Les Désenchantées

Chapitre 9

 

Elles avaient bien quitté Constantinople, car André Lhéry,quelques jours après, reçut de Djénane cette lettre, qui portait letimbre de Salonique :

 

« Le 18 mai.

« Notre ami, vous qui tant aimez les roses, que n’êtes-vousavec nous ! Vous qui sentez l’Orient et l’aimez comme nulautre Occidental, oh ! que ne pouvez-vous pénétrer dans lepalais du vieux temps où nous voici installées pour quelquessemaines, derrière de hauts murs sombres et tapissés defleurs !

« Nous sommes chez une de mes aïeules, très loin de laville, en pleine campagne. Autour de nous tout est vieux :êtres et choses. Il n’y a ici que nous de jeunes, avec les fleursdu printemps et nos trois petites esclaves circassiennes, quitrouvent leur sort heureux et ne comprennent pas nos plaintes.

« Depuis cinq ans que nous n’étions pas venues, nousl’avions oubliée, cette vie d’ici, auprès de laquelle notre vie deStamboul paraîtrait presque facile et libre. Rejetées brusquementdans ce milieu, dont toute une génération nous sépare, nous nous ysentons comme des étrangères. On nous aime, et en même temps onhait en nous notre âme nouvelle. Par déférence, par désir de paix,nous cherchons bien à nous soumettre à des formes, à façonner notreapparence sur des modes et des attitudes d’antan. Mais cela nesuffit pas, on la sent tout de même, là-dessous, cette âme néed’hier, qui s’échappe, qui palpite et vibre, et on ne lui pardonnepoint de s’être affranchie, ni même d’exister.

« Pourtant, de combien d’efforts, de sacrifices et dedouleurs ne l’avons-nous pas payé, cet affranchissement-là ?Mais vous n’avez pas dû connaître ces luttes, vous,l’Occidental ; votre âme, à vous, de tout temps sans doute apu se développer à l’aise, dans l’atmosphère qui lui convenait.Vous ne pouvez pas comprendre…

« Oh ! notre ami, combien ici nous vous paraîtrions àla fois incohérentes et harmonieuses ! Si vous pouviez nousvoir, au fond de ces vieux jardins d’où je vous écris, sous cekiosque de bois ajouré, mélangé de faïence, où de l’eau chante dansun bassin de marbre ; tout autour, ce sont des divans à lamode ancienne, recouverts d’une soie rose, fanée, où scintillentencore quelques fils d’argent. Et dehors, c’est une profusion, unefolie de ces roses pâles qui fleurissent par touffes et qu’onappelle chez vous des bouquets de mariée. Vos amies ne portent plusni toilettes européennes, ni modernes tcharchafs ; elles ontrepris le costume de leur mère-grand. Car, André, nous avonsfouillé dans de vieux coffres pour en exhumer des parures quifirent les beaux jours du harem impérial au temps d’Abd-ul-Medjib.(La dame du palais qui les porta était notre bisaïeule.) Vousconnaissez ces robes ? Elles ont de longues traînes, et despans qui traîneraient aussi, mais que l’on relève et croise pourmarcher. Les nôtres furent roses, vertes, jaunes : teintes quisont devenues mortes comme celles des fleurs que l’on conserveentre les feuillets d’un livre ; teintes qui semblent n’êtreplus que des reflets sur le point de s’en aller.

« C’est dans ces robes-là, imprégnées de souvenirs, etc’est sous ce kiosque au bord de l’eau que nous avons lu votredernier livre : « Le pays de Kaboul », – lenôtre, l’exemplaire que vous-même nous avez donné.L’artiste que vous êtes n’aurait pu rêver pour cette lecture uncadre plus à souhait. Les roses innombrables, qui retombaient departout, nous faisaient aux fenêtres d’épais rideaux, et leprintemps de cette province méridionale nous grisait de tiédeurs…Maintenant donc nous avons vu Kaboul.

« Mais c’est égal, ami, j’aime moins ce livre que sesaînés : il n’y a pas assez de vous là-dedans. Je n’aipas pleuré, comme en lisant tant d’autres choses que vous avezécrites, qui ne sont pas tristes toujours, mais qui m’émeuvent etm’angoissent quand même. Oh ! n’écrivez plus seulement avecvotre esprit ! Vous ne voulez plus, je crois, vous mettre enscène… Qu’importe ce que des gens peuvent en dire ? Oh !écrivez encore avec votre cœur, est-il donc si lassé et impassibleà présent, qu’on ne le sente plus battre dans vos livres commeautrefois ?…

« Voici le soir qui vient, et l’heure est si belle, dansces jardins de grand silence, où maintenant les fleurs mêmes ontl’air d’être pensives et de se souvenir. On resterait là sans fin,à écouter la voix du petit filet d’eau dans la vasque de marbre,encore que sa chanson ne soit point variée et ne dise que lamonotonie des jours. Ce lieu, hélas ! pourrait si bien être unparadis ! On sent qu’en soi, comme autour de soi, toutpourrait être si beau ! Que vie et bonheur pourraient n’êtrequ’une seule et même chose, avec la liberté !

« Nous allons rentrer au palais ; il faut, ami, vousdire adieu. Voici venir un grand nègre qui nous cherche, car il sefait tard… et les esclaves ont commencé à chanter et à jouer duluth pour amuser les vieilles dames. On nous obligera tout àl’heure à danser et on nous défendra de parler français, ce quin’empêchera pas chacune de nous de s’endormir avec un de vos livressous son oreiller.

« Adieu, notre ami ; pensez-vous parfois à vos troispetites ombres sans visage ?

« DJÉNANE. »

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