela rue Neuve-des-Mathurins, et, d’une voix légèrement tremblante,comme l’est celle de toute femme faisant un acte en dehors de savie habituelle, Mme de Beauharnais dit aucocher :

– Rue de Tournon, N° 7 !

Le fiacre s’arrêta à l’endroit indiqué, lecocher descendit de son siège, ouvrit la portière, reçut le prix desa course et frappa à la porte de la maison. La porte s’ouvrit.

Les deux femmes hésitèrent un instant. On eûtdit qu’au moment d’entrer, le cœur leur manquait. MaisMme Tallien poussa son amie. Joséphine, légèrecomme un oiseau, sauta sur le pavé sans toucher lemarchepied ; Mme Tallien la suivit. Ellesenjambèrent le seuil redouté, et la porte se referma sur elles.

Elles se trouvèrent alors sous une portecochère dont la voûte se prolongeait jusque dans la cour. Au fond,on lisait, éclairés par une espèce de réverbère, ces mots :« Mlle Lenormand, libraire », écrits surun contrevent.

Elles avancèrent vers la lumière. En mêmetemps que le contrevent, cette lumière éclairait un petit perron dequatre marches.

Elles escaladèrent les quatre marches et setrouvèrent en face de la loge du concierge.

– La citoyenne Lenormand ? demandaMme Tallien, qui, quoique la plus jeune des deux,paraissait avoir pris, ce jour-là, le privilège del’initiative.

– Au rez-de-chaussée, la porte à gauche,répondit le portier.

Mme Tallien s’engagea lapremière sur le perron, retroussant sa robe déjà fort courte,montrant une jambe qui, après avoir lutté de forme avec les plusbelles statues grecques, avait eu l’humilité ce soir-là dedescendre jusqu’à la jarretière nouée au-dessous du genou de lagrisette.

Mme de Beauharnaissuivait, admirant l’air dégagé de son amie, mais incapabled’atteindre à une pareille désinvolture. Elle était encore aumilieu du perron que Mme Tallien, arrivée près dela porte, avait déjà sonné. Un vieux domestique ouvrit.

Les nouvelles venues, qui se recommandaientpar la figure, mais ne se recommandaient pas par la toilette,furent examinées avec la plus scrupuleuse attention par le valet dechambre, qui leur fit tout simplement signe de s’asseoir dans uncoin de la première pièce. La seconde, qui était un premier salonet par laquelle devait passer le valet pour retourner près de samaîtresse, était occupée par deux ou trois dames qu’il eût étédifficile de qualifier quant au rang, tous les rangs à cette époqueétant à peu près confondus dans celui de la bourgeoisie. Mais, àleur grand étonnement, au bout de quelques secondes, la porte dusalon s’ouvrit de nouveau et Mlle Lenormand enpersonne vint leur adresser ces paroles :

– Mesdames, faites-moi donc le plaisird’entrer au salon.

Les deux fausses grisettes se regardèrent avecétonnement.

Mlle Lenormand passait pourfaire ses prédictions en état de somnambulisme éveillé. Était-cevrai, et sa double vue lui avait-elle permis de reconnaître, sansles voir même, deux femmes du monde dans l’annonce que le valet dechambre lui avait faite des deux soi-disant grisettes ?

Il est vrai qu’en même temps,Mlle Lenormand faisait signe à l’une des deux damesattendant au salon de passer dans le cabinet de divination.

Mme Tallien etMme de Beauharnais se mirent alors à examinerla pièce dans laquelle elles venaient d’être introduites.

Le principal ornement en était fait de deuxportraits, représentant, l’un, Louis XVI, l’autre Marie-Antoinette.Ces deux portraits, malgré les jours terribles qui venaient de sepasser, et quoique les deux têtes qu’ils représentaient fussenttombées sur l’échafaud, ces deux portraits n’avaient pas quitté uninstant leur place, et n’avaient pas cessé d’être l’objet durespect dont Mlle Lenormand entourait lesoriginaux.

Après ces peintures, l’objet le plusremarquable du salon était une table longue, couverte d’un tapissur lequel brillaient des colliers, des bracelets, des bagues etdifférentes pièces d’argenterie, ciselées avec élégance ; laplupart de ces dernières étaient du XVIIIe siècle. Tousces objets provenaient de cadeaux faits à la sibylle par despersonnes à qui elle avait fait d’agréables prédictions,lesquelles, sans doute, s’étaient réalisées.

Au bout d’un instant, la porte du cabinets’ouvrit, et la dernière personne qui occupait le salon avantl’arrivée des deux dames fut appelée à son tour. Les deux amiesrestèrent seules.

Un quart d’heure s’écoula, pendant lequel lesdeux visiteuses causèrent à voix basse, puis la porte se rouvrit etMlle Lenormand reparut.

– Laquelle de vous deux, mesdames,demanda-t-elle, désire passer la première ?

– Ne pouvons-nous donc entrerensemble ? demanda vivementMme de Beauharnais.

– Impossible, madame, répondit lasibylle. Je me suis imposé à moi-même l’obligation de ne jamaisfaire les cartes à une personne devant une autre personne.

– Peut-on savoir pourquoi ? demandaMme Tallien avec sa vivacité, et nous dirionspresque son indiscrétion habituelle.

– Mais parce que dans un portrait quej’ai eu le malheur de faire trop ressemblant, une des deuxpersonnes que je recevais a reconnu son mari.

– Entre, entre, Thérèse, ditMme de Beauharnais en poussantMme Tallien.

– Ce sera donc toujours à moi de mesacrifier, répondit celle-ci.

Et, envoyant un dernier sourire à sonamie :

– Eh bien ! soit ! je mehasarde, dit-elle.

Et elle entra.

Mlle Lenormand était à cetteépoque une femme de vingt-quatre à vingt-neuf ans, courte et grossede taille, dissimulant avec peine une épaule plus forte quel’autre ; elle était coiffée d’un turban, orné d’un oiseau deparadis.

Ses cheveux tombaient en longues bouclesroulées autour de son visage. Elle était vêtue de deux jupessuperposées, l’une courte, tombant au-dessus du genou, couleur grisperle ; l’autre, plus longue et formant un peu la queuederrière elle, d’une couleur cerise.

Elle avait près d’elle, sur un tabouret, salevrette favorite, nommée Aza.

La table sur laquelle elle faisait sesexpériences était tout simplement une table ronde recouverte d’untapis vert, avec des tiroirs devant elle, où la sibylle mettait sesdifférents jeux. Ce cabinet avait la même longueur que le salon,mais il était plus étroit. Aux deux côtés de la porte, deuxbibliothèques en chêne contenaient de nombreux volumes. En face dela devineresse était un fauteuil où s’asseyait le consultant ou laconsultante.

Entre elle et le sujet, une baguette de fer,qu’on appelait la baguette divinatoire. À l’extrémité tournée versle consultant s’enroulait un petit serpent de fer. L’extrémitéopposée était façonnée comme une poignée de fouet ou decravache.

Voilà ce qu’entrevitMme de Beauharnais pendant le court espace detemps que la porte resta entrouverte pour donner passage à sonamie.

Joséphine prit un livre, s’approcha d’unelampe et essaya de lire ; mais l’attention qu’elle donnait àsa lecture fut bientôt troublée par le bruit de la sonnette et parun nouveau personnage qu’on introduisit dans le salon.

C’était un jeune homme vêtu à la dernière modedes incroyables. Entre ses cheveux, coupés au ras de ses sourcils,ses oreilles de chien tombant sur ses épaules, et sa cravatemontant jusqu’aux pommettes de ses joues, à peine si l’on pouvaitdistinguer un nez droit, une bouche fine et résolue, et des yeuxbrillants comme des diamants noirs.

Il salua sans prononcer une parole, fittourner deux ou trois fois son bâton noueux autour de sa tête, fitentendre trois notes fausses, comme s’il achevait ou commençaitl’air d’une chanson, et s’assit dans un coin.

Mais, si peu que fût visible cet œil degriffon, comme aurait dit Dante,Mme de Beauharnais commençait à se sentir malà l’aise dans ce tête-à-tête, quoique l’incroyable fût assis dansun coin du salon, et elle à l’extrémité opposée, lorsqueMme Tallien sortit.

– Ah ! ma chère, dit-elle en allantdroit à son amie et sans remarquer l’incroyable perdu dans lapénombre, ah ! ma chère, entrez vite ! c’est une femmecharmante que Mlle Lenormand. Devinez un peu cequ’elle vient de me prédire ?

– Mais, chère amie, réponditMme de Beauharnais, que vous serez aimée, quevous resterez belle jusqu’à cinquante ans, que vous ferez despassions toute votre vie…

Et, comme Mme Tallien faisaitun mouvement qui voulait dire : « Ce n’est pascela ! »

– Et encore, continua Joséphine, que vousaurez de grands laquais, un bel hôtel, de belles voitures, avec deschevaux blancs ou isabelle.

– J’aurai tout cela, ma chère, et, deplus, si j’en crois notre sibylle, je serai princesse.

– Je vous en fais mon compliment biensincère, ma belle princesse, répondit Joséphine ; mais je nevois plus maintenant ce que j’ai à demander, et, comme jen’arriverai jamais à être princesse probablement, que mon orgueilsouffre déjà de n’être pas aussi belle que vous, je ne veux pas luidonner cet autre sujet de dépit qui serait capable de nousbrouiller…

– Est-ce sérieusement que vous parlez,chère Joséphine ?

– Non… Mais je ne veux pas m’exposer àcette infériorité qui me menace sur tous les points. Je vous laissevotre principauté : sauvons-nous !

Elle fit un mouvement pour sortir et entraînerMme Tallien ; mais, au même instant, ellesentit une main qui se posait doucement sur son bras, et entenditune voix qui disait :

– Restez, madame, et peut-être, quandvous m’aurez entendue, n’aurez-vous rien à envier à votre amie.

Joséphine avait grande envie elle-même desavoir ce qu’on pouvait être pour n’avoir rien à envier à uneprincesse ; elle céda donc, et entra à son tour dans lecabinet de Mlle Lenormand.

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