Les Désenchantées

Chapitre 4

 

Cette longue lettre fut mystérieusement apportée chez AndréLhéry le lendemain soir.

 

« Hier, vous nous avez dit que vous ne connaissiez pas lafemme turque de nos jours, et nous nous en doutions bien, car quidonc la connaîtrait, quand elle-même s’ignore ?

« D’ailleurs, quels sont les étrangers qui auraient pupénétrer le mystère de son âme ? Elle leur livrerait plusaisément celui de son visage. Quant aux femmes étrangères,quelques-unes, il est vrai, sont entrées chez nous : maiselles n’ont vu que nos salons, aujourd’hui à la moded’Europe ; le côté extérieur de notre vie.

« Eh bien ! voulez-vous que nous vous aidions, vous, ànous déchiffrer, si le déchiffrage est possible ? Nous savons,à présent que l’épreuve est faite, que nous pouvons êtreamis ; car c’était une épreuve : nous voulions nousassurer s’il y avait autre chose que du talent derrière vos phrasesciselées… Nous sommes-nous donc trompées en nous imaginant qu’aumoment de vous éloigner de ces fantômes noirs en danger, quelquechose s’est ému en vous ? curiosité, déception, pitiépeut-être ; mais ce n’était pas l’indifférence laissée par unerencontre banale.

« Et puis surtout vous avez bien senti, nous en sommessûres, que ces paquets sans forme ni grâce n’étaient point desfemmes, ainsi que nous vous le disions nous-mêmes, mais desâmes, une âme : celle de la musulmane nouvelle, dontl’intelligence s’est affranchie, et qui souffre, mais en aimant lasouffrance libératrice, et qui est venue vers nous, son amid’hier.

« Maintenant, pour devenir son ami de demain, il vous fautapprendre à voir autre chose en elle qu’un joli amusement devoyage, une jolie figure marquant une étape enchantée de votre vied’artiste. Qu’elle ne soit pas plus maintenant pour vous l’enfantsur qui vous vous êtes penché, ni l’amante aisément heureuse parl’aumône de votre tendresse. Vous devrez, si vous tenez à cequ’elle vous aime, recueillir les premières vibrations de son âmequi s’éveille enfin.

« Votre « Medjé » est au cimetière. Merci en sonnom, et au nom de toutes, pour les fleurs jetées par vous sur latombe de la petite esclave. En ces jours de votre jeunesse, vousavez cueilli le bonheur sans effort, là où il était à portée devotre main. Mais la petite Circassienne, que l’entraînement jetadans vos bras, ne se retrouve plus, et le temps est venu où, pourla musulmane même, l’amour d’instinct et l’amour d’obéissance ontcédé la place à l’amour de choix.

« Et le temps aussi est venu pour vous de chercher et dedécrire dans l’amour autre chose que le côté pittoresque etsensuel. Essayez, par exemple, d’extérioriser aujourd’hui votrecœur jusqu’à lui faire sentir l’amertume de cette souffrancesuprême qui est la nôtre : ne pouvoir aimer qu’un rêve.

« Car, toutes, nous sommes condamnées à n’aimer quecela.

« On nous marie, vous savez de quelle manière ?… Etpourtant ce semblant de ménage à l’européenne, installé depuis unegénération dans nos demeures occidentalisées, là ou régnaient jadisles divans de satin et les odalisques, représente déjà un progrèsqui nous flatte, – bien que ce soit encore très fragile, un telménage, à toute heure menacé par le caprice d’un époux changeant,qui peut le briser ou bien y introduire une étrangère. – Donc, onnous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches.Souvent, il est vrai, l’homme que le hasard ainsi nous procure estdoux et bon ; mais nous ne l’avons pas choisi. Nousnous attachons à lui, avec le temps, mais cette affection n’est pasde l’amour ; alors des sentiments naissent en nous, quis’envolent et vont se poser parfois bien loin, à jamais ignorés detous excepté de nous-mêmes. Nous aimons ; mais nous aimons,avec notre âme, une autre âme ; notre pensée s’attache à uneautre pensée, notre cœur s’asservit à un autre cœur. Et cet amourreste à l’état de rêve, parce que nous sommes honnêtes, et surtoutparce qu’il nous est trop cher, ce rêve-là, parce que nousrisquions de le perdre en essayant de le réaliser. Et cet amourreste innocent, comme notre promenade d’hier à Pacha-Bagtché, quandil ventait si fort.

« Voilà le secret de l’âme de la musulmane, en Turquie,l’année 1322 de l’hégire. Notre éducation actuelle a amené cedédoublement de notre être.

« Plus extravagante que notre rencontre va vous semblercette déclaration… Nous nous amusions à l’avance de ce qu’allaitêtre votre surprise. D’abord vous avez cru que l’on vousmystifiait. Ensuite vous êtes venu, encore indécis, tenté de croireà une aventure, l’espérant peut-être ; vaguement vous vousattendiez à trouver une Zahidé escortée d’esclaves complaisants,curieuse de voir de près un auteur célèbre, et pas trop rétive àlever son voile.

« Et vous avez rencontré des âmes.

« Et ces âmes seront vos amies, si vous savez être leleur.

« Signé : ZAHIDÉ,NÉCHÉDIL ET IKBAL. »

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