Les Désenchantées

Chapitre 9

 

Environ quatre heures du matin. C’était maintenant Djénane quiveillait. Depuis un instant la visiteuse voilée, dont la prièreemplissait cette chambre de harem, forçait la voix au milieu dusilence plus solennel, lisait avec exaltation comme si elle avaitle sentiment que quelque chose se passait, quelque chosede suprême. Et Djénane, qui tenait toujours une des petites mainstransparentes de Mélek dans les siennes, sans s’apercevoir qu’elledevenait froide, sursauta de terreur, parce qu’on lui frappait surl’épaule : deux petits coups d’avertissement, avec unediscrétion sinistre… Oh ! l’atroce figure de vieille, jamaisvue, qui venait de surgir là derrière elle, entrée sans bruit parcette porte toujours ouverte, une grande vieille, large de carrure,mais décharnée, livide, et qui, sans rien dire, lui faisaitsigne : « Allez-vous-en ! » Elle avait dûlonguement épier dans le couloir, et puis, sûre, avec son tactprofessionnel, que son heure était venue, elle s’approchait pourcommencer son rôle.

– Non ! Non ! dit Djénane, en se jetant sur lapetite morte, pas encore ! Je ne veux pas que vousl’emportiez, non !…

– Là, là, doucement, dit la vieille femme, en l’écartantavec autorité, je ne lui ferai point de mal.

Du reste, il n’y avait aucune méchanceté dans sa laideur, maisplutôt de la compassion morne, et surtout une grande lassitude.Tant et tant de jolies fleurs fauchées dans les harems, tant elleavait dû en emporter, cette vieille aux bras robustes, cette« Laveuse de morte », ainsi qu’on les appelle.

Elle la prit à son cou, comme une enfant malade, et la bellechevelure rousse, dénouée, s’épandit sur son horrible épaule. Deuxde ses aides, – d’autres vieilles praticiennes encore pluseffrayantes, – attendaient dans l’antichambre avec des lumières.Djénane et celle qui priait se mirent à suivre, par les corridorset les vestibules plongés dans le froid silence d’avant-jour, legroupe macabre qui s’en allait, se dirigeant vers l’escalier pourdescendre…

Ainsi la petite Mélek-Sadiha-Saadet, à vingt ans et demi, mourutde la terreur d’être jetée une seconde fois dans les bras d’unmaître imposé…

L’escalier descendu, les vieilles avec leur fardeau arrivèrent àla porte d’une salle du rez-de-chaussée, dans les communs de cetteantique demeure, une sorte d’office pavée de marbre, où il y avaitau milieu une table en bois blanc, une cuve pleine d’eau chaudeencore fumante, et un drap déplié sur un trépied ; dans uncoin, un cercueil, – un léger cercueil aux parois minces comme onles fait en Turquie, – et enfin, par terre, un châle ancien rouléautour d’un bâton, un de ces châles « Validé » quiservent de drap mortuaire pour les riches : toutes ces choses,préparées bien à l’avance, car dans les pays d’Islam, unensevelissement doit marcher très vite.

Quand les vieilles eurent étendu l’enfant sur la table, quiétait courte, les beaux cheveux roux, toujours dénoués,descendirent jusque par terre. Avant de commencer leur besogne,elles firent à Djénane et à l’inconnue voilée un geste qui lescongédiait. Celles-ci d’ailleurs se retiraient d’elles-mêmes, pourattendre dehors. Et Zeyneb, éveillée par quelque intuition de cequi se passait, était venue se joindre à elles, – une Zeyneb qui nepleurait pas, mais qui était plus blanche que la morte, avec desyeux plus cernés de bleuâtre. Toutes les trois restèrent làimmobiles et glacées, suivant en esprit les phases de la toilettesuprême, écoutant les bruits sinistres de l’eau qui ruisselait, desobjets qui se déplaçaient dans cette salle sonore ; et, quandce fut fini, la grande vieille les rappela :

– Venez maintenant la voir.

Elle était blottie dans son étroit cercueil, et tout enveloppéede blanc, sauf le visage, encore découvert pour recevoir lesbaisers d’adieu ; on n’avait pu fermer complètement sespaupières, ni sa bouche ; mais elle était si jeune, et sesdents si blanches, qu’elle demeurait quand même délicieusementjolie, avec une expression d’enfant et une sorte de demi-souriredouloureux.

Alors on alla éveiller tout le monde pour venir l’embrasser, lepère, la mère, les aïeules, les vieux oncles rigides, qui depuisquelques jours ne l’étaient plus, les servantes, les esclaves. Lagrande maison s’emplit de lumières qui s’allumaient, d’effarements,de pas précipités, de soupirs et de sanglots.

Quand arriva l’une des aïeules, la plus violente des deux, cellequi était aussi grand-mère de Djénane et qui, ces derniers jours,campait dans la maison, quand arriva cette vieille cadine 1320,musulmane intransigeante s’il en fut et, ce matin, si exaspéréecontre l’évolution nouvelle qui lui enlevait ses petites-filles, –justement l’institutrice craintive, mademoiselle Tardieu, était là,auprès du cercueil, à genoux. Et les deux femmes se regardèrent uneseconde en silence, l’une terrible, l’autre humble etépouvantée :

– Allez-vous-en ! lui dit l’aïeule dans sa langueturque, en frémissant de haine. Qu’est-ce donc qu’il vous reste àfaire là, vous ? Votre œuvre est finie… Vous m’entendez,allez-vous-en !

Mais la pauvre fille, en reculant devant elle, la regardait avectant de candeur et de désespoir dans des yeux pleins de larmes, quela vieille cadine eut soudainement pitié ; sans doutecomprit-elle, en un éclair, ce que depuis des années elle serefusait à admettre, que l’institutrice dans tout cela n’étaitqu’un instrument irresponsable au service du Temps… Alors elle luitendit les mains, en lui criant : « Pardon !… »Et ces deux femmes, jusque-là si ennemies, pleurèrent à sanglotsdans les bras l’une de l’autre. Des incompatibilités d’idées, deraces et d’époques les avaient séparées longuement ; maistoutes deux étaient bonnes et maternelles, capables de tendresse etde spontané retour.

Cependant un peu de lueur blême à travers les vitres annonçaitla fin de cette nuit de novembre. Djénane donc, se souvenantd’André, monta chercher un bout de ruban bleu comme c’étaitconvenu, et, enlevant l’autre signal, attacha celui-là auxquadrillages de la même fenêtre.

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