Les Désenchantées

Chapitre 3

 

Il fut silencieux son dernier déjeuner dans la maison familiale,entre ces deux femmes sourdement hostiles l’une à l’autre,l’institutrice et l’aïeule sévère.

Après, elle se retira chez elle, où elle eût souhaité s’enfermerà double tour ; mais les chambres des femmes turques n’ontpoint de serrure, il fallut se contenter d’une consigne donnée àKondja-Gul pour toutes les servantes ou esclaves jour et nuit auxaguets, suivant l’usage, dans les vestibules, dans les longscouloirs de son appartement, comme autant de chiens de gardefamiliers et indiscrets.

Pendant cette suprême journée qui lui restait, elle voulait sepréparer comme pour la mort, ranger ses papiers et mille petitssouvenirs, brûler surtout, brûler par crainte des regards del’homme inconnu qui serait dans quelques heures son maître. Ladétresse de son âme était sans recours, et son effroi, sa rébellionallaient croissant.

Elle s’assit devant son bureau, où la bougie fut rallumée pourcommuniquer son feu à tant de mystérieuses petites lettres quidormaient dans les tiroirs de laque blanche ; lettres de sesamies mariées d’hier ou bien tremblant de se marier demain ;lettres en turc, en français, en allemand, en anglais, toutescriant la révolte, et toutes empoisonnées de ce grand pessimismequi, de nos jours, ravage les harems de la Turquie. Parfois ellerelisait un passage, hésitait tristement, et puis, quand même,approchait le feuillet de la petite flamme pâle, que l’on voyait àpeine luire, à cause du soleil. Et tout cela, toutes les penséessecrètes des belles jeunes femmes, leurs indignations refrénées,leurs plaintes vaines, tout cela faisait de la cendre, quis’amassait et se confondait dans un brasero de cuivre, seul meubleoriental de la chambre.

Les tiroirs vidés, les confidences anéanties, restait devantelle un grand buvard à fermoir d’or, qui était bondé de cahiersécrits en français… Brûler cela aussi ?… Non, elle n’ensentait vraiment plus le courage. C’était toute sa vie de jeunefille, c’était son journal intime commencé le jour de ses treizeans, – le jour funèbre où elle avait pris le tcharchaf(pour employer une locution de là-bas), c’est-à-dire le jour où ilavait fallu pour jamais cacher son visage au monde, se cloîtrer,devenir l’un des innombrables fantômes noirs de Constantinople.

Rien d’antérieur à la prise de voile n’était noté dans cejournal. Rien de son enfance de petite princesse barbare, là-bas,au fond des plaines de Circassie, dans le territoire perdu où,depuis deux siècles, régnait sa famille. Rien non plus de sonexistence de petite fille mondaine, quand, vers sa onzième année,son père était venu s’établir avec elle à Constantinople, où ilavait reçu de Sa Majesté le Sultan le titre de maréchal de laCour ; cette période-là avait été toute d’étonnements etd’acclimatation élégante, avec en outre des leçons à apprendre etdes devoirs à faire ; pendant deux ans, on l’avait vue à desfêtes, à des parties de tennis, à des sauteries d’ambassade ;avec les plus difficiles danseurs de la colonie européenne, elleavait valsé tout comme une grande jeune fille, très invitée, soncarnet toujours plein, elle charmait par son délicieux petitvisage, par sa grâce, par son luxe, et aussi par cet air qu’aucuneautre n’eût imité, cet air à la fois vindicatif et doux, à la foistrès timide et très hautain. Et puis, un beau jour, à un bal donnépar l’ambassade anglaise pour les tout jeunes, on avaitdemandé : « Ou est-elle, la petiteCircassienne ? » Et des gens du pays avaient simplementrépondu : « Ah ! vous ne saviez pas ? Ellevient de prendre le tcharchaf. » – (Elle a pris le tcharchaf,autant dire : fini, escamotée d’un coup de baguette ; onne la verra jamais plus ; si par hasard on la rencontre,passant dans quelque voiture fermée, elle ne sera qu’une formenoire, impossible à reconnaître ; elle est comme morte…)

Donc, avec ses treize ans accomplis, elle était entrée, suivantla règle inflexible, dans ce monde voilé, qui, à Constantinople,vit en marge de l’autre, que l’on frôle dans toutes les rues, maisqu’il ne faut pas regarder et qui, dès le coucher du soleil,s’enferme derrière des grilles ; dans ce monde que l’on sentpartout autour de soi, troublant, attirant, mais impénétrable, etqui observe, conjecture, critique, voit beaucoup de choses àtravers son éternel masque de gaze noire, et devine ensuite cequ’il n’a pas vu.

Soudainement captive, à treize ans, entre un père toujours enservice au palais et une aïeule rigide sans tendresse manifestée,seule dans sa grande demeure de Khassim-Pacha, au milieu d’unquartier de vieux hôtels princiers et de cimetières, où, dès lanuit close, tout devenait frayeur et silence, elle s’était adonnéepassionnément à l’étude. Et cela avait duré jusqu’à ses vingt-deuxans aujourd’hui près de sonner, cette ardeur à tout connaître, àtout approfondir, littérature, histoire ou transcendantephilosophie. Parmi tant de jeunes femmes, ses amies, supérieurementcultivées aussi dans la séquestration propice, elle était devenueune sorte de petite étoile dont on citait l’érudition, lesjugements, les innocentes audaces, en même temps que l’on copiaitses élégances coûteuses ; surtout elle était comme leporte-drapeau de l’insurrection féminine contre les sévérités duharem.

Après tout, elle ne le brûlerait pas, ce journal commencé lepremier jour du tcharchaf ! Plutôt elle le confierait, biencacheté, à quelque amie sûre et un peu indépendante, dont lestiroirs n’auraient pas chance d’être fouillés par un mari. Et quisait, dans l’avenir, s’il ne lui serait pas possible de lereprendre et de le prolonger encore ?… Elle y tenait surtoutparce qu’elle y avait presque fixé des choses de sa vie qui allaitfinir demain, des instants heureux d’autrefois, des journées deprintemps plus étrangement lumineuses que d’autres, des soirs deplus délicieuse nostalgie dans le vieux jardin plein de roses, etdes promenades sur le Bosphore féerique, en compagnie de sescousines tendrement chéries. Tout cela lui aurait semblé plusirrévocablement perdu dans l’abîme du temps, une fois le pauvrejournal détruit. L’écrire avait été d’ailleurs sa grande ressourcecontre ses mélancolies de jeune fille emmurée, – et voici que ledésir lui venait de le continuer à présent même, pour tromper ladétresse de ce dernier jour… Elle demeura donc assise à son bureau,et reprit son porte-plume, qui était un bâton d’or cerclé de petitsrubis. Si elle avait adopté notre langue dès le début de cejournal, sur les premiers feuillets déjà vieux de neuf ans, c’étaitsurtout pour être certaine que sa grand-mère, ni personne dans lamaison, ne s’amuserait à le lire. Mais, depuis environ deux années,cette langue française, qu’elle soignait et épurait le pluspossible, était à l’intention d’un lecteur imaginaire. (Un journalde jeune femme est toujours destiné à un lecteur, fictif ou réel,fictif nécessairement s’il s’agit d’une femme turque.) Et lelecteur ici était un personnage lointain, lointain, pour elle à peuprès inexistant : le romancier André Lhéry !… Touts’écrivait maintenant pour lui seul, en imitant même, sans levouloir, un peu sa manière ; cela prenait forme de lettres àlui adressées, et dans lesquelles, pour se donner mieux l’illusionde le connaître, on l’appelait par son nom : André, toutcourt, comme un vrai ami, un grand frère.

Or, ce soir-là, voici ce que commença de tracer la petite mainalourdie par de trop belles bagues :

 

« 18 avril 1901.

« Je ne vous avais jamais parlé de mon enfance, André,n’est-ce pas ? Il faut que vous sachiez pourtant : moi,qui vous parus tellement civilisée, je suis au fond une petitebarbare. Quelque chose restera toujours en moi de la fille deslibres espaces, qui jadis galopait à cheval au cliquetis des armes,ou dansait dans la lumière au tintement des ses ceinturesd’argent.

« Et, malgré tout le vernis de la culture européenne, quandmon âme nouvelle, dont j’étais fière, mon âme d’être qui pense, monâme consciente, quand cette âme donc souffre trop, ce sont lessouvenirs de mon enfance qui reviennent me hanter. Ils reparaissentimpérieux, colorés et brillants ; ils me montrent une terrelumineuse, un paradis perdu, auquel je ne puis plus ni nevoudrais retourner ; un village circassien, bien loin,au-delà de Koniah, qui s’appelle Karadjiamir. Là, ma famille règnedepuis sa venue du Caucase. Mes ancêtres, dans leur pays, étaientdes khans de Kiziltépé, et le sultan d’alors leur donna en fief cepays de Karadjiamir. Là, j’ai vécu jusqu’à l’âge de onze ans.J’étais libre et heureuse. Les jeunes filles circassiennes ne sontpas voilées. Elles dansent et causent avec les jeunes hommes, etchoisissent leur mari selon leur cœur.

« Notre maison était la plus belle du village, et delongues allées d’acacias montaient de tous côtés vers elle. Puisles acacias l’entouraient d’un grand cercle, et, au moindre soufflede vent, ils balançaient leurs branches comme pour unhommage ; alors il neigeait des pétales parfumés. Je revoisdans mes rêves une rivière qui court… De la grande salle, onentendait la voix de ses petits flots pressés. Oh ! comme ilsse hâtaient dans leur course vers les lointains inconnus !Quand j’étais enfant, je riais de les voir se briser contre lesrochers avec colère.

« Du côté du village, devant la maison, s’étend un vasteespace libre. C’est là que nous dansions, sur le rythme circassien,au son de nos vieilles musiques. Deux à deux, ou formant deschaînes ; toutes, drapées de soies blanches, des fleurs enguirlandes dans nos cheveux. Je revois mes compagnes d’alors… Oùsont-elles aujourd’hui ?… Toutes étaient belles et douces,avec de longs yeux et de frais sourires.

« À la tombée du jour, en été, les Circassiens de mon père,tous les jeunes gens du village, laissaient leurs travaux etpartaient à cheval à travers la plaine. Mon père, ancien soldat, semettait à leur tête et les menait comme pour une charge. C’était àl’heure dorée où le soleil va s’endormir. Quand j’étais petite,l’un d’eux me prenait sur sa selle ; alors je m’enivrais decette vitesse, et de cette passion qui tout le jour étaitsourdement montée de la terre en feu pour éclater le soir dans lebruit des armes et dans les chants sauvages. L’heure ensuitechangeait sa nuance ; elle semblait devenue l’heure pourpredes soirs de bataille…, et les cavaliers jetaient au vent deschants de guerre. Puis elle devenait l’heure rose etopaline… »

…  …  …  …  … …  … . .

Elle en était à cette heure « opaline », se demandantsi le mot ne serait pas trop précieux pour plaire à André, quandbrusquement Kondja-Gul, malgré la défense, fit irruption dans sachambre.

– Il est là, maîtresse ! Il est là !…

– Il est là, qui ?

– Lui, le jeune bey !… Il était venu causer avec lepacha, votre père, et il va sortir. Vite, courez à votre fenêtre,vous le verrez remonter à cheval !

À quoi la petite princesse répondit sans bouger, avec unetranquillité glaciale dont la bonne Kondja-Gul demeura commeanéantie :

– Et c’est pour ça que tu me déranges ? Je le verraitoujours trop tôt, celui-là ! Sans compter que j’aurai jusqu’àma vieillesse pour le revoir à discrétion !

