Les Désenchantées

Chapitre 7

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« Le 16 septembre 1904.

« J’étais parmi les fleurs du jardin, et je m’y sentais siseule, et si lasse de ma solitude ! Un orage avait passé dansla nuit et saccagé les rosiers. Les roses jonchaient la terre. Demarcher sur ces pétales encore frais, il me semblait piétiner desrêves.

« C’est dans ce jardin-là, au Bosphore, que, depuis monarrivée de Karadjiamir, j’ai passé tous mes étés d’enfant et dejeune fille, avec vos amies Zeyneb et Mélek. En ce temps-là denotre vie, je ne dirai pas que nous fussions malheureuses. Toutétait souriant. Chacun autour de nous goûtait ce bonheur négatif oùl’on se contente de la paix du moment qui passe et de la sécuritépour celui qui vient. Nous n’avions jamais vu saigner des cœurs. Etnos journées qui glissaient douces et lentes, entre nos études etnos petits plaisirs, nous laissaient en demi-sommeil, dans cettetorpeur qu’apportent nos étés toujours chauds : nous n’avionsjamais pensé que nous pourrions être à plaindre. Nos institutricesétrangères avaient beaucoup souffert dans leur pays. Elles setrouvaient bien parmi nous ; ce calme était pour elle commecelui d’un port après la tempête. Et lorsque nous leur disionsparfois nos rêves vagues et nos désirs imprécis : vivre commeles Européennes, voyager, voir, elles nous répondaient en vantantla tranquillité et la douceur dont nous étions entourées.Tranquillité, douceur de la vie des musulmanes, toute notreenfance, nous n’avions pas entendu autre chose. Aussi riend’extérieur ne nous avait préparées à souffrir. La douleur estvenue de nous. L’inquiétude et l’inassouvissable désir sont nés denous-mêmes. Et mon drame à moi a vraiment commencé le jour de monmariage, quand les fils d’argent de mon voile de mariéem’enveloppaient encore…

« Oh ! notre première rencontre, André, dans cesentier, par ce grand vent, vous vous souvenez, auriez-vous penséen ce temps-là que vous seriez si tôt pour nous un ami trèscher ? Et vous, je sens que vous commencez à vous attacher àces petites Turques, bien qu’elles aient déjà perdu l’attraitd’être mystérieuses. Quelque chose d’infiniment doux s’est glisséen moi depuis notre dernière entrevue, depuis l’instant où votrevoix et vos yeux ont changé, parce que vous aviez peur de m’avoirblessée ; alors j’ai compris que vous étiez bon etconsentiriez à être mon confident en même temps que mon ami. Quelbien cela me ferait de vous dire, à vous qui devez le comprendre,tant de choses lourdes que personne n’a jamais entendues ; deschoses dans ma destinée qui me déroutent ; vous qui êtes unhomme et qui savez, vous me les expliqueriezpeut-être.

« J’ai votre portrait, là, tout près, sur ma table àécrire, et il me regarde avec ses yeux clairs. Vous-même, je voussais non loin d’ici, sur l’autre rive ; un coin de Bosphoreseul nous sépare, et cependant, entre nous deux, quelle distancetoujours, quel abîme de difficultés, avec une si constanteincertitude de nous revoir jamais ! Malgré tout cela, jevoudrais, quand vous aurez quitté notre pays, ne plus êtreseulement un vague fantôme dans votre mémoire ; je voudrais aumoins y demeurer comme une réalité, une pauvre, triste petiteréalité.

« Ces roses sur lesquelles je marchais tout à l’heure,savez-vous ce qu’elles me rappelaient ? Un effeuillementpareil, dans les allées de ce même jardin, il y a un peu plus dedeux ans. Mais ce n’était pas une bourrasque d’été, cette fois, quien était cause, c’était bien l’automne. Octobre avait jauni lesarbres, il faisait froid, et nous devions rentrer le lendemain enville, à Khassim-Pacha. Tout était emballé, la maison en désordre.Nous étions allées dire adieu au jardin et cueillir les dernièresfleurs. Un vent aigre gémissait dans les branches. La vieilleIrfané, une de nos esclaves un peu sorcière qui lit dans le marc decafé, avait prétendu que ce jour était favorable pour desprédictions sur notre destinée. Elle vint donc nous apporter ducafé qu’il fallut boire ; cela ce passait au fond du jardin,dans un recoin abrité par la colline, et je la vois encore, assiseà nos pieds, parmi les feuilles mortes, anxieuse de ce qu’elleallait découvrir. Dans les tasses de Zeyneb et Mélek, elle ne vitqu’amusements et cadeaux ; elles étaient encore si jeunes.Mais elle hocha la tête, en lisant dans la mienne :« Oh ! l’amour veille, dit-elle, mais l’amour estperfide. Tu ne reviendras plus au Bosphore de longtemps, et quandtu y reviendras, la fleur de ton bonheur sera envolée. Oh !pauvre, pauvre ! Il n’y a dans ton destin que l’amour et lamort. » Je ne devais en effet revenir ici que cet été, aprèsmon triste mariage. Cependant, est-ce bien la fleur de monbonheur qui s’est envolée, puisque, le bonheur, je ne l’aipoint connu ?… Non, n’est-ce pas ? Mais jamais saprédiction finale ne m’avait frappée autant qu’aujourd’hui :« Il n’y a dans ton destin que l’amour et la mort. »

« DJÉNANE. »

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