Les Désenchantées

Chapitre 15

 

À son arrivée en France, il reçut ces quelques mots deDjénane :

 

« Quand vous étiez dans notre pays, André, quand nousrespirions le même air, il semblait encore que vous nousapparteniez un peu. Mais à présent vous êtes perdu pour nous ;tout ce qui vous touche, tout ce qui vous entoure nous estinconnu,… et de pus en plus votre cœur, votre pensée distraite nouséchappent. Vous fuyez, – ou plutôt c’est nous qui pâlissons,jusqu’à disparaître bientôt. C’est affreux de tristesse.

« Quelque temps encore votre livre vous obligera de voussouvenir. Mais après ?… J’ai cette grâce à vousdemander : vous m’en enverrez tout de suite les premiersfeuillets manuscrits, n’est-ce pas ? Hâtez-vous. Ils ne mequitteront jamais ; où que j’aille, même dans laterre, je les emporterai avec moi… Oh ! la triste choseque le roman de ce roman : il est aujourd’hui le seul terrainoù je me sente sûre de vous rencontrer ; il sera demain toutce qui survivra d’une période à jamais finie…

« DJÉNANE. »

 

André aussitôt envoya les feuillets demandés. Mais plus deréponse, plus rien pendant cinq semaines, jusqu’à cette lettre deZeyneb :

 

« Khassim-Pacha, le 13 Zilkada 1323.

« André, c’est demain matin que l’on doit conduire notrechère Djénane à Stamboul, dans la maison de Hamdi Bey une secondefois, avec le cérémonial usité pour les mariées. Tout a été conclusingulièrement vite, toutes les difficultés aplanies ; lesdeux familles ont combiné leurs démarches auprès de Sa MajestéImpériale pour que l’iradé de séparation fût rapporté ; ellen’a eu personne pour la défendre.

« Hamdi Bey lui a envoyé aujourd’hui les plus magnifiquesgerbes de roses de Nice ; mais ils ne se sont pas même revusencore, car elle avait chargé Émiré Hanum de lui demander commeseule grâce d’attendre après la cérémonie de demain. Elle a étécomblée de fleurs, si vous pouviez voir sa chambre, où vous êtesentré une fois, elle a voulu les y faire porter toutes, et ondirait un jardin d’enchantement.

« Ce soir, je l’ai trouvée stupéfiante de calme, mais jesens bien que ce n’est que lassitude et résignation. Dans lamatinée de ce jour, où il faisait étrangement beau, je sais qu’ellea pu sortir accompagnée seulement de Kondjé-Gul, pour aller auxtombes de Mélek et de votre Nedjibé, et, sur la hauteur d’Eyoub, àce coin du cimetière où ma pauvre petite sœur vous avaitphotographiés ensemble, vous en souvenez-vous ? Je voulaispasser cette dernière soirée auprès d’elle, nous avions fait ainsi,Mélek et moi, la veille de son premier mariage ; mais j’aicompris qu’elle préférait être seule ; je me suis donc retiréeavant la nuit, le cœur meurtri de détresse.

« Et maintenant me voilà rentrée au logis, dans unisolement affreux ; je la sens plus perdue que la premièrefois, parce que mon influence est suspecte à Hamdi, on me tiendra àl’écart, je ne la verrai plus… Je ne croyais pas, André, que l’onpouvait tant souffrir ; si vous étiez quelqu’un qui prie, jevous dirais priez pour moi ; je me borne à vous dire ayezpitié, une grande pitié de vos humbles amies, des deux quirestent.

« ZEYNEB. »

 

« Oh ! ne croyez pas qu’elle vous oublie ; le 27Ramazan, notre jour des morts, elle a voulu que nous allionsensemble à la tombe de votre Nedjibé, lui porter des fleurs… et nosprières, ce qui nous reste de notre foi perdue… Si vous n’avez pasreçu de lettres depuis plusieurs jours, c’est qu’elle étaitsouffrante et torturée ; mais je sais qu’elle a l’intention devous écrire longuement ce soir, avant de s’endormir ;en me quittant, elle me l’a dit.

« Z… »

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