Elle disait cela surtout pour bien marquer, devant ladomesticité, son dédain du jeune maître. Mais, sitôt Kondja-Gulpartie en grande confusion, elle s’approcha tremblante de lafenêtre : il venait de remonter à cheval, dans son beluniforme d’officier, et partait au trot, le long des cyprès et destombes, suivi de son ordonnance. Elle eut le temps de voir qu’eneffet sa moustache était blonde, plutôt trop blonde à son gré, maisqu’il était joli garçon, avec une assez fière tournure. Il n’enrestait pas moins l’adversaire, le maître imposé qui jamais neserait admis dans l’intimité de son âme. Et, se refusant às’occuper de lui davantage, elle revint s’asseoir à son bureau, –avec tout de même une montée de sang aux joues, – pour continuer lejournal, la lettre au confident irréel :

 

« … l’heure rose (l’heure rose tout court,décidément ; opaline était biffé), l’heure rose où s’éveillentles souvenirs, et les Circassiens se souvenaient du pays de leursancêtres ; l’un d’eux disait un chant d’exil, et les autresralentissaient l’allure, pour écouter cette voix solitaire etlente. Puis l’heure était violette, et tendre, et douce, et lapleine tout entière entonnait l’hymne d’amour… Alors les cavalierstournaient bride et hâtaient leur galop pour revenir. Sous leurpassage, les fleurs mouraient dans un dernier parfum ; ilsétincelaient, ils semblaient emporter avec eux, sur leurs armes,tout l’argent fluide épars dans le crépuscule d’été.

« Au loin devant eux, une lueur d’incendie marquait lepetit point où les acacias de Karadjiamir se groupaient, au milieudu steppe silencieux et lisse. La lueur grandissait, et bientôt sechangeait en un foyer de flammes hautes qui léchaient les premièresétoiles ; car ceux qui étaient restés au village avaientallumé de grands feux, et, tout autour, c’étaient des danses dejeunes filles, c’étaient des chants, rythmés par l’envol desdraperies blanches et des voiles légers. Les jeunes s’amusaient,tandis que les hommes mûrs étaient assis à fumer dehors, et que lesmères, à travers la dentelle des fenêtres, guettaient venir l’amourvers leurs enfants.

« En ces jours-là, j’étais reine. Tewfik-Pacha mon père etSeniha ma mère m’aimaient par-dessus tout, car leurs autres enfantsétaient morts. J’étais la sultane du village ; nulle autren’avait de si belles robes, ni des ceintures d’or et d’argent siprécieusement ciselées ; et, s’il passait par là un de cesmarchands venus du Caucase avec des pierreries plein des sacs, etdes ballots de fines soies lamées d’or, chacun savait alentour quec’était dans notre maison qu’il devait d’abord entrer ;personne n’eût osé acheter une simple écharpe tant que la fille dupacha n’avait pas elle-même choisi ses parures.

« Ma mère était discrète et douce. Mon père était bon et onle savait juste. Tout étranger de passage pouvait venir frapper ànotre porte, la maison était à lui. Pauvre, il était accueillicomme le Sultan même. Proscrit, fugitif, – j’en ai vu, – l’ombre dela maison l’eût défendu jusqu’à la mort de ses hôtes. Mais malheurà qui eût cherché à se servir de Tewfik-Pacha pour l’aider dansquelque action vile ou seulement louche : mon père, si bon,était aussi un justicier terrible. Je l’ai vu.

« Telle fut mon enfance, André. Puis, nous perdîmes mamère, et mon père alors ne voulant plus rester sans elle auKaradjiamir, m’emmena avec lui à Constantinople, chez mon aïeule,près de mes cousines.

« À présent c’est mon oncle Arif-Bey qui gouverne à saplace là-bas. Mais presque rien n’a changé dans ce coin inconnu dumonde, où les jours continuent à tisser en silence les années. Ona, je crois, construit un moulin sur la rivière ; les petitsflots, qui seulement s’amusaient à paraître terribles, ont dûapprendre à devenir utiles, et je crois les entendre pleurer leurliberté ancienne. Mais la belle maison se dresse toujours parmi lesarbres, et, ce printemps, encore, les acacias auront neigé sur leschemins où j’ai joué enfant. Et sans doute quelque autre petitefille s’en va chevaucher à ma place avec les cavaliers…

« Onze années bientôt ont passé sur tout cela.

« L’enfant insouciante et gaie est devenue une jeune fillequi a déjà beaucoup pleuré. Eût-elle été plus heureuse encontinuant sa vie primitive ?… Mais il était écritqu’elle en sortirait, parce qu’il fallait qu’elle fûtchangée en un être pensant et que son orbite et la vôtre vinssentun jour à se croiser. Oh ! qui nous dira le pourquoi, laraison supérieure de ces rencontres, où les âmes s’effleurent àpeine et que pourtant elles n’oublient plus. Car, vous aussi,André, vous ne m’oublierez plus… »

…  …  …  …  … …  … . .

Elle était lasse d’écrire. Et d’ailleurs le passage du bey avaitmis la déroute dans sa mémoire.

Que faire, pour terminer ce dernier jour ? Ah ! lejardin ! le cher jardin, si imprégné de ses jeunesrêves : c’est là qu’elle irait jusqu’au soir… Tout au fond,certain banc, sous les platanes centenaires, contre le vieux murtapissé de mousse : c’est là qu’elle s’isolerait jusqu’à latombée de ce jour d’avril, qui lui semblait le dernier de sa vie.Et elle sonna Kondja-Gul, pour faire donner le signal qu’exigeaitsa venue : aux jardiniers, cochers, domestiques mâlesquelconques, ordre de disparaître des allées pour ne point profanerpar leurs regards la petite déesse, qui entendait se promener làsans voile…

Mais non, réflexion faite, elle ne descendait pas ; car ily aurait toujours la rencontre possible des eunuques, desservantes, tous avec leurs sourires de circonstance à la mariée, etelle serait dans l’obligation, devant eux, d’avoir l’air ravi,puisque l’étiquette l’exige en pareil cas. Et puis, l’exaspérationde voir ces préparatifs de fête, ces tables dressées sous lesbranches, ces beaux tapis jetés sur la terre…

