Les Désenchantées

Chapitre 8

 

Le 2 novembre, Zeyneb, qui était de veille à son chevet, seretourna tout à coup frissonnante, parce que du fond de la chambredemi-obscure, une voix s’élevait au milieu du si continuel silence,une voix très douce, très fraîche, qui disait des prières. Elle nel’avait pas entendu venir, cette jeune fille au voile baissé.Pourquoi était-elle là, son Coran à la main ? – Ah ! oui,elle comprit tout de suite : la prière des morts ! C’estun usage en Turquie, lorsqu’il y a dans une maison quelqu’un quiagonise, que les jeunes filles ou les femmes du quartier viennent àtour de rôle lire les prières : elles entrent comme de droit,sans se nommer, sans lever leur voile, anonymes et fatales ;et leur présence est signe de mort, comme chez nous celle du prêtrequi apporte l’extrême-onction.

Mélek aussi avait compris, et ses yeux depuis longtemps fermésse rouvrirent ; elle était arrivée à ce mieux pleinde mystère qui, chez les mourants, survient presque toujours. Etelle retrouva un peu de sa voix, que l’on aurait pu croire éteintepour jamais :

– Venez plus près, dit-elle à l’inconnue, je n’entends pasassez bien… Ne craignez pas que j’aie peur, venez… Lisez plus haut…que je ne perde pas…

Ensuite elle voulut confesser elle-même la foi musulmane et,ouvrant dans la pose de la prière ses petites mains de cireblanche, elle répéta les paroles sacramentelles :

« Il n’y a de Dieu que Dieu seul, et Mahomet est sonélu[14] … »

Mais, avant la fin de sa confession, insaisissable comme unsouffle, les pauvres mains qui s’étaient tendues venaient deretomber. Alors, celle dont on ne savait pas le nom rouvrit sonCoran pour continuer de lire… Oh ! la douceur rythmée, lebercement de ces prières d’Islam, surtout lorsqu’elles sont ditespar des lèvres de jeune fille sous un voile épais !… Jusqu’àune heure avancée de la nuit, les pieuses inconnues se succédèrent,entrant et se retirant sans bruit comme des ombres, mais il n’y eutpoint de cesse dans l’harmonieuse mélopée qui aide à mourir.

Souvent d’autres personnes aussi entraient sur la pointe dupied, et se penchaient, sans mot dire, vers ce lit de mortelsommeil. C’était la mère, créature passive et bonne, toujours sieffacée qu’elle comptait à peine. C’étaient les deux aïeules, malrésignées, muettes et presque dures dans la concentration de leurdésespoir. Ou c’était le père, Mehmed-Bey, visage bouleversé dedouleur et peut-être de remords ; au fond il l’adorait, safille Mélek, et par son implacable observance des vieillescoutumes, il l’avait conduite à mourir… Ou bien encore, qui entraiten tremblant, c’était la pauvre mademoiselle Tardieu,l’ex-institutrice, mandée les derniers jours parce que Mélekl’avait voulu, mais tolérée avec hostilité comme responsable etnéfaste.

Les yeux de l’enfant agonisante s’étaient refermés ; à partun frémissement des mains quelquefois, ou une crispation deslèvres, elle ne donnait plus signe de vie.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer