Les Désenchantées

Chapitre 10

 

Dans le cimetière, là-bas, devant les murailles de Stamboul, laréfection de l’humble tombe était achevée, grâce à des complicitésd’amis turcs. Et André Lhéry, qui n’avait pas osé se montrer dansces parages tant que travaillaient les marbriers, allaitaujourd’hui, le 30 du beau mois de mai, faire sa première visite àla petite morte sous ses dalles neuves.

En arrivant dans le bois funéraire, il aperçut de loin la tombeclandestinement réparée, qui avait un éclat de chose neuve, aumilieu de toute la vétusté grise d’alentour. Les deux petitesstèles de marbre, celle que l’on met à la tête et celle que l’onmet aux pieds, se tenaient bien droites et blanches parmi toutesles autres du voisinage, rongées de lichen, qui se penchaient ouqui étaient tout à fait tombées. On avait aussi renouvelé lapeinture bleue, entre les lettres en relief de l’inscription, quibrillaient maintenant d’or vif, – ces lettres qui disaient, aprèsune courte poésie sur la mort : « Priez pour l’âme deNedjibé, fille de Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Moharrem1297. » On ne voyait déjà plus bien que des ouvriersavaient dû travailler là récemment, car, autour de l’épaisse dalleservant de base, les menthes, les serpolets, toute la petitevégétation odorante des terrains pierreux s’était hâtée de pousser,au soleil de mai. Quant aux grands cyprès, eux qui ont vu coulerdes règnes de kahlifes et des siècles, ils étaient tels absolumentqu’André les avait toujours connus, et sans doute tels que cent ansplus tôt, avec leurs mêmes attitudes, les mêmes gestes pétrifiés deleurs branches couleur d’ossements secs, qu’ils tendent vers leciel comme de longs bras de morts. Et les antiques murailles deStamboul déployaient à perte de vue leur ligne de bastions et decréneaux brisés, dans cette solitude toujours pareille, peut-êtreplus que jamais délaissée.

Il faisait limpidement beau. La terre et les cyprès sentaientbon ; la résignation de ces cimetières sans fin étaitaujourd’hui attirante, douce et persuasive, on avait envie des’attarder là, on souhaitait partager un peu la paix de tous cesdormeurs, au grand repos sous les serpolets et les menthes.

André s’en alla rasséréné et presque heureux, pour avoir enfinpu remplir ce pieux devoir, tellement difficile, qui avait étédepuis longtemps la préoccupation de ses nuits ; pendant desannées, au cours de ses voyages et des agitations de son existenceerrante, même au bout du monde, il avait tant de fois dans sesinsomnies songé à cela, qui ressemblait aux besognes infaisablesdes mauvais rêves : au milieu d’un saint cimetière deStamboul, relever ces humbles marbres qui se désagrégeaient…Aujourd’hui donc, c’était chose accomplie. Et puis elle luisemblait tout à fait sienne, la chère petite tombe, à présentqu’elle était remise debout par sa volonté, et que c’était lui quil’avait fait consolider pour durer.

 

Comme il se sentait l’âme très turque, par ce beau soir delimpidité tiède, où bientôt la pleine lune allait rayonner toutebleue sur la Marmara, il revint à Stamboul quand la nuit fut tombéeet monta au cœur même des quartiers musulmans, pour aller s’asseoirdehors, sur l’esplanade qui lui était redevenue familière, devantla mosquée de Sultan-Fatih. Il voulait songer là, dans la fraîcheurpure du soir et dans la délicieuse paix orientale, en fumant desnarguilés, avec beaucoup de magnificence mourante autour de soi,beaucoup de délabrement, de silence religieux et de prière.

Sur cette place, quand il arriva, tous les petits cafésd’alentour avaient allumé leurs modestes lampes ; deslanternes pendues aux arbres, – des vieilles lanternes à l’huile, –éclairaient aussi, discrètement ; et partout, sur lesbanquettes ou sur les escabeaux, les rêveurs à turban fumaient, encausant peu et à voix basse ; on entendait le petitbruissement spécial de leurs narguilés, qui étaient là parcentaines : l’eau qui s’agite dans la carafe, à l’aspirationlongue et profonde du fumeur. On lui apporta le sien, avec despetites braises vives sur les feuilles du tabac persan, et bientôtcommença pour lui, comme pour tous ces autres qui l’environnaient,une demi-griserie très douce, inoffensive et favorable aux pensées.Sous ces arbres, où s’accrochaient les petites lanternes à peineéclairantes, il était assis juste en face de la mosquée, dont leséparait la largeur de l’esplanade. Vide et très en pénombre, cetteplace, où des dalles déjetées alternaient avec de la terre et destrous ; haute, grande, imposante, cette muraille de mosquée,qui en occupait tout le fond, et sévère comme un rempart, avec uneseule ouverture : l’ogive d’au moins trente pieds donnantaccès dans la sainte cour. Ensuite, de droite et de gauche, dansles lointains, c’était de la nuit confuse, du noir, – des arbrespeut-être, de vagues cyprès indiquant une région pour les morts, –de l’obscurité plus étrange qu’ailleurs, de la paix et du mystèred’Islam. La lune qui, depuis une heure ou deux, s’était levée dederrière les montagnes d’Asie, commençait de poindre au-dessus decette façade de Sultan-Fatih ; lentement elle se dégageait,montait toute ronde, toute en argent bleuâtre, et si libre, siaérienne, au-dessus de cette massive chose terrestre ; donnantsi bien l’impression de son recul infini et de son isolement dansl’espace !… La clarté bleue gagnait de plus en pluspartout ; elle inondait peu à peu les sages et pieux fumeurs,tandis que la place déserte demeurait dans l’ombre des grands murssacrés. En même temps, cette lueur lunaire imprégnait une fraîchebrume de soir, exhalée par la Marmara, qu’on n’avait pas remarquéeplus tôt, tant elle était diaphane, mais qui devenait aussi dubleuâtre clair enveloppant tout, et qui donnait l’aspect vaporeux àcette muraille de mosquée, si lourde tout à l’heure. Et les deuxminarets plantés dans le ciel semblaient transparents, perméablesaux rayons de lune, donnaient le vertige à regarder, dans cebrouillard de lumière bleue, tant ils étaient agrandis,inconsistants et légers…

À cette même heure, il existait de l’autre côté de laCorne-d’Or, – en réalité pas très loin d’ici, mais à une distancequi pourtant semblait incommensurable, – il existait une ville diteeuropéenne et appelée Péra, qui commençait sa vie nocturne. Là, desLevantins de toute race (et quelques jeunes Turcs aussi,hélas !) se croyant parvenus à un enviable degré decivilisation, à cause de leurs habits parisiens (ou à peu près),s’empilaient dans des brasseries, des « beuglants »ineptes, ou autour des tables de poker, dans les cercles de lahaute élégance Pérote… Quels pauvres petits êtres il y a par lemonde !…

Pauvres êtres, ceux-là, agités, déséquilibrés, vides etmesquins, maintenant sans rêve et sans espérance ! Trèspauvres êtres, auprès de ces simples et de ces sages d’ici, quiattendent que le muezzin chante là-haut dans l’air, pour allerpleins de confiance s’agenouiller devant l’inconnaissable Allah, etqui plus tard, l’âme rassurée, mourront comme on part pour un beauvoyage !…

Les voici qui entonnent le chant d’appel, les voix attendues pareux. Des personnages qui habitent le sommet de ces flèches perduesdans la vapeur lumineuse du ciel ; des hôtes de l’air, quidoivent en ce moment voisiner avec la Lune, vocalisent tout à coupcomme des oiseaux, dans une sorte d’extase vibrante qui lespossède. Il a fallu choisir des hommes au gosier rare, pour sefaire entendre du haut de si prodigieux minarets ; on ne perdpas un son ; rien de ce qu’ils disent en chantant ne manque dedescendre sur nous, précis, limpide et facile…

L’un après l’autre, les rêveurs se lèvent, entrent dans la zoned’ombre où l’esplanade est encore plongée, la traversent et sedirigent lentement vers la sainte porte. Par petits groupes d’abordde trois, de quatre, de cinq, les turbans blancs et les longuesrobes s’en vont prier. Et puis il en vient d’autres, de différentscôtés, sortant des entours obscurs, du noir des arbres, du noir desrues et des maisons closes. Ils arrivent en babouches silencieuses,ils marchent calmes, recueillis et graves. Cette haute ogive, quiles attire tous, percée dans la si grande muraille austère, c’estun fanal du vieux temps qui est censé l’éclairer ; il estpendu à l’arceau, et sa petite flamme paraît toute jaune et morte,au-dessous du bel éblouissement lunaire dont le ciel est rempli.Et, tandis que les voix d’en haut chantent toujours, cela devientune procession ininterrompue de têtes enroulées de mousselineblanche, qui s’engouffrent là-bas sous l’immense portique.

Quand les bancs de la place se sont vidés, André Lhéry se dirigeaussi vers la mosquée, le dernier et se sentant le plus misérablede tous, lui qui ne priera pas. Il entre et reste debout près de laporte. Deux ou trois mille turbans sont là, qui d’eux-mêmesviennent de s’aligner sur plusieurs rangs pareils et font face aumihrab. Une voix plane sur leur silence, une voix si plaintive, etd’une mélancolie sans nom, qui vocalise en notes très hautes commeles muezzins, semble mourir épuisée, et puis se ranime, vibre ànouveau en frissonnant sous les vastes coupoles, traîne, traîne,s’éteint comme d’une lente agonie, et meurt, pour recommencerencore. C’est elle, cette voix, qui règle les deux mille prières detous ces hommes attentifs ; à son appel, d’abord ils tombent àgenoux ; ensuite, se prosternent en humilité plus grande, etenfin se jettent le front contre terre, tous en même temps d’unrégulier mouvement d’ensemble, comme fauchés à la fois par ce chanttriste et pourtant si doux, qui passe sur leurs têtes, quis’affaiblit par instants jusqu’à n’être qu’un murmure, mais quiremplit quand même la nef immense.

Très peu éclairé, le vaste sanctuaire ; rien que desveilleuses, pendues à de longs fils qui descendent çà et là desvoûtes sonores ; sans la pure blancheur de toutes les parois,on y verrait à peine. Il se fait par instants des bruitsd’ailes : les pigeons familiers, ceux qu’on laisse nicherlà-haut dans les tribunes ; réveillés par ces petites lumièreset par les frôlements légers de toutes ces robes, ils prennent leurvol et tournoient, mais sans effroi, au-dessus des milliers deturbans assemblés. Et le recueillement est si absolu, la foi siprofonde, quand les fronts se courbent sous l’incantation de lapetite voix haute et tremblante, qu’on croit la sentir monter commeune fumée d’encensoir, leur silencieuse et innombrable prière…

Oh ! puissent Allah et le Khalife protéger et isolerlongtemps le peuple turc religieux et songeur, loyal et bon, l’undes plus nobles de ce monde, et capable d’énergies terribles,d’héroïsmes sublimes sur les champs de bataille, si la terre nataleest en cause, ou si c’est l’Islam et la foi !

La prière finie, André retourna avec les autres fidèless’asseoir et fumer dehors, sous la belle lune qui montait toujours.Il pensait, avec un contentement très calme, à la tombe réparée,qui devait à cette heure se dresser si blanche, droite et jolie,dans la nuit claire, pleine de rayons. Et maintenant, ce devoiraccompli, il aurait pu quitter le pays, puisqu’il s’était ditautrefois qu’il n’attendrait que cela. Mais non, le charme orientall’avait peu à peu repris tout à fait, et puis, ces trois petitesmystérieuses, qui reviendraient bientôt avec l’été de Turquie, ildésirait entendre encore leurs voix. Les premiers temps, il avaiteu des remords de l’aventure, à cause de l’hospitalité confianteque lui donnaient ses amis les Turcs ; ce soir, au contraire,il n’en éprouvait plus : « En somme, se disait-il, je neporte atteinte à l’honneur d’aucun d’eux ; entre cetteDjénane, assez jeune pour être ma fille, et moi qui ne l’ai mêmepas vue et ne la verrai sans doute jamais, comment pourrait-il yavoir de part et d’autre rien de plus qu’une gentille et étrangeamitié ? »

Du reste, il avait reçu dans la journée une lettre d’elle, quisemblait mettre définitivement les choses au point :

 

« Un jour de caprice, – écrivait-elle du fond de son palaisde belle-au-bois-dormant, qui ne l’empêchait plus d’être si bienréveillée, – un jour de caprice et de pire solitude morale,irritées contre cette barrière infranchissable à laquelle nous nousheurtons toujours et qui nous meurtrit, nous sommes partiesbravement à la découverte du personnage que vous pouviez bien être.De tout cela, défi, curiosité, était fait notre premier désird’entrevue.

« Nous avons rencontré un André Lhéry tout autre que nousl’imaginions. Et maintenant, le vrai vous que vous nousavez permis de connaître, jamais nous ne l’oublierons plus. Mais ilfaut pourtant l’expliquer, cette phrase, qui, d’une femme à unhomme, a l’air presque d’une galanterie pitoyable. Nous ne vousoublierons plus parce que, grâce à vous, nous avons connu ce quidoit faire le charme de la vie des femmes occidentales : lecontact intellectuel avec un artiste. Nous ne vous oublieronsjamais parce que vous nous avez témoigné un peu de sympathieaffectueuse, sans même savoir si nous sommes belles ou bien desvieilles masques ; vous vous êtes intéressé à cette meilleurepartie de nous-mêmes, notre âme, que nos maîtres jusqu’iciavaient toujours considérée comme négligeable ; vous nous avezfait entrevoir combien pouvait être précieuse une pure amitiéd’homme. »

 

C’était donc décidément ce qu’il avait pensé : un gentilflirt d’âmes, et rien de plus ; un flirt d’âmes, avec beaucoupde danger autour, mais du danger matériel et aucun danger moral. Ettout cela resterait blanc comme neige, blanc comme ces dômes demosquée au clair de lune.

Il l’avait sur lui, cette lettre de Djénane, reçue tout àl’heure à Péra, et il la reprit, pour la relire plustranquillement, à la lueur du fanal pendu aux branchesvoisines :

 

« Et maintenant, – disait-elle, – maintenant que nous nevous avons plus, quelle tristesse de retomber dans notretorpeur ! Votre existence à vous, si colorée, si palpitante,vous permet-elle de concevoir les nôtres, si pâles, faites d’ansqui se traînent sans laisser de souvenirs. D’avance, nous savonstoujours ce que demain nous apportera, – rien, – et que tous lesdemains, jusqu’à notre mort, glisseront avec la même douceur fade,dans la même tonalité fondue. Nous vivons des jours gris perle,ouatés d’un éternel duvet qui nous donne la nostalgie des caillouxet des épines.

« Dans les romans qui nous arrivent d’Europe, on voittoujours des gens qui, sur le soir de leur vie, pleurent desillusions perdues. Eh bien ! au moins ils en avaient,ceux-là ; ils ont éprouvé une fois l’ivresse de partir pourquelque belle course au mirage ! Tandis que nous, André,jamais on ne nous a laissé la possibilité d’en avoir, et, quandnotre déclin sera venu, il nous manquera même ce mélancoliquepasse-temps, de les pleurer… Oh ! combien nous sentons celaplus vivement depuis votre passage !

« Ces heures, en votre compagnie, dans la vieille maison duquartier de Sultan-Selim !… Nous réalisions là un rêve dontnous n’aurions pas osé autrefois faire une espérance ;posséder André Lhéry à nous seules ; être traitées par luicomme des êtres pensants, et non comme des jouets, et mêmeun peu comme des amies, au point qu’il découvrait pour nous descôtés secrets de son âme ! Si peu que nous connaissions la vieeuropéenne et les usages de votre monde, nous avons senti tout leprix de la confiance avec laquelle vous répondiez à nosindiscrétions. Oh ! de celles-ci, par exemple, nous étionsbien conscientes, et, sans nos voiles, nous n’aurions certes pasété si audacieuses.

« Maintenant, en toute simplicité et sincérité de cœur,nous voulons vous proposer une chose. Vous entendant parler l’autrejour de la tombe qui vous est chère, nous avons eu toutes les troisla même idée, que le même sentiment de crainte nous a retenuesd’exprimer. Mais nous osons maintenant, par lettre… Si nous savionsoù elle est, cette tombe de votre amie, nous pourrions y allerprier quelquefois, et, quand vous serez parti, y veiller, puis vousen donner des nouvelles. Peut-être vous serait-il doux de penserque ce coin de terre, où dort un peu de votre cœur, n’est pasentouré que d’indifférence. Et nous serions si heureuses, nous, dece lien un peu réel avec vous, quand vous serezloin ; le souvenir de votre amie d’autrefois défendraitpeut-être ainsi de l’oubli vos amies d’à présent…

« Et, dans nos prières pour celle qui vous a appris à aimernotre pays, nous prierons aussi pour vous, dont la détresse intimenous est bien apparue, allez !… Comme c’est étrange que je mesente revenir à une espérance, depuis que je vous connais, moi quin’en avais plus ! Est-ce donc à moi de vous rappeler qu’on n’apas le droit de borner son attente et son idéal à la vie, quand ona écrit certaines pages de vos livres…

« DJÉNANE. »

 

Il avait souhaité cela depuis bien longtemps, pouvoirrecommander la tombe de Nedjibé à quelqu’un d’ici qui en auraitsoin ; surtout il avait fait ce rêve, en apparence bienirréalisable, de la confier à des femmes turques, sœurs de lapetite morte par la race et par l’Islam. Donc, la proposition deDjénane, non seulement l’attachait beaucoup à elle, mais comblaitson vœu, achevait de mettre sa conscience en repos vis-à-vis descimetières.

Et, dans l’admirable nuit, il songeait au passé et auprésent ; en général, il lui semblait qu’entre la premièrephase, si enfantine, de sa vie turque, et la période actuelle, letemps avait creusé un abîme ; ce soir, au contraire, était undes moments où il les voyait le plus rapprochées comme en une suiteininterrompue. À se sentir là, encore si vivant et jeune, quandelle, depuis si longtemps, n’était plus rien qu’un peu de terre,parmi d’autre terre dans l’obscurité d’en dessous, il éprouvaittantôt un remords déchirant et une honte, tantôt, – dans son amouréperdu de la vie et de la jeunesse, – presque un sentimentd’égoïste triomphe…

Et, pour la seconde fois, ce soir, il les associait dans sonsouvenir, Nedjibé, Djénane : elles étaient du même paysd’ailleurs, toute deux Circassiennes ; la voix de l’une, àplusieurs reprises, lui avait rappelé celle de l’autre ; il yavait des mots turcs qu’elles prononçaient pareillement…

Il s’aperçut tout à coup qu’il devait être fort tard, enentendant, du côté des arbres en fouillis sombre, des sonnailles demules, – ces sonnailles toujours si argentines et claires dans lesnuits de Stamboul : l’arrivée des maraîchers, apportant lesmannequins de fraises, de fleurs, de fèves, de salades, de toutesces choses de mai, que viennent acheter de grand matin, autour desmosquées, les femmes du peuple au voile blanc. Alors il regardaautour de lui et vit qu’il restait seul et dernier fumeur sur cetteplace. Presque toutes les lanternes des petits cafés s’étaientéteintes. La rosée se déposait sur ses épaules qui se mouillaient,et un jeune garçon, debout derrière lui, adossé à un arbre,attendait docilement qu’il eût fini, pour emporter le narguilé etfermer sa porte.

Près de minuit. Il se leva pour redescendre vers les ponts de laCorne-d’Or et passer sur l’autre rive où il demeurait. Plus aucunevoiture bien entendu, à une heure pareille. Avant de sortir duVieux-Stamboul, endormi sous la lune, un très long trajet à fairedans le silence, au milieu d’une ville de rêve, aux maisonsabsolument muettes et closes, où tout était comme figé maintenantpar les rayons d’une grande lumière spectrale trop blanche. Ilfallait traverser des quartiers où les petites rues descendaient,montaient, s’enlaçaient comme pour égarer le passant attardé, quin’eût trouvé personne du reste pour le remettre dans sonchemin ; mais André en savait par cœur les détours. Il y avaitaussi des places pareilles à des solitudes, autour de mosquées quienchevêtraient leurs dômes et que la lune drapait d’immensessuaires blancs. Et partout il y avait des cimetières, fermés pardes grilles antiques aux dessins arabes, avec des veilleuses àpetite flamme jaune, posées çà et là sur des tombes. Parfois deskiosques de marbre jetaient par leurs fenêtres une vague lueur delampe ; mais c’étaient encore des éclairages pour les morts etil valait mieux ne pas regarder là-dedans : on n’aurait aperçuque des compagnies de hauts catafalques, rongés par la vétuste etcomme poudrés de cendre. Sur les pavés, des chiens, tous fauves,dormaient par tribus, roulés en boule, – de ces chiens de Turquie,aussi débonnaires que les musulmans qui les laissent vivre, etincapables de se fâcher même si on leur marche dessus, pour peuqu’ils comprennent qu’on ne l’a pas fait exprès. Aucun bruit, si cen’est, à de longs intervalles, le heurt, sur quelque pavé sonore,du bâton ferré d’un veilleur. Le Vieux-Stamboul, avec toutes sessépultures, dormait dans sa paix religieuse, tel cette nuit qu’il ya trois cents ans.

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