Les Désenchantées

Chapitre 3

 

Or, ce même jour, à ce même instant, la pauvre petitemystérieuse qui avait organisé l’escapade à Tchiboukli, s’apprêtaità franchir le seuil redoutable d’Yldiz pour y jouer une partiesuprême. De l’autre côté de la Corne-d’Or, à Khassim-Pacha,derrière ses oppressants grillages, dans son ancienne chambre dejeune fille qu’elle avait reprise, elle était très occupée en faced’un miroir. Une toilette gris et argent, à traîné de cour, arrivéela veille de chez un grand couturier parisien, la faisait plusmince encore que de coutume, plus fine et flexible. Elle voulaitêtre très jolie ce jour-là, et ses deux cousines, aussi anxieusesqu’elle-même de ce qui allait advenir, dans un lourd silencel’aidaient à se parer. Décidément la robe allait bien ; lesrubis allaient bien aussi, sur les grisailles nuageuses du costume.Du reste, c’était l’heure… On releva donc la traîne par un ruban àla ceinture, ce qui est en Turquie une règle d’étiquette pour seprésenter chez les souverains ; car, si cette traîne de courest obligatoire, aucune femme, à moins d’être princesse du sang,n’a le droit de la laisser balayer les somptueux tapis du palais.Ensuite, on enveloppa la tête blonde sous un yachmak, le voile demousseline blanche d’autrefois que les grandes dames portentencore, en voiture ou en caïque, dans certaines occasionsspéciales, et qui est exigé, comme la robe à queue, pour entrer àYldiz, où aucune visiteuse en tcharchaf ne serait reçue.

C’était l’heure ; « Zahidé », après le baiserd’adieu de ses cousines, descendit prendre place dans son coupénoir aux lanternes dorées, attelé de chevaux noirs, avec plaquesd’or sur les harnais. Et elle partit, stores baissés, l’inévitableeunuque trônant à côté du cocher.

Voici de quel malheur, du reste facile à prévoir, elle setrouvait aujourd’hui menacée : les deux mois de retraite,consentis par sa belle-mère, avaient pris fin, et maintenant Hamdiréclamait impérieusement sa femme au domicile conjugal. Question defortune peut-être, mais question d’amour aussi, car il avait biencompris que c’était elle, le charme de sa demeure, malgrél’empire qu’avait exercé l’autre sur ses sens. Et il les voulaittoutes les deux.

Alors, le divorce à tout prix. Mais à qui avoir recours, pourl’obtenir ?… Son père, à qui elle avait peu à peu rendu satendresse, l’aurait protégée, lui, après de Sa MajestéImpériale ; mais il dormait depuis un an, dans le saintcimetière d’Eyoub. Restait sa grand-mère, bien vieille pour detelles démarches, et surtout beaucoup trop 1320 pourcomprendre : de son temps, à celle-là, deux épouses dans unemaison, ou trois, ou même quatre, pourquoi pas ? C’estd’Europe, qu’était venue, – comme les institutrices etl’incroyance, – cette mode nouvelle de n’en vouloirqu’une !…

Dans sa détresse, elle avait donc imaginé d’aller se jeter auxpieds de la Sultane mère, connue pour sa bonté, et l’audience avaitété accordée sans peine à la fille de Tewfik-Pacha, maréchal de lacour.

Une fois franchie la grande enceinte des parcs d’Yldiz, le coupénoir arriva devant une grille fermée, qui était celle des jardinsde la Sultane. Un nègre, avec une grosse clef solide, vint ouvrir,et la voiture, derrière laquelle une bande d’eunuques à la livréede la « Validé » couraient maintenant pour aider lavisiteuse à descendre, s’engagea dans les allées fleuries, pours’arrêter en face du perron d’honneur.