Alors, elle se réfugia dans un petit salon, voisin de sachambre, où elle avait son piano d’Érard. À la musique aussi, ilfallait dire adieu, puisque, de piano, il n’y en aurait point, danssa nouvelle demeure. La mère du jeune bey, – une 1320[4] , ainsi que les dames vieux jeu sontdésignées, par les petites fleurs de culture intensive écloses dansla Turquie moderne, – une pure 1320 avait, non sans défiance,permis la bibliothèque de livres nouveaux en langue occidentale, etles revues à images ; mais le piano l’avait visiblementchoquée, et on n’osait plus insister. (Elle était venue plusieursfois, cette vieille dame, faire visite à la fiancée, l’accablant depetites chatteries, de petits compliments démodés qui l’agaçaient,et la dévisageant toujours avec une attention soutenue, pourensuite la mieux décrire à son fils.) Donc, plus de piano, dans samaison de demain, là-bas en face, de l’autre côté du golfe, au cœurmême du Vieux-Stamboul… Sur le clavier, ses petites mainsnerveuses, rapides, d’ailleurs merveilleusement exercées etassouplies, se mirent à improviser d’abord de vagues chosesextravagantes, sans queue ni tête, accompagnées de claquementssecs, chaque fois que les trop grosses bagues heurtaient les bémolsou les dièses. Et puis elle les ôta, ces bagues, et, après s’êtrerecueillie, commença de jouer une très difficile transcription deWagner par Liszt, alors, peu à peu elle cessa d’être celle quiépousait demain le capitaine Hamdi-Bey, aide de camp de Sa MajestéImpériale ; elle fut la fiancée d’un jeune guerrier à longuechevelure, qui habitait un château sur des cimes, dans l’obscuritédes nuages au-dessus d’un grand fleuve tragique ; elleentendit la symphonie des vieux temps légendaires, dans lesprofondes forêts du Nord…

Mais quand elle eut cessé de jouer, quand tout cela se futéteint avec les dernières vibrations des cordes, elle remarqua lesrayons du soleil, déjà rouges, qui entraient presquehorizontalement à travers les éternels quadrillages des fenêtres.C’était bien le déclin de ce jour, et l’effroi la prit tout à coupà l’idée d’être seule, – comme elle l’avait souhaité cependant, –pour cette dernière soirée. Vite elle courut chez sa grand-mère,solliciter une permission qu’elle obtint, et vite elle écrivit àses cousines, leur demandant comme en détresse de venir coûte quecoûte lui tenir compagnie ; – mais rien qu’elle deux, pas lesautres petites demoiselles d’honneur campées dans leurchambre ; rien qu’elles deux, Zeyneb et Mélek, ses amiesd’élection, ses confidentes, ses sœurs d’âme. Elle craignait queleur mère ne permît pas, à cause des autres invitées ; ellecraignait que l’heure ne fût trop tardive, le soleil trop bas, lesfemmes turques ne sortant plus quand il est couché. Et, de safenêtre grillée, elle regardait le vieil Ismaël qui courait porterle message.

Depuis quelques jours, même vis-à-vis de ses cousines qui enavaient de la peine, elle était muette sur les sujets graves, elleétait murée et presque hautaine ; même vis-à-vis de cesdeux-là, elle gardait la pudeur de sa souffrance, mais à présentelle ne pouvait plus ; elle les voulait, pour pleurer sur leurépaule.

Comme il baissait vite, ce soleil du dernier soir !Auraient-elles le temps d’arriver ? Au-dessus de la rue, pourvoir de plus loin, elle se penchait autant que le permettaient lesgrilles et les châssis de bois dissimulateurs. C’était maintenant« l’heure pourpre des soirs de bataille », comme elledisait dans son journal d’enfant, et des idées de fuite, de révolteouverte bouleversaient sa petite tête indomptable et charmante…Pourtant, quelle immobilité sereine, quel calme fataliste etrésigné, dans ses entours ! Un parfum d’aromates montait de cegrand bois funéraire, si tranquille devant ses fenêtres, – parfumde la vieille terre turque immuable, parfum de l’herbe rase et destrès petites plantes qui s’étaient chauffées depuis le matin ausoleil d’avril. Les verdures noires des arbres, détachées sur lecouchant qui prenait feu, étaient comme percées de part en part,comme criblées par la lumière et les rayons. Des dorures anciennesbrillaient çà et là, aux couronnements de ces bornes tombales, quel’on avait plantées au hasard dans beaucoup d’espace, que l’onavait clairsemées sous les cyprès. (En Turquie, on n’a pas l’effroides morts, on ne s’en isole point ; au cœur même des villes,partout, on les laisse dormir.) À travers ces choses mélancoliquesdes premiers plans, entre ces gerbes de feuillage sombre qui setenaient droites comme des tours, dans les intervalles de toutcela, les lointains apparaissaient, le grand décorincomparable : tout Stamboul et son golfe, dans leur pleinembrasement des soirs purs. En bas, tout à fait en bas, l’eau de laCorne-d’Or, vers quoi dévalaient ces proches cimetières, étaitrouge, incandescente comme le ciel ; des centaines de caïquesla sillonnaient, – va-et-vient séculaire, à la fermeture desbazars, – mais, de si haut, on n’entendait ni le bruissement deleur sillage, ni l’effort de leurs rameurs ; ils semblaient delongs insectes, défilant sur un miroir. Et la rive d’en face, cetterive de Stamboul, changeait à vue d’œil ; toutes les maisonsavoisinant la mer, tous les étages inférieurs du prodigieux amas,venaient de s’estomper et comme de fuir, sous cette perpétuellebrume violette du soir, qui est de la buée d’eau et de lafumée ; Stamboul changeait comme un mirage ; rien ne s’ydétaillait plus, ni le délabrement, ni la misère, ni la laideur dequelques modernes bâtisses ; ce n’était maintenant qu’unesilhouette, d’un violet profond liséré d’or, une colossaledécoupure de ville toute de flèches et de dômes, posée debout, enécran pour masquer un incendie du ciel. Et les mêmes voix qu’àmidi, les voix claires, les voix célestes se reprenaient à chanterdans l’air, appelant les Osmanlis fidèles au quatrième office dujour : le soleil se couchait.

