Les Désenchantées

Chapitre 2

 

Très vite, depuis la folle équipée de Tchiboukli le printempsétait arrivé, ce printemps brusque, enchanteur et sans durée quiest celui de Constantinople. L’interminable vent glacé de la MerNoire venait de faire trêve tout d’un coup. Alors on avait eu commela surprise de découvrir que ce pays, aussi méridional en somme quele centre de l’Italie ou de l’Espagne, pouvait être à ses heuresdélicieusement lumineux et tiède. Sur le Bosphore, sur les quais demarbre des palais ou sur les vieilles maisonnettes de bois quitrempent dans l’eau, c’était une immense et soudaine griserie desoleil. Et Stamboul, dans l’air devenu sec et limpide, reprenaitson indicible langueur orientale ; le peuple turc, rêveur etcontemplatif, recommençait de vivre dehors, assis devant lesmilliers de petits cafés silencieux autour des saintes mosquées,près des fontaines, sous les treilles aux pampres frais, sous lesglycines, sous les platanes ; des narguilés par myriades, lelong des rues, exhalaient leur fumée enjôleuse, et les hirondellesdéliraient de joie autour des nids. Les vieux tombeaux, les grisescoupoles, baignaient dans un calme sans nom, que l’on eût ditinaltérable, ne devant jamais finir. Et les lointains de la côted’Asie ou de l’immobile Marmara, qu’on apercevait par échappées,resplendissaient.

André Lhéry se reprenait à l’Orient turc, avec plus demélancolie encore peut-être qu’au temps de sa jeunesse, mais avecune aussi intime passion. Et, un jour qu’il était assis à l’ombre,parmi des centaines de rêveurs à turban, très loin de Péra et desagitations modernes, au centre même, au cœur fanatique duVieux-Stamboul, Jean Renaud, maintenant son compagnon ordinaire deturquerie, lui demanda à brûle-pourpoint :

– Eh bien ! et les trois petits fantômes deTchiboukli, plus de nouvelles ?

C’était devant la mosquée de Mehmed-Fatih, sur une grande placedes vieux siècles, où les Européens ne fréquentent jamais, etc’était au moment où les muezzins chantaient, comme juchés dans leciel, tout au bout des gigantesques fuseaux de pierre que sont lesminarets : voix presque lointaines, à force d’être au-dessusdes choses terrestres, d’être perdues dans ces limpidités bleuesd’en haut.

– Ah ! les trois petites Turques, répondit André, non,rien depuis la lettre que je vous ai montrée… Oh ! j’imagineque l’aventure est finie et qu’elles n’y pensent plus.

Pour dire cela, il affectait un air détaché, mais la questionlui avait troublé sa paix contemplative, car les jours quipassaient, sans autre appel de ces inconnues, lui rendaient presquedouloureuse l’idée qu’il ne réentendrait sans doute jamais la voixde « Zahidé », d’un timbre si étrangement doux sous levoile… Le temps n’était plus, où il se sentait sûr de l’impressionqu’il pouvait faire ; rien ne l’angoissait comme la fuite desa jeunesse, et il se disait tristement : « Ellesm’attendaient jeune, et elles ont dû être par tropdéçues… »

Leur dernière lettre se terminait par ces mots :« Nous serons vos amies, si vous voulez. » Certes, il nedemandait pas mieux. Mais, où donc les prendre à présent ?Dans un labyrinthe aussi immense et soupçonneux que celui deConstantinople, rechercher trois femmes turques dont on ne connaitni le nom, ni le visage, autant s’essayer à une de ces tâchesinfaisables et ironiques, comme les mauvais génies en proposaientautrefois aux héros des contes…

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