La jolie suppliante connaissait le cérémonial d’introduction,étant déjà venue plusieurs fois, aux grandes réceptions du Baïram,chez la bonne princesse. Dans le vestibule, elle trouva, comme elles’y attendait, une trentaine de petites fées, – des toutes jeunesesclaves, des merveilles de beauté et de grâce, – vêtuespareillement comme des sœurs et alignées en deux files pour larecevoir ; après un grand salut d’ensemble, les petites féess’abattirent sur elle, comme un vol d’oiseaux caressants et légers,et l’entraînèrent dans le « salon des yachmaks », oùchaque dame doit entrer d’abord pour quitter ses voiles. Là, en unclin d’œil, avec une adresse consommée, les fées, sans mot dire,lui eurent enlevé ses mousselines enveloppantes, qui étaientretenues par d’innombrables épingles, et elle se trouva prête, pasune mèche de ses cheveux dérangée, sous le turban de gazeimpondérable qui se pose en diadème très haut, et qui est derigueur à la cour, les princesses du sang ayant seules le droit d’yparaître tête nue. L’aide de camp vint ensuite la saluer et laconduire dans un salon d’attente ; une femme, bien entendu,cet aide de camp, puisqu’il n’y a point d’hommes chez unesultane ; une jeune esclave circassienne, toujours choisiepour sa haute taille et son impeccable beauté, qui porte jaquettede drap militaire à aiguillettes d’or, longue traîne, relevée dansla ceinture, et petit bonnet d’officier galonné d’or. Dans le salond’attente, ce fut Madame la Trésorière, qui vint suivant les riteslui tenir un moment compagnie : une Circassienne encore, il vasans dire, puisqu’on n’accepte aucune Turque au service du palais,mais une Circassienne de bonne famille, pour occuper une chargeaussi hautement considérée ; et, avec celle-ci qui étaitdu monde, même grande dame, il fallut causer… Mortelles,toutes ces lenteurs, et son espoir, son audace de plus en plusfaiblissaient…

Près d’entrer enfin dans le salon, si difficilement pénétrable,où se tenait la mère du Khalife, elle tremblait comme d’une grandefièvre.

Un salon d’un luxe tout européen, hélas ! sauf lesmerveilleux tapis et les inscriptions d’Islam ; un salon gaiet clair, donnant de haut sur le Bosphore, que l’on apercevaitlumineux et resplendissant à travers les grillages des fenêtres.Cinq ou six personnes en tenue de cour, et la bonne princesse,assise au fond, se levant pour recevoir la visiteuse. Les troisgrands saluts, de même que pour les Majestés occidentales ;mais le troisième, un prosternement complet à deux genoux, la têteà toucher terre, comme pour baiser le bas de la robe de la Dame,qui, tout de suite, avec un franc sourire, lui tendait les mainspour la relever. Il y avait là un jeune prince, l’un des fils duSultan (qui ont, tout comme le Sultan lui-même, le droit de voirles femmes à visage découvert). Il y avait deux princesses du sang,frêles et gracieuses, tête nue, la longue traîne éployée. Et enfintrois dames à petit turban sur chevelure très blonde, la traîneretenue captive dans la ceinture ; trois« Saraylis », jadis esclaves de ce palais même, puisgrandes dames de par leur mariage, et qui étaient depuis quelquesjours en visite chez leur ancienne maîtresse et bienfaitrice, ayantconquis le droit, en tant que Saraylis, de venir chez n’importequelle princesse sans invitation, comme on va dans sa proprefamille. (On entend ainsi l’esclavage, en Turquie, et plus d’uneépouse de nos socialistes intransigeants pourrait venir avec fruits’éduquer dans les harems, pour ensuite traiter sa femme dechambre, ou son institutrice, comme les dames turques traitentleurs esclaves.)

C’est un charme qu’ont presque toujours les vraies princesses,d’être accueillantes et simples ; mais aucune sans doute nedépasse celles de Constantinople en simplicité et doucemodestie.

– Ma chère petite, dit gaiement la Sultane à chevelureblanche, je bénis le bon vent qui vous amène. Et, vous savez, nousvous gardons tout le jour ; nous vous mettrons même àcontribution pour nous faire un peu de musique : vous joueztrop délicieusement.

Des fraîches beautés qui n’avaient point encore paru (les jeunesesclaves préposées aux rafraîchissements) firent leur entréeapportant sur des plateaux d’or, dans des tasses d’or, des boîtesd’or, le café, les sirops, les confitures de roses ; et laSultane mit la conversation sur quelqu’un de ces sujets du jour quine manquent jamais de filtrer jusqu’au fond des sérails, même lesplus hermétiquement clos.

Mais le trouble de la visiteuse se dissimulait mal ; elleavait besoin de parler, d’implorer ; cela se voyait trop bien…Avec une gentille discrétion, le prince se retira ; lesprincesses et les belles Saraylis, sous prétexte de regarder je nesais quoi dans les lointains du Bosphore, allèrent s’accouder auxfenêtres grillées d’un salon voisin.

– Qu’y a-t-il, ma chère enfant ? – demanda alors toutbas la grande princesse, penchée maternellement vers« Zahidé », qui se laissa tomber à ses genoux.