Alors la petite prisonnière, malgré elle un peu calmée cependantpar tant de paix magnifique, s’inquiétait davantage de Mélek et deZeyneb. Réussiraient-elles à lui arriver, malgré l’heuretardive ?… Plus attentivement elle regardait au bout de cechemin, que bordaient d’un côté les vieilles demeures grillées, del’autre le domaine délicieux des morts…

Ah ! elles venaient !… C’étaient elles, là-bas, cesdeux minces fantômes noirs sans visage, sortis d’une grande portemorose, et qui se hâtaient, escortés de deux nègres à long sabre…Bien vite décidées, bien vites prêtes, les pauvres petites !…Et de les avoir reconnues, accourant ainsi à son appel d’angoisse,elle sentit ses yeux s’embrumer ; des larmes, mais cette foisdes larmes douces, coulèrent sur sa joue.

Dès qu’elles entrèrent, relevant leurs tristes voiles, la mariéese jeta en pleurant dans leurs bras.

Toutes deux la serrèrent contre leur jeune cœur avec la plustendre pitié :

– Nous nous en doutions, va, que tu n’étais pas heureuse…Mais tu ne voulais rien nous dire… T’en parler, nous n’osions pas…Depuis quelques jours, nous te trouvions si cachée avec nous, sifroide.

– Eh ! vous savez bien comment je suis… C’est stupide,j’ai honte que l’on me voie souffrir…

Et elle pleurait maintenant à sanglots.

– Mais pourquoi n’as-tu pas dit « non », machérie ?

– Ah ! j’ai déjà dit « non » tant defois !… Elle est trop longue, à ce qu’il paraît, la liste deceux que j’ai refusés !… Et puis, songez donc :vingt-deux ans, j’étais presque une vieille fille… D’ailleurs,celui-là ou un autre, qu’importe, puisqu’il faudra toujours finirpar en épouser un !

Naguère, elle avait entendu des amies à elle parler ainsi, laveille de leur mariage ; leur passivité l’avait écœurée, etvoici qu’elle finissait de même… « Puisque ce ne sera pascelui que j’aurais choisi et aimé, disait l’une, n’importe qu’ils’appelle Mehmed ou Ahmed ! N’aurai-je pas des enfants, pourme consoler de sa présence ? » Une autre, une toutejeune, qui avait accepté le premier prétendant venu, s’en étaitexcusée en ces termes : « Pourquoi pas le premier au lieudu suivant, que je ne connaîtrais du reste pas davantage ?…Que dire pour le refuser ?… Et puis, quelle histoire, pensedonc, ma chère !… » Ah ! non, l’apathie de cespetites-là lui avait semblé incompréhensible, par exemple : selaisser marier comme des esclaves !… Et voici qu’elle-mêmevenait de consentir à un marché pareil, et c’était demain, le jourterrible de l’échéance. Par lassitude de toujours refuser, detoujours lutter, elle avait, comme les autres, fini par dire ceoui qui l’avait perdue, au lieu du non quil’aurait sauvée, au moins pour quelque temps encore. Et à présent,trop tard pour se reprendre, elle arrivait tout au bord del’abîme : c’était demain !

Maintenant elles pleuraient ensemble, toutes les trois ;elles pleuraient les larmes qui avaient été contenues pendant biendes jours par la fierté de l’épousée ; elles pleuraient leslarmes de la grande séparation, comme si l’une d’elles allaitmourir…

Mélek et Zeyneb, bien entendu, ne rentreraient pas ce soir chezelles, mais coucheraient ici, chez leur cousine, comme c’estl’usage quand on se visite à la tombée de la nuit, et comme ellesl’avaient déjà fait constamment depuis une dizaine d’années.Toujours ensemble, les trois jeunes filles, comme d’inséparablessœurs, elles s’étaient habituées à dormir le plus souvent decompagnie, chez l’une ou chez l’autre, et surtout ici, chez laCircassienne.

Mais cette fois, quand les esclaves, sans même demander lesordres, eurent achevé d’étendre sur les tapis les matelas de soiedes invitées, toutes trois, demeurées seules, eurent le sentimentd’être réunies pour une veillée funéraire. Elles avaient demandé etobtenu la permission de ne pas descendre se mettre à table, et unnègre imberbe, à figure de macaque trop gras, venait de leurapporter, sur un plateau de vermeil, une dînette qu’elles nesongeaient pas à toucher.

En bas, dans la salle à manger, leur commune aïeule, le pacha,père de la mariée, et mademoiselle Bonneau de Saint-Miron,soupaient sans causerie, dans un silence de catastrophe. L’aïeule,plus que jamais outrée par l’attitude de la fille de sa fille,savait bien à qui s’en prendre, accusait l’éducation nouvelle etl’institutrice ; cette petite, née de son sang d’impeccablemusulmane, et puis devenue une sorte d’enfant prodigue dont onn’espérait même plus le retour aux traditions héréditaires, ellel’aimait bien quand même, mais elle avait toujours cru devoir semontrer sévère, et aujourd’hui, devant cette rébellion sourde,incompréhensible, elle voulait encore exagérer la froideur et ladureté. Quant au pacha, lui, qui avait de tout temps comblé et gâtéson enfant unique comme une sultane des Mille et une Nuit,et qui en avait reçu en échange une si douce tendresse, il necomprenait pas mieux que sa vieille belle-mère 1320, et ils’indignait aussi ; non, c’était trop, ce derniercaprice : faire sa petite martyre, parce que, le moment venude lui donner un maître, on lui avait choisi un joli garçon, riche,de grande famille, et en faveur auprès de Sa MajestéImpériale !… Et enfin la pauvre institutrice, qui au moins sesentait innocente de ces fiançailles, qui avait toujours été laconfidente et l’amie, s’étonnait douloureusement en silence :puisque son élève si chère l’avait fait revenir dans la maison pourle mariage, pourquoi ne voulait-elle pas de sa compagnie, là-hautchez elle, pour le dernier soir ?…

Mais non, les trois petites fantasques – ne croyant pasd’ailleurs lui faire tant de peine – avaient désiré être seules, laveille d’une telle séparation.

Finies à jamais, leurs soirées rien qu’à elles trois, dans cettechambre qui serait inhabitée demain et à laquelle il fallait direadieu… Pour que ce fût moins triste, elles avaient allumé toutesles bougies des candélabres, et la grande lampe en colonne, – dontl’abat-jour, suivant une mode encore nouvelle cette année-là, étaitplus large qu’un parasol et fait de pétales de fleurs. Et ellescontinuaient de passer en revue, de ranger, ou parfois de détruiremille petites choses qu’elles avaient longtemps gardées comme dessouvenirs très précieux. C’étaient de ces gerbes de fils d’argentou de fils d’or qu’il est d’usage de mettre dans la chevelure desmariées, et que les demoiselles d’honneur conservent ensuitejusqu’à ce que vienne leur tour ; il y en avait çà et là, quibrillaient, accrochées par des nœuds de ruban aux frontons desglaces, aux parois blanches de la chambre, et elles évoquaient lesjolis et pâles visages d’amies qui souffraient, ou qui étaientmortes. C’étaient, dans une armoire, des poupées que jadis onaimait tendrement ; des jouets brisés, des fleurs desséchées,de pauvres petites reliques de leur enfance, de leur prime jeunessepassée en commun, entre les murs de cette vieille demeure. Il yavait aussi, dans des cadres presque tous peints ou brodés parelles-mêmes, des photographies de jeunes femmes des ambassades, oubien de jeunes musulmanes en robe du soir – que l’on eûtprises pour des Parisiennes élégantes, sans le petit griffonnage encaractères arabes inscrit au bas : pensée ou dédicace. Enfinil y avait d’humbles bibelots, gagnés les précédents hivers à cesloteries de charité que les dames turques organisent pendant lesveillées du Rhamazan, ils n’avaient pas l’ombre de valeur, ceux-là,mais ils rappelaient des instants écoulés de cette vie, dont lafuite sans retour constituait leur grand sujet d’angoisse… Quantaux cadeaux de la corbeille, dont quelques-uns étaient somptueux etque mademoiselle Esther Bonneau avait rangés en exposition dans unsalon voisin, elles s’en souciaient comme d’une guigne.

La revue mélancolique à peine terminée, on entendit encore,au-dessus de la maison, résonner les belles voix claires :elles appelaient les fidèles à la cinquième prière de ce jour.

Alors les jeunes filles, pour mieux les entendre, vinrents’asseoir devant une fenêtre ouverte, et, là, on respirait lafraîcheur suave de la nuit, qui sentait le cyprès, les aromates etl’eau marine. Ouverte, leur fenêtre, mais grillée, il van sansdire, et, en plus de ses barreaux en fer, défendue par les éternelsquadrillages de bois sans lesquels aucune femme turque n’a le droitde regarder à l’extérieur. Les voix aériennes continuaient dechanter alentour, et au loin, d’autres semblaient répondre,quantité d’autres qui tombaient des hauts minarets de Stamboul ettraversaient le golfe endormi, portées par les sonorités de lamer ; on eût dit même que c’était en plein ciel, cettesoudaine exaltation des voix pures qui vous appelaient, envocalises très légères venant de tous les côtés à la fois.

Mais ce fut de courte durée, et quand tous les muezzins eurentlancé, aux quatre vents chacun, la phrase religieuse de traditionimmémoriale, un grand silence tout à coup y succéda. Stamboulmaintenant, dans les intervalles des cyprès tout noirs et toutproches, se découpait en bleuâtre sur le ciel imprégné d’une vaguelumière de lune, un Stamboul vaporeux, agrandi encore, un Stamboulaux coupoles tout à fait géantes, et sa silhouette séculaire,inchangeable, était ponctuée de feux sans nombre qui se reflétaientdans l’eau du golfe. Elles admiraient, les jeunes filles, à traversles mille petits losanges des boiseries emprisonnantes ; ellesse demandaient si ces villes célèbres d’Occident (qu’elles neconnaissaient que par des images et qu’elles ne verraient jamaispuisque les musulmanes n’ont point le droit de quitter la Turquie),si Vienne, Paris, Londres pouvaient donner une pareille impressionde beauté et de grandeur. Il leur arrivait aussi de passer leursdoigts au-dehors, par les trous du quadrillage, comme les captivess’amusent toujours à faire, et une folle envie les prenait devoyager, de connaître le monde, – ou rien que de se promener unefois, par une belle nuit comme celle-ci, dans les rues deConstantinople, – ou même seulement d’aller jusque dans cecimetière, sous leur fenêtre… Mais, le soir, une musulmane n’apoint le droit de sortir…

Le silence, l’absolu silence enveloppait par degrés leur vieuxquartier de Khassim-Pacha, aux maisons closes. Tout se figeaitautour d’elles. La rumeur de Péra, – où il y a une vie nocturnecomme dans les villes d’Europe, – mourait bien avant d’arriver ici.Quant aux voix stridentes de tous ces paquebots, qui fourmillentlà-bas devant la Pointe-du-Sérail, on en est toujours délivré mêmeavant l’heure de la cinquième prière, car la navigation du Bosphores’arrête quand il fait noir. Dans ce calme oriental, que neconnaissent point nos villes, un seul bruit de temps en tempss’élevait, bruit caractéristique des nuits de Constantinople, bruitqui ne ressemble à aucun autre, et que les Turcs des sièclesantérieurs ont dû connaître tout pareil : tac, tac, tac,tac ! sur les vieux pavés ; un tac, tac, amplifié par lasonorité funèbre des rues où ne passait plus personne. C’était leveilleur du quartier, qui, au cours de sa lente promenade enbabouches, frappait les pierres avec son lourd bâton ferré. Et dansle lointain, d’autres veilleurs répondaient en faisant demême ; cela se répercutait de proche en proche, par toute laville immense, d’Eyoub aux Sept-Tours, et, le long du Bosphore, dela Marmara à la Mer Noire, pour dire aux habitants :« Dormez, dormez, nous sommes là, nous, l’œil au guet jusqu’aumatin, épiant les voleurs ou l’incendie. »

Les jeunes filles, par instants, oubliaient que cette soiréeétait la dernière. Comme il arrive à la veille des grandschangements de la vie, elles se laissaient illusionner par latranquillité des choses depuis longtemps connues : dans cettechambre, tout restait à sa place et gardait son aspect de toujours…Mais les rappels ensuite leur causaient chaque fois la petitemort : demain, la séparation, la fin de leur intimité desœurs, l’écroulement de tout le cher passé !

Oh ! ce demain, pour la mariée !… Ce jour entier, àjouer la comédie, ainsi que l’usage le commande, et à la jouerbien, coûte que coûte ! Ce jour entier, à sourire comme uneidole, sourire à des amies par douzaines, sourire à cesinnombrables curieuses qui, à l’occasion des grands mariages,envahissent les maisons. Et il faudrait trouver des mots aimables,recevoir bien les félicitations ; du matin au soir, montrer àtoutes un air très heureux, se figer cela sur les lèvres, dans leregard, malgré le dépit et la terreur… Oh ! oui, ellesourirait quand même ! Sa fierté l’exigeait du reste :paraître là comme une vaincue, ce serait trop humiliant pour elle,l’insoumise, qui s’était tant vantée de ne se laisser marier qu’àson gré, qui avait tant prêché aux autres la croisade féministe…Mais sur quelle ironique et dure journée se lèverait le soleildemain !… « Et si encore, disait-elle, le soir venu, celadevait finir… Mais non, après, il y aura les mois, les ans, toutela vie, à être possédée, piétinée, gâchée par ce maîtreinconnu ! Oh ! songer qu’aucun de mes jours, ni aucune demes nuits ne m’appartiendra plus, et cela à cause de cet homme quia eu la fantaisie d’épouser la fille d’un maréchal de laCour !… »

Les cousines gentilles et douces, la voyant frapper du piednerveusement, demandèrent, comme diversion, que l’on fît de lamusique, une dernière et suprême fois… Alors elles se rendirentensemble dans le boudoir où le piano était resté ouvert. Là,c’était un amas d’objets posés sur les tables, sur les consoles,les tapis, et qui disaient l’état d’esprit de la musulmane moderne,si avide de tout essayer dans sa réclusion, de tout posséder, detout connaître. Il y avait jusqu’à un phonographe (l’ultimeperfectionnement de la chose cette année-là) dont elles s’étaientamusées quelques jours, s’initiant aux bruits d’un théâtreoccidental, aux fadaises d’une opérette, aux inepties d’un caféconcert. Mais, ces bibelots disparates, elles n’y attachaient aucunsouvenir ; où le hasard les avait placés, ils resteraientcomme choses de rebut, pour la plus grande joie des eunuques et desservantes.

La fiancée, assise au piano, hésita d’abord, puis se mit à jouerun « Concerto » composé par elle-même. Ayant d’ailleursétudié l’harmonie avec d’excellents maîtres, elle avait desinspirations qui ne procédaient de personne, un peu farouchessouvent et presque toujours exquises ; en fait deressouvenirs, on y trouvait, par instants peut-être, celui du galopdes cavaliers circassiens dans le steppe natal ; mais pointd’autres. Elle continua par un « Nocturne », encoreinachevé, qui datait de la veillée précédente ; c’était, audébut, une sorte de tourmente sombre, où la paix des cimetièresd’alentour avait cependant fini par s’imposer en souveraine. Et unbruit de l’extérieur venait de loin en loin se mêler à sa musique,ce bruit très particulier de Constantinople : dans lessonorités maintenant sépulcrales de la rue, les coups de bâton duveilleur de nuit.

Zeyneb ensuite s’approcha pour chanter, accompagnée par sa jeunesœur Mélek ; comme presque toutes les femmes turques, elleavait une voix chaude un peu tragique, et qu’elle faisait vibreravec passion, surtout dans ses belles notes graves. Après avoirhésité aussi à choisir, et mis en désordre un casier sans s’êtredécidée, elle ouvrit une partition de Gluck et entonna superbementces imprécations immortelles : « Divinités du Styx,ministres de la Mort ! »

Ceux d’autrefois, qui gisaient dans les cimetières d’en face,ceux de la vieille Turquie qui étaient couchés parmi les racinesdes cyprès, durent s’étonner beaucoup de cette fenêtre éclairée sitard et jetant au milieu de leur domaine obscur sa traînéelumineuse : une fenêtre de harem, sans nul doute, vu songrillage, mais d’où s’échappaient des mélodies pour eux bienétranges…

Zeyneb cependant achevait à peine la phrase sublime :« Je n’invoquerai point votre pitié cruelle », quand lapetite accompagnatrice s’arrêta, saisie, en frappant un accordfaux… Une forme humaine, qu’elle avait été la première àapercevoir, venait de se dresser près du piano ; une formegrande et maigre en vêtements sombres, apparue sans bruit commeapparaissent les revenants !…

Ce n’était point une divinité du Styx, non, mais cela ne valaitguère mieux : à peu près « kif-kif », suivantl’expression qui amusait cette petite Mélek aux cheveux roux.C’était madame Husnugul, la terreur de la maison :« Votre grand-mère, dit celle-ci, vous commande d’aller vouscoucher et d’éteindre les lumières. » Et elle s’en alla, sansbruit comme elle était venue, les laissant glacées toutes lestrois. Elle avait un talent pour arriver toujours et partout sansqu’on eût pu l’entendre ; c’est, il est vrai, plus facilequ’ailleurs, dans les harems, puisque les portes ne s’y fermentjamais.

Une ancienne esclave circassienne, la madame Husnugul (Beauté derose), qui, trente ans plus tôt, était devenue presque de lafamille, pour avoir eu un enfant d’un beau-frère du pacha. L’enfantétait mort, et on l’avait mariée avec un intendant, à la campagne.L’intendant était mort, et un beau jour elle avait reparu, envisite, apportant quantité de hardes, dans des sacs en laine à lamode d’autrefois. Or, cette « visite » durait depuistantôt vingt-cinq ans. Madame Husnugul, moitié dame de compagnie,moitié surveillante et espionne de la jeunesse, était devenue lebras droit de la vieille maîtresse de céans ; d’ailleurs bienélevée, elle faisait maintenant des visites pour son propre comptechez les dames du voisinage ; elle était admise, tant on estindulgent et égalitaire en Turquie, même dans le meilleur monde.Quantité de familles à Constantinople ont ainsi dans leur sein unemadame Husnugul, – ou Gulchinasse (Servante de rose), ou Chemsigul(Rose solaire), ou Purkiémal (La parfaite), ou autre chose dans cegenre, – qui est toujours un fléau. Mais les vieilles dames 1320apprécient les services de ces duègnes, qui suivent les jeunesfilles à la promenade, et puis font leur petit rapport enrentrant.

Il n’y avait pas à discuter l’ordre transmis par madameHusnugul. Les trois petites désolées fermèrent en silence le pianoet soufflèrent les bougies.

Mais, avant de se mettre au lit, elles se jetèrent dans les brasles unes des autres, pour se faire de grands adieux ; elles sepleuraient mutuellement, comme si cette journée de demain allait àtout jamais les séparer. De peur de voir reparaître madameHusnugul, qui devait être aux écoutes derrière la porte seulementpoussée, elles n’osaient point se parler ; quant à dormir,elles ne le pouvaient, et, de temps à autre, on entendait unsoupir, ou un sanglot, soulever une de ces jeunes poitrines.

La fiancée, au milieu de ce profond recueillement nocturne,propice aux lucidités de l’angoisse, s’affolait de plus en plus, àsentir que chaque heure, chaque minute la rapprochaient del’irréparable humiliation, du désastre final. Elle l’abhorrait àprésent, avec sa violence de « barbare », cet étranger,dont elle avait à peine aperçu le visage, mais qui demain auraittous les droits sur sa personne et pour toujours. Puisque rienn’était accompli encore, une tentation plus forte lui venaitd’essayer n’importe quel effort suprême pour lui échapper, même aurisque de tout… Mais quoi ?… Quel secours humain pouvait-elleattendre, qui donc aurait pitié ?… Se jeter aux pieds de sonpère, c’était trop tard, elle ne le fléchirait plus… Bientôtminuit ; la lune envoyait sa lumière spectrale dans lachambre ; ses rayons entraient, dessinant sur la blancheur desmurs les barreaux et l’inexorable quadrillage des fenêtres. Ilséclairaient aussi, au-dessus de la tête de la petite princesse, ceverset du Coran[5] que chaque musulmane doit avoir à sonchevet, qui la suit depuis l’enfance et qui est comme unecontinuelle prière protectrice de sa vie ; son verset, à elle,était, sur fond de velours vert-émir, une ancienne et admirablebroderie d’or, dessinée par un célèbre calligraphe du temps passé,et il disait cette phrase, aussi douce que celles del’Évangile : « Mes péchés sont grands comme les mers,mais ton pardon plus grand encore, ô Allah ! » Longtempsaprès que la jeune fille avait cessé de croire, l’inscriptionsainte, gardienne de son sommeil, avait continué d’agir sur sonâme, et une vague confiance lui était restée en une suprême bonté,un suprême pardon. Mais c’était fini maintenant ; ni avant niaprès la mort, elle n’espérait plus aucune miséricorde, mêmeimprécise : non, seule à souffrir, seule à se défendre, etseule responsable !… En ce moment donc, elle se sentait prêteaux résolutions extrêmes.

Mais encore, quel parti prendre, quoi ?… Fuir ? Maiscomment, et où ?… À minuit, fuir au hasard, par les rueseffrayantes ?… Et chez qui trouver asile, pour n’être pasreprise ?…

Zeyneb cependant, qui ne dormait pas non plus, parla tout bas.Elle venait de se rappeler qu’on était à certain jour de la semainenommé par les Turcs Bazar-Guni (correspondant à notre dimanche) etoù l’on doit, à la veillée, prier pour les morts, ainsi qu’à laveillée du Tcharchembé (qui correspond à notre jeudi). Or, ellesn’avaient jamais manqué à ce devoir-là, c’était même une des seulescoutumes religieuses de l’Islam qu’elles observaient fidèlementencore ; pour le reste, elles étaient comme la plupart desmusulmanes de leur génération et de leur monde, touchées etflétries par le souffle de Darwin, de Schopenhauer et de tantd’autres. Et leur grand-mère souvent leur disait : « Cequi est bien triste à voir pour ma vieillesse, c’est que vous soyezdevenues pires que si vous vous étiez converties au christianisme,car, en somme, Dieu aime tous ceux qui ont une religion. Mais vous,vous êtes ces vraies infidèles dont le Prophète avait sisagement prédit que les temps viendraient. » Infidèles, oui,elles l’étaient, sceptiques et désespérées bien plus que la moyennedes jeunes filles de nos pays. Mais cependant, prier pour les mortsleur restait un devoir auquel elles n’osaient point faillir, etd’ailleurs un devoir très doux : même pendant leurs promenadesd’été, dans ces villages du Bosphore qui ont des cimetières exquis,à l’ombre des cyprès et des chênes, il leur arrivait de s’arrêteret de prier, sur quelque pauvre tombe inconnue.

Donc, elles rallumèrent sans bruit une veilleuse biendiscrète ; la petite fiancée prit son Coran, qui posait surune console, près de son lit art nouveau (ce Coran toujoursenveloppé d’un mouchoir en soie de la Mecque et parfumé au santal,que chaque musulmane doit avoir à son chevet, spécialement pour cesprières-là, qui se disent la nuit), et toutes trois commencèrent àvoix basse, dans un apaisement progressif ; la prière peu àpeu les reposait, comme l’eau fraîche calme la fièvre.

Mais bientôt une grande femme vêtue de sombre, arrivée commetoujours sans bruit de pas, sans bruit de porte ouverte, à lamanière des fantômes, se dressa près d’elles :

– Votre grand-mère commande d’éteindre la veilleuse…

– C’est bien, madame Husnugul. S’il vous plaît, éteignez-lavous-même, puisque nous sommes couchées, et ayez la bontéd’expliquer à notre grand-mère que ce n’était pas pour luidésobéir ; mais nous disions les prières des morts…

Il était bientôt deux heures de la nuit. Une fois la veilleuseéteinte, les trois jeunes filles, épuisées d’émotions, de regretset de révolte, s’endormirent en même temps, d’un bon sommeiltranquille, comme celui des condamnés la veille du matinsuprême.

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