Les Désenchantées

Chapitre 2

 

Septembre vient de finir !… Maintenant la belle teinte rosedes bruyères, sur les collines d’Asie, se meurt de jour en jour, sechange en une couleur de rouille. Et, dans la vallée de Béicos, lescolchiques violets sont fleuris à profusion parmi l’herbe fine despelouses ; la jonchée des feuilles de platanes, la jonchéed’or est partout répandue. Le soir, pour fumer son narguilé devantla cabane de quelqu’un de ces humbles petits cafetiers qui sontencore là, mais qui vont repartir, on choisit une place au soleil,on recherche la dernière chaleur de l’été déclinant, ensuite, dèsque les rayons commencent à raser la terre et que l’on voit commeun reflet rouge d’incendie sur l’énorme ramure des platanes, onsent une fraîcheur soudaine qui vous saisit et qui esttriste ; on s’en va, et les pas sur l’herbe font bruisser lesfeuilles mortes. À présent, les grandes pluies d’automne, quilaissent la prairie toute détrempée, alternent avec ces joursencore chauds et étrangement limpides, où les abeilles bourdonnentsur les scabieuses d’arrière-saison, mais où des buées froidess’exhalent du sol et des bois quand le soir tombe.

Toutes ces feuilles jaunes par terre, André a déjà connu lespareilles, dans cette même vallée, l’an passé ; – et celaattache à un lieu, d’y avoir vu deux fois la chute des feuilles. Ilsait donc que ce sera une souffrance de quitter pour jamais cepetit coin pastoral de l’Asie, où il est venu presque chaque jourpendant deux étés radieux. Il sait aussi que cette souffrance,comme tant d’autres déjà éprouvées ailleurs, s’oubliera vite,hélas ! dans les grisailles de plus en plus sombres d’unproche avenir…

Toute l’année, ils s’étaient vus dans l’impossibilité de refairepar ici aucune promenade ensemble, André et ses amies. Mais ils enavaient combiné deux, coûte que coûte, pour le 3 et 5 octobre, lesdernières et les suprêmes.

Le but fixé pour celle d’aujourd’hui 3, était la petite forêtvierge découverte par eux en 1904. Et ils se retrouvèrent là tousensemble, au bord de ce marécage dissimulé comme exprès, dans unrecreux de montagne. Ils reprirent leurs places de jadis, sur lesmêmes pierres moussues, près de cette eau dormante d’où sortaientdes roseaux si grands et de si hautes fougères. Osmondes que l’oneût dit une sorte tropicale.

André vit tout de suite qu’elles n’étaient pas comme d’habitude,les pauvres petites, ce soir, mais nerveuses et outrées, chacune àsa manière, Djénane avec une affectation de froideur, Mélek avecviolence :

– Maintenant on veut nous remarier toutes, dirent-elles,pour rompre notre trio de révoltées. Et puis nous avons des allurestrop indépendantes, à ce qu’il paraît, et il nous faut des marisqui sachent nous mater.

– Quant à moi, précisa Mélek, la chose a été arrêtée enconseil de famille samedi, on a désigné le bourreau, un certainOmar Bey, capitaine de cavalerie, un bellâtre au regard dur, quel’on a cependant daigné me montrer un jour de ma fenêtre ;donc ça ne traînera pas…

Et elle frappait du pied, les yeux détournés, en froissant dansses doigts toutes les feuilles à sa portée.

Il ne trouva rien à lui dire et regarda les deux autres. ÀZeyneb, la plus près de lui, il allait demander : « Etvous ? » Mais il craignait la réponse, qu’il devinaittrop bien, le geste doux et navré qu’elle aurait pour lui indiquersa poitrine. Et c’est à Djénane, comme toujours la seule au voilebaissé, qu’il posa la question :

– Et vous ?

– Oh ! moi, répondit-elle, avec cette indifférence unpeu hautaine qui lui était venue depuis quelques jours, moi, il estquestion de me redonner à Hamdi…

– Et alors, qu’est-ce que vous ferez ?

– Mon Dieu, que voulez-vous que je fasse ! Il estprobable que je me soumettrai. Puisqu’il en faut un, n’est-ce pas,autant subir celui-là qui a déjà été mon mari ; la honte mesemblera moindre qu’auprès d’un inconnu…

André l’entendit avec stupeur. L’épais voile noir l’empêchait dureste de lire dans ses yeux ce qu’il y avait de sincère ou non,sous cette résignation soudaine. Ce consentement inespéré à unretour vers Hamdi, c’était ce qu’il pouvait souhaiter de meilleur,pour trancher une situation inextricable ; mais d’abord il ycroyait à peine, et puis il s’apercevait que ce serait plutôt undénouement pour le faire souffrir.

Ils ne dirent plus rien sur ces sujets qui brûlaient, et unsilence plein de pensées s’ensuivit. Ce fut la voix douce deDjénane qui après s’éleva la première, dans ce lieu, si calme quel’on entendait l’une après l’autre tomber chaque feuille. Sur unton bien détaché, bien tranquille, elle reparla du livre :

– Ah ! dit-il en essayant de n’être plus sérieux,c’est vrai, le livre ! Depuis des temps, nous n’y pensionsplus… Voyons, qu’est-ce que je vais raconter ? Que vous voulezaller dans le monde le soir, et porter le jour des beaux chapeaux,avec beaucoup de roses et de plumets dessus, comme les damesPérotes ?

– Non, ne soyez pas moqueur, André, aujourd’hui, si près denotre dernier jour…

Il les écouta donc avec recueillement. Sans s’illusionner lemoins du monde sur la portée de ce qu’il pourrait faire pour elles,il voulait au moins ne pas les présenter sous un jour fantaisiste,ne rien écrire qui ne fût conforme à leurs idées. Il lui parutqu’elles tenaient à la plupart des coutumes de l’Islam, et qu’ellesaimaient infiniment leur voile, à condition de le relever parfoisdevant des amis choisis et à l’épreuve. Le maximum de leursrevendications était qu’on les traitât davantage comme des êtrespensants, libres et responsables ; qu’il leur fût permis derecevoir certains hommes, même voilées si on l’exigeait, et decauser avec eux, – surtout lorsqu’il s’agirait d’un fiancé.

– Avec ces seules concessions, insista Djénane, nous nousestimerions satisfaites, nous et celles qui vont nous suivre,pendant au moins un demi-siècle, jusqu’à une période plus avancéede nos évolutions. Dites-le bien, notre ami, que nous nedemanderions pas plus, afin qu’on ne nous juge point folles etsubversives. D’ailleurs, ce que nous souhaitons là, je défie quel’on trouve dans le livre de notre prophète un texte un peu formelqui s’y oppose.

Quand il prit congé d’elles, le soir approchant, il sentit lapetite main que lui tendit Mélek brûler comme du feu.

– Oh ! lui dit-il, effrayé, mais vous avez une main degrande fièvre !

– Depuis hier, oui, une fièvre qui augmente… Tant pis,hein, pour le capitaine Omar Bey !… Et ce soir, cela ne va pasdu tout ; je sens une lourdeur dans la tête, une lourdeur… Ilfallait bien que ce fût pour vous revoir, sans quoi je ne me seraispas levée aujourd’hui.

Et elle s’appuya au bras de Djénane. Une fois arrivés dans laplaine, ils ne devaient plus avoir l’air de se connaître, – dans laplaine tapissée de fleurs violettes et jonchée de feuilles d’or, –puisqu’il y avait là d’autres promeneurs, et des groupes de femmes,toujours ces groupes harmonieux et lents qui viennent le soirpeupler la Vallée de Béicos. Comme d’habitude, André de loin lesregarda partir, mais avec le sentiment cette fois qu’il nereverrait plus jamais, jamais cela : à l’heure dorée par lesoleil d’automne, ces trois petites créatures de transition et desouffrance, ayant leurs aspects d’ombres païennes et s’éloignant aufond de cette vallée du Repos, sur ces fines pelouses qui n’ont pasl’air réel, l’une dans ses voiles noirs, les deux autres dans leursvoiles blancs…

Quand elles eurent disparu, il se dirigea vers les cabanes deces petits cafetiers turcs, qui sont là sous les arbres, et demandaun narguilé, bien que déjà la fraîcheur du soir d’octobre eûtcommencé de tomber. Dans un dernier rayon de soleil, contre l’undes platanes géants, il s’assit à réfléchir. Pour lui uneffondrement venait de se faire ; cette résignation de Djénaneavait anéanti son rêve, son dernier rêve d’Orient. Sans bien s’enapercevoir, il avait tellement compté que cela durerait après sondépart de Turquie ; une fois séparée de lui, et ne le voyantplus vieillir, elle lui aurait gardé longtemps, avait-il espéré,cette sorte d’amour idéal, qui ainsi serait resté à l’abri desdéceptions par lesquelles meurt l’amour ordinaire. Mais non,reprise maintenant par ce Hamdi, qui était jeune et que sans douteelle n’avait pas cessé de désirer, elle allait être tout à faitperdue pour lui : « Elle ne m’aimait pas tant que ça,songeait-il ; je suis encore bien naïf et présomptueux !C’était très gentil, mais c’était de la « littérature »,et c’est fini, ou plutôt cela n’a jamais existé… J’ai l’âge quej’ai, voilà d’ailleurs ce que ça prouve, et demain, ni pour elle nipour aucune autre, je ne compterai plus. »

Il restait le seul fumeur de narguilé en ce moment sous lesplatanes. Décidément c’était passé, la saison des beaux soirstièdes qui amenaient dans cette vallée tant de rêveursd’alentour ; ce soleil oblique et rose n’avait plus deforce ; il faisait froid : « Je m’obstine à vouloirprolonger ici mon dernier été, se disait-il, mais c’est aussi vainet absurde que de vouloir prolonger ma jeunesse ; le temps deces choses est révolu à jamais… »

Maintenant le soleil s’était couché derrière l’Europe voisine,et dans le lointain les chalumeaux des bergers rappelaient leschèvres ; autour de lui cette plaine, devenue déserte sous sesquelques grands arbres jaunis, prenait cet air tristement sauvagequ’il lui avait déjà connu à l’arrière-saison d’antan… Tristesse ducrépuscule et des jonchées de feuilles sur la terre, tristesse dudépart, tristesse d’avoir perdu Djénane et de redescendre la vie,tout cela ensemble n’était plus tolérable et disait tropl’universelle mort…

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