Les Désenchantées

Chapitre 3

 

Ils venaient d’imaginer depuis quelques jours un moyen trèsingénieux de correspondre, pour les cas d’urgence. Une de leursamies appelée Kiamouran avait autorisé André à contrefaire sonécriture, très connue de la domesticité soupçonneuse, et à signerde son nom ; de plus, elle avait fourni plusieurs enveloppes àson chiffre, avec l’adresse de Djénane mise de sa propre main. Ilpouvait donc leur écrire ainsi (à mots couverts cependant, parcrainte des indiscrétions), et son valet de chambre, qui avait prisl’habitude du fez et du chapelet, allait porter cela directement auyali des trois petites coupables ; parfois même Andrél’envoyait à une heure précise et convenue d’avance ; l’une deses trois amies se trouvait alors comme par hasard dans levestibule, d’où les nègres venaient d’être écartés, et pouvaitdonner une réponse verbale au messager si sûr.

Le lendemain donc, il risqua une de ces lettres signéesKiamouran, pour s’informer de la fièvre de Mélek et demander si lapromenade à la mosquée de la montagne tiendrait toujours. Et ilreçut le soir un mot de Djénane, disant que Mélek était couchéeavec beaucoup plus de fièvre, et que les deux autres ne pourraients’éloigner d’elle.

 

Seul, il voulut la faire quand même, cette promenade, le 5octobre, jour qu’ils avaient fixé pour monter là une dernière foisensemble.

Et c’était par un temps merveilleux de l’automneméridional ; les bois sentaient bon, les abeillesbourdonnaient. Aujourd’hui, il se croyait moins attaché à sespetites amies turques, même à Djénane, et il avait conscience qu’ilse reprendrait à la vie ailleurs, où elles ne seraientpas. Il lui semblait aussi qu’au départ son regret maintenantserait moins pour elles que pour l’Orient lui-même, pour cet Orientimmobile qu’il avait adoré depuis ses années de prime jeunesse, etpour le bel été d’ici qui s’achevait, pour ce recoin pastoral del’Asie où il venait de passer deux saisons dans le calme des vieuxtemps, dans l’ombre des arbres, dans la senteur des feuilles et desmousses… Oh ! le clair soleil encore aujourd’hui ! Et ceschênes, ces scabieuses, ces fougères aux teintes rougies et dorées,lui rappelaient les bois de son pays de France, à tel point qu’ilretrouvait tout à coup les mêmes impressions que jadis, à la fin deses vacances d’enfant, lorsqu’il fallait à cette même époque del’année quitter la campagne où l’on avait fait tant de jolis jeuxsous le ciel de septembre…

À mesure qu’il s’élevait cependant, par les petits sentiers delichens et de bruyères, à mesure que se découvraient les lointains,s’en allait son illusion de France ; ce n’était plus cela, etla notion du pays turc s’imposait à la place ; les méandresprofonds du Bosphore s’ouvraient à ses pieds, montrant les villagesou les palais des rives, et les caravanes de bateaux en marche.Vers l’intérieur des terres, c’étaient aussi des aspects étrangers,une succession infinie de collines couvertes d’un même et épaismanteau de verdure, des forêts trop grandes et tranquilles, commenotre France n’en connaît plus.

Quand il atteignit enfin ce plateau, battu par tous les soufflesdu large, qui sert de péristyle à la vieille mosquée solitaire,quantité de femmes turques étaient assises là sur l’herbe, venuesen pèlerinage dans de très primitives charrettes à bœufs. Vite, dèsqu’il fut aperçu, vite les mousselines enveloppantes s’abaissèrentpour cacher tous les visages. Et cela devint une muette compagniede fantômes voilés, qui se détachaient, avec une grâce archaïque,sur l’immensité de la Mer Noire, soudainement apparue autour del’horizon.

André se dit alors que, pour lui, le charme de ce pays et de sonmystère résisterait à tout, même à la déception causée par Djénane,même aux désenchantements du déclin de la vie…

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