Les premières minutes furent d’anxiété croissante et affreuse,quand la petite révoltée qui cherchait avidement sur le visage dela Sultane l’effet de ses confidences, s’aperçut que celle-ci necomprenait pas et s’effarait. Les yeux cependant, toujours bons, nerefusaient point ; mais ils semblaient dire : « Undivorce, et un divorce si peu justifié ! Quelle affairedifficile !… Oui, j’essaierai… Mais, dans des conditionstelles, mon fils jamais n’accordera… »

Et « Zahidé », devant ce refus qui pourtant ne seformulait pas, croyait sentir les tapis, le parquet se dérober sousses genoux, se jugeait perdue, – quand soudain quelque chose commeun frisson de terreur religieuse passa dans le palais toutentier ; on courait, à pas sourds, dans les vestibules ;toutes les esclaves, le long des couloirs, avec des froissements desoie, tombaient prosternées… Et un eunuque se précipita dans lesalon, annonçant, d’une voix que la crainte faisait pluspointue :

– Sa Majesté Impériale !…

Il avait à peine prononcé ce nom à faire courber les têtes,quand, sur le seuil, le Sultan parut. La suppliante, toujoursagenouillée, rencontra et soutint une seconde ce regard, quis’abaissait directement sur le sien, puis perdit connaissance, ets’affaissa comme une morte toute blême, dans le nuage argenté de sabelle robe…

Celui qui venait d’apparaître à cette porte était l’homme surterre le plus inconnaissable pour la masse des âmes occidentales,le Khalife aux responsabilités surhumaines, l’homme qui tient danssa main l’immense Islam et doit le défendre, aussi bien contre lacoalition inavouée des peuples chrétiens que contre le torrent defeu du Temps ; l’homme qui, jusqu’au fond des déserts d’Asie,s’appelle « l’ombre de Dieu ».

Ce jour-là, il voulait simplement visiter sa mère vénérée, quandil rencontra l’angoisse et l’ardente prière dans l’expression de lajeune femme à genoux. Et ce regard pénétra son cœur mystérieux, quedurcit par instants le poids de son lourd sacerdoce, mais qui enrevanche demeure accessible à d’intimes et exquises pitiés, siignorées de tous. D’un signe, il indiqua la suppliante à sesfilles, qui, restant inclinées pour un salut profond, ne l’avaientpas vue s’affaisser, et les deux princesses aux longues traîneséployées relevèrent dans leurs bras, tendrement comme si elle eûtété leur sœur, la jeune femme à la traîne retenue, – qui, sans lesavoir, venait de gagner sa cause avec ses yeux.

Quand « Zahidé » revint à elle, longtemps après, leKhalife était parti. Se rappelant tout à coup, elle regardaalentour, incertaine d’avoir vu en réalité ou d’avoir rêvéseulement la redoutable présence. Non, le Khalife n’était pas là.Mais la Sultane mère, penchée sur elle et lui tenant les mains,affectueusement lui dit :

– Remettez-vous vite, chère enfant, et soyezheureuse : mon fils m’a promis de signer demain un iradé quivous rendra libre.

En redescendant l’escalier de marbre, elle se sentait toutelégère, toute grisée et toute vibrante, comme un oiseau à qui onvient d’ouvrir sa cage. Et elle souriait aux petites fées desyachmaks, en troupe soyeuse derrière elle, qui accouraient pour larecoiffer, et qui, en un tour de main, eurent rétabli, avec centépingles, sur ses cheveux et son visage, le traditionnel édifice degaze blanche.

Cependant, remontée dans son coupé noir et or, tandis que seschevaux trottaient fièrement vers Khassim-Pacha, elle sentit qu’unnuage se levait sur sa joie. Elle était libre, oui, et son orgueil,vengé. Mais, elle s’en apercevait maintenant, un sombre désir latenait encore à ce Hamdi, dont elle croyait s’être affranchie làpour toujours.

« Ceci est une chose basse et humiliante, se dit-ellealors, car cet homme n’a jamais eu ni loyauté ni tendresse, et jene l’aime pas. Il m’a donc bien profanée et avilie sans rémissionpour que je me rappelle encore son étreinte. J’ai eu beau faire, jene m’appartiens plus complètement, puisque je demeure entachée parce souvenir. Et si, plus tard, sur ma route, passe un autre que jevienne à aimer, il ne me reste plus que mon âme, qui soit digne delui être donnée ; et jamais je ne lui donnerai que cela,jamais… »

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