Les Désenchantées

Chapitre 12

 

Pour la seconde fois depuis le retour du Bosphore, André et sontrio de fantômes étaient ensemble, dans la maison clandestine, aucœur du Vieux-Stamboul.

– Vous ne savez pas, disait Mélek, notre prochainrendez-vous, ce sera ailleurs, pour changer. Une amie à nous quihabite à Mehmed-Fatih, votre quartier d’élection, nous a offert denous réunir chez elle. Sa maison tout à fait turque, où il n’y aaucun maître, est une vraie trouvaille, calme et sûre. Je vous yprépare du reste une surprise, dans un harem, plus luxueux quecelui-ci et au moins aussi oriental. Vous verrez ça !

André ne l’écoutait pas, décidé à brûler ses vaisseauxaujourd’hui pour essayer de connaître les yeux de Djénane, et trèspréoccupé de l’aventure, sentant que s’il s’y prenait mal, si ellese cabrait dans son refus, avec son caractère incapable de fléchir,ce serait fini à tout jamais. Or, cet éternel voile noir sur cettefigure de jeune femme devenait pour lui un malaise obsédant, unecroissante souffrance, à mesure qu’il s’attachait à elle davantage.Oh ! savoir ce qu’il y avait là-dessous ! Rien qu’uninstant, saisir l’aspect de cette sirène à voix céleste, pour lefixer ensuite dans sa mémoire !… Et puis, pourquoi secachait-elle, et pas ses sœurs ? Quelle différence y avait-ildonc ? À quel sentiment autre et inavoué pouvait-elle bienobéir, la petite âme altière et pure ?… Une explicationparfois lui traversait l’esprit, mais il la chassait aussitôt commeabsurde et entachée de fatuité : « Non, se disait-iltoujours, elle pourrait être ma fille ; ça n’a pas le senscommun. »

Et elle se tenait là tout près de lui ; il n’aurait eu qu’àsoulever de la main ce morceau d’étoffe, qui pendait à peine plusbas que la barbe d’un loup de bal masqué ! Pourquoi fallait-ilque ce geste si tentant, si simple, fût aussi impossible et odieuxqu’un crime !…

L’heure passait, et il serait bientôt temps de les quitter. Lerayon du soleil de novembre s’en allait vers les toits, – toujoursce même rayon sur le mur d’en face, dont le reflet jetait dansl’humble harem un peu de lumière.

– Écoutez-moi, petite amie, dit-il brusquement, il faut àtout prix que je connaisse vos yeux ; je ne peux plus, je vousassure, je ne peux plus continuer comme ça… D’abord la partie estinégale, puisque vous voyez les miens tout le temps, vous, àtravers cette gaze double, ou triple, je ne sais, qui est votrecomplice. Mais rien que vos yeux, si vous voulez, vous m’entendezbien… Au lieu de votre désolant tcharchaf noir, venez en yachmak laprochaine fois ; