Les Désenchantées

Chapitre 10

 

LETTRE QU’IL REÇUT DE DJÉNANE,

LA SEMAINE SUIVANTE

 

« Le 22 juin 1905.

« Me voici de retour au Bosphore, André, comme je vousl’avais promis, et il me tarde infiniment de vous revoir.Voulez-vous descendre jeudi à Stamboul et venir vers deux heures àSultan-Selim, dans la maison de ma bonne nourrice ? J’aimemieux là que chez notre amie, à Sultan-Fatih, parce que c’était lelieu de nos premières rencontres…

« Mettez votre fez, naturellement, et observez lesprécautions d’autrefois ; mais n’entrez que si notre signalhabituel, le coin d’un mouchoir blanc, sort d’entre les grilles, àl’une des fenêtres du premier étage. Sinon, l’entrevue seramanquée, hélas ! et peut-être pour longtemps ; alorscontinuez votre chemin jusqu’au bout de l’impasse, puis, revenezsur vos pas, de l’air de quelqu’un qui s’est trompé.

« Tout est plus difficile cette année, et nous vivons dansles transes continuelles…

« Votre amie,

« DJÉNANE. »

 

Ce jeudi-là, il sentit plus que jamais, dès son réveil,l’inquiétude de son aspect. « Depuis l’année dernière, sedisait-il, j’ai dû sensiblement vieillir ; il y a des filsargentés dans ma moustache, qui n’y étaient pas quand elle estpartie. » Il eût donné beaucoup pour n’avoir jamais troublé lerepos de son amie ; mais l’idée de déchoir physiquement à sesyeux lui était quand même insupportable.

Les êtres comme lui, qui auraient pu être de grands mystiquesmais n’ont su trouver nulle part la lumière tant cherchée, sereplient avec toute leur ardeur déçue vers l’amour et la jeunesse,s’y accrochent en désespérés quand ils les sentent fuir. Et alorscommencent les puérils et lamentables désespoirs, parce que lescheveux blanchissent et que les yeux s’éteignent ; on épie,dans la terreur désolée, le moment où les femmes détourneront versd’autres leur regard…

Le jeudi venu, André, à travers les désolations charmantes duVieux-Stamboul, sous le beau ciel de juin, s’achemina versSultan-Selim, effrayé de la revoir, et peut-être plus encore d’êtrerevu par elle…

En arrivant à l’impasse funèbre, levant les yeux, il aperçuttout de suite la petite chose blanche indicatrice, qui se détachaitsur les bruns et les ocres sombres des maisons. Et, derrière laporte, il trouva Mélek aux aguets :

– Elles sont là ? demanda-t-il.

– Oui, toutes deux ; elles vousattendent.

À l’entrée du petit harem, de plus en plus pauvre et fané,Zeyneb se tenait le visage découvert.

Au fond, très dans l’ombre, Djénane, qui cependant vint à luiavec un élan tout spontané, tout jeune, lui donner sa main. Elleétait bien là ; il réentendit sa voix de musique lointaine…Mais les yeux couleur d’eau profonde n’y étaient plus, ni lessourcils inclinés comme ceux des madones de douleur, ni l’ovalepur, ni rien : le voile était retombé aussi impénétrablequ’aux premiers jours ; prise d’épouvante pour s’être tropavancée, la petite princesse blanche se retirait dans sa tourd’ivoire… Et André comprit dès l’abord que tout prière seraitinutile, que ce voile ne se relèverait plus jamais, à moinspeut-être que ne survînt quelque circonstance tragique et suprême.Il eut le sentiment que, dans cette affection si défendue, lapériode légère et douce avait pris fin. On marchait à partird’aujourd’hui vers l’inévitable drame.

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