Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 7« L’amour filial ou la jambe de bois »

Charles revint tout courant chezMme Teutch ; comme le lièvre à son gîte, commele renard à son terrier, c’était son lieu d’asile à lui ;arrivé là, il se croyait sauvé ; une fois qu’il touchait leseuil de l’Auberge de la Lanterne, il lui semblait qu’il n’avaitplus rien à craindre.

Il demanda où était son jeune camarade ;son jeune camarade était dans sa chambre, où il faisait des armesavec un sergent-major d’un régiment en garnison à Strasbourg.

Ce sergent-major avait servi sous son père, lemarquis de Beauharnais, qui avait eu deux ou trois fois l’occasionde le remarquer à cause de son excessive bravoure.

Au moment où il avait su que son fils partaitpour Strasbourg, afin d’y faire la recherche des papiers quipouvaient lui être utiles, le prisonnier avait recommandé à sonfils de ne point interrompre les exercices qui font partie del’éducation d’un jeune homme de bonne famille et lui avait dit des’informer si le sergent Pierre Augereau était toujours àStrasbourg ; en ce cas, il l’invitait à faire de temps entemps des armes avec lui.

Eugène s’était informé, avait retrouvé lesergent Pierre Augereau ; seulement il l’avait retrouvésergent-major et ne faisant plus d’escrime que pour sonplaisir ; mais, aussitôt qu’il avait su que celui qui venaitlui demander des leçons était le fils de son ancien général, PierreAugereau avait déclaré que son plaisir était de faire assaut avecEugène à l’Hôtel de la Lanterne.

Ce qui était cause surtout de l’assiduité dusergent-major, c’est qu’il avait trouvé dans son jeune élève nonpas un écolier, mais presque un maître, qui se défendait àmerveille contre le jeu rude et incohérent du vieux praticien, etpuis aussi, chose qui valait bien la peine d’être mise en ligne decompte, chaque fois que le sergent-major faisait assaut avec sonélève, l’élève invitait le maître à dîner, et le dîner de lacitoyenne Teutch valait mieux que celui de la caserne.

Pierre Augereau faisait partie du régiment quiétait sorti de la ville pour donner le matin la chasse auxAutrichiens, et il avait vu sur le rempart son élève le fusil à lamain. Il lui avait fait toutes sortes de politesses avec sonsabre ; mais celui-ci était si occupé à envoyer de son côtédes balles à la poursuite des Autrichiens, qu’il ne vit point lessignes télégraphiques que lui adressait le brave sergent-major.

Par la citoyenne Teutch, il avait su qu’Eugèneavait manqué d’être tué ; elle lui avait montré le feutretroué par la balle et elle lui avait raconté comment le jeune hommeavait rendu coup pour coup ; riposte fatale au dragonautrichien.

De sorte qu’Augereau était entré en faisantforce compliments à son élève, lequel avait, selon son habitude,invité Augereau à ce repas qui, en Allemagne, tient le milieu entrele grand déjeuner de midi, qui est un véritable dîner, et lesouper, qui a lieu d’habitude à dix heures du soir.

Lorsque Charles arriva, l’élève et le maîtrese faisaient le salut des armes ; l’assaut étaitterminé ; Eugène avait été plein de vigueur, d’adresse et delégèreté ; de sorte qu’Augereau en était doublement fier.

La table était mise dans le même petit cabinetoù les jeunes gens avaient déjeuné le matin.

Eugène présenta son nouvel ami ausergent-major, qui, le voyant si pâle et si chétif, conçut uneassez pauvre idée de lui, et pria Mme Teutch demettre un couvert de plus. Mais Charles n’avait pas faim, ilsortait de table ; il déclara donc qu’il se contenterait deboire à l’avancement du sergent-major, mais que, quant à manger, iln’y songeait guère.

Et pour expliquer, non pas son manqued’appétit, qui était expliqué en deux mots : « J’aidîné », mais sa préoccupation, il raconta la scène dont ilvenait d’être le témoin.

Pierre Augereau, de son côté, raconta savie ; comment il était né au faubourg Saint-Marceau, d’unouvrier maçon et d’une fruitière ; dès son enfance, il avaitun goût décidé pour l’escrime, qu’il avait apprise comme le gaminde Paris apprend tout ; sa vie aventureuse l’avait conduit àNaples, où il avait pris du service dans les carabiniers du roiFerdinand ; puis il s’était fait maître d’armes, en ayant soin– ce qui rendait son jeu extrêmement dangereux – de combiner l’artnapolitain avec l’art français ; mais, en 1792, l’ordre ayantété donné à tous nos compatriotes de quitter la ville, il revint enFrance, où il arriva quelques jours après le 2 septembre, encoreassez à temps pour prendre place parmi les volontaires que Dantonpoussait du Champ-de-Mars aux armées, et qui eurent une sibrillante part à la bataille de Jemmapes. Augereau y avait reçu sonpremier grade ; puis il était passé à l’armée du Rhin, où lemarquis de Beauharnais l’avait fait sergent, et où il venait depasser sergent-major. Il avait trente-six ans, et sa grandeambition était d’arriver au grade de capitaine.

Eugène n’avait rien à raconter, mais ilproposa une chose qui fut accueillie avec enthousiasme :c’était d’aller au spectacle pour distraire Charles de samélancolie.

La troupe du citoyen Bergère jouait justementce jour-là, à là salle du Breuil, Brutus, de Voltaire, etL’Amour filial ou la jambe de Bois, du citoyenDemoustiers.

On abrégea le dîner, et, à six heures, lestrois convives, protégés par le sergent-major, qui avait la tête deplus qu’eux, et deux vigoureux poignets, non seulement à sonservice, mais encore à celui de ses amis, entraient dans la salle,déjà encombrée de spectateurs, et trouvaient à grand-peine troisplaces au septième ou huitième banc de l’orchestre.

À cette époque, les fauteuils étaient encoreinconnus.

L’heureuse issue du combat de la matinée avaitpresque fait de la journée un jour de fête, et la tragédie deBrutus, que l’on jouait par hasard ce jour-là, semblait unhommage rendu à la courageuse conduite de la population. Onmontrait dans la salle quelques-uns des héros de la journée, etl’on savait que le jeune acteur qui jouait le rôle de Titus avaitcombattu aux premiers rangs et avait été blessé.

Au milieu de ce bruit qui précède toujours lareprésentation, quand les spectateurs dépassent le nombre de placesque contient la salle, le régisseur frappa les trois coups, et, àl’instant même, comme par enchantement, le silence se fit.

Il est vrai que, secondant les trois coups durégisseur, le silence fut commandé par la voix toute-puissante deTétrell, tout fier de l’espèce de triomphe qu’il avait remporté àla Propagande sur Schneider.

Charles reconnut son protecteur nocturne et lemontra à Eugène, sans lui parler, bien entendu, de sa rencontreavec lui et du conseil qu’il lui avait donné.

Eugène le connaissait pour l’avoir vu dans lesrues de Strasbourg ; il avait entendu dire que c’était un desdénonciateurs de son père, ce qui le lui faisait regarder d’assezmauvais œil.

Quant à Pierre Augereau, il le voyait pour lapremière fois, et, gouailleur comme un véritable enfant dufaubourg, ce qui l’avait d’abord frappé, c’était le nez gigantesquede Tétrell, dont les narines s’écartaient d’une façon exorbitantesur les deux joues, et qui semblait un de ces immenses éteignoirsque les sacristains portent au bout d’un bâton pour étouffer laflamme des grands cierges auxquels ils ne peuvent atteindre avec lesouffle.

Le petit Charles était placé presqueau-dessous de Tétrell ; Augereau, qui en était éloigné detoute l’épaisseur d’Eugène, lui proposa de changer de place aveclui.

– Pourquoi ? lui demandaCharles.

– Parce que tu es juste dans la colonned’air du citoyen Tétrell, lui répondit-il, et j’ai peur qu’enrespirant il ne te renifle.

Tétrell était plus craint qu’il n’étaitaimé ; le mot, quoique d’assez mauvais goût, fit rire.

– Silence ! cria Tétrell.

– Plaît-il ? demanda Augereau, de ceton narquois particulier à l’enfant de Paris.

Et, comme il se levait tout debout pourregarder en face celui qui l’avait apostrophé, on reconnut sur sondos l’uniforme du régiment qui avait fait une sortie lematin ; et les applaudissements éclatèrent accompagnés decris.

– Bravo, le sergent-major ! Vive lesergent-major !

Augereau fit le salut militaire, se rassit,et, comme en ce moment la toile se levait, l’attention de la salletout entière se porta sur le théâtre, et l’on ne pensa plus, ni aunez de Tétrell, ni à l’interruption du sergent-major.

La toile se lève, on se le rappelle, sur uneséance du Sénat romain, dans laquelle Junius Brutus, premier consulde Rome avec Publicola, annonce que Tarquin, qui assiège Rome,envoie un ambassadeur.

Dès le commencement, on put voir de quelesprit les spectateurs étaient animés, lorsque, après lestrente-huit premiers vers, Brutus prononça ceux-ci :

Rome sait à quel point sa liberté m’estchère ;

Mais, plein du même esprit, mon sentimentdiffère.

Je vois cette ambassade, au nom dessouverains,

Comme un premier hommage aux citoyensromains.

Accoutumons des rois la fiertédespotique

À traiter en égale avec laRépublique,

Attendant que du ciel, remplissant lesdécrets,

Quelque jour avec elle ils traitent ensujets !

Un tonnerre d’applaudissements éclata ;on eût dit que la France, comme Rome, avait le présage de sa hautedestinée ; Brutus, interrompu au milieu de sa tirade, fut prèsde dix minutes sans pouvoir continuer.

Il fut interrompu une seconde fois, et avecplus de chaleur encore, lorsqu’il arriva à ces vers :

Sous un sceptre de fer tout ce peupleabattu,

À force de malheurs, a repris savertu,

Tarquin nous a remis dans nos droitslégitimes ;

Le bien public est né de l’excès de sescrimes,

Et nous donnons l’exemple à ces mêmesToscans

S’ils pouvaient à leur tour être las destyrans.

Ici, les acteurs faisaient une pause ;les consuls se rendant à l’autel avec le Sénat, toute leur marchefut accompagnée de cris et de bravos ; puis on fit silencepour écouter l’invocation.

L’acteur qui jouait le rôle de Brutus laprononça à voix haute :

Ô Mars ! dieu des héros, de Rome etdes batailles,

Qui combats avec nous, qui défends cesmurailles,

Sur ton autel sacré, Mars, reçois nosserments,

Pour ce Sénat, pour moi, pour tes dignesenfants.

Si dans le sein de Rome il se trouvait untraître

Qui regrettât les rois et qui voulût unmaître,

Que le perfide meure au milieu destourments :

Que sa cendre coupable, abandonnée auxvents,

Ne laisse ici qu’un nom plus odieuxencore

Que le nom des tyrans que Rome entièreabhorre !

Dans les époques d’effervescence politique, onne s’inquiète point, pour les applaudir, de la valeur des vers,mais seulement de leur correspondance à nos sentiments. Rarementplus plates tirades étaient sorties de la bouche d’un acteur, etjamais les plus splendides vers de Corneille ou de Racine ne furentaccueillis par un pareil enthousiasme.

Mais cet enthousiasme, qui paraissait nepouvoir s’augmenter, ne connut plus de bornes lorsque, la toile selevant pour le second acte, on vit le jeune artiste chargé du rôlede Titus, et qui était le frère de Mlle Fleury, duThéâtre-Français, entrer avec le bras en écharpe. Une balleautrichienne lui avait traversé le biceps.

On crut que la pièce s’arrêteraitlà !

Les quelques vers qui faisaient allusion auxvictoires de Titus et à son patriotisme furent bissés, et lorsque,repoussant les offres de Porsenna, Titus dit :

Né parmi les Romains, je périrai poureux !

J’aime encor mieux, seigneur, ce Sénatrigoureux,

Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’ilpeut être,

Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’unmaître.

Je suis fils de Brutus, et je porte en moncœur

La liberté gravée et les rois enhorreur ;

enfin, quand dans la scène suivante ils’écrie, renonçant à son amour :

Bannissons un espoir sifrivole ;

Rome entière m’appelle aux murs duCapitole.

Le peuple rassemblé sous ses arcstriomphaux,

Tout chargés de ma gloire et pleins de mestravaux,

M’attend pour commencer les sermentsredoutables,

De notre liberté garantsinviolables !

les jeunes gens les plus enthousiastess’élancèrent sur la scène, afin de l’embrasser et de lui serrer lamain, tandis que les dames agitaient leurs mouchoirs et luijetaient des bouquets.

Rien ne manqua au triomphe de Voltaire et deBrutus, et surtout à celui de Fleury, qui eut les honneurs de lasoirée.

Nous avons dit que la seconde pièce était denotre compatriote Demoustiers, et qu’elle avait pour titreL’Amour filial ou la Jambe de Bois. C’était une de cesidylles comme en fournissait la musede la République ; car il y a cela de remarquable,que jamais la littérature dramatique ne fut plus à l’eau de roseque celle des années 92,93 et 94 ; c’est de là que datentLa Mort d’Abel, Le Conciliateur, Les Femmes, La BelleFermière ; on eût dit qu’après les émotions sanglantes dela rue, on avait besoin de toutes ces fadeurs pour rétablirl’équilibre.

Néron se couronnait de fleurs, après avoir vubrûler Rome.

Mais un événement, qui se rapportait encore aucombat du matin, devait mettre un obstacle à la représentation decette berquinade. Mme Fromont, qui jouait le rôlede Louise, c’est-à-dire de la seule femme qu’il y eût dans lapièce, avait eu son père et son mari tués dans l’échauffourée dumatin. Il était donc à peu près impossible qu’elle jouât, dans unesemblable situation, un rôle d’amoureuse, et même un rôle quelqu’il fût.

La toile se leva entre les deux pièces, etTitus-Fleury reparut.

On commença par l’applaudir, puis on fitsilence, car on comprit qu’il avait quelque communication à faireau public.

Et, en effet, il venait, les larmes aux yeux,demander, au nom de Mme Fromont, que le publicvoulût bien permettre à l’administration de remplacer l’opéra deL’Amour filial par celui de Rose et Colas,Mme Fromont pleurant son père et son mari tués pourla République.

Des cris de « oui !oui ! » mêlés à des bravos unanimes retentirent de toutesles parties de la salle, et Fleury faisait déjà son salut deretraite, lorsque Tétrell, se levant, fit signe qu’il voulaitparler.

Aussitôt plusieurs voix crièrent :

– C’est Tétrell, l’ami du peuple !c’est Tétrell, la terreur des aristocrates ! Qu’ilparle ! Vive Tétrell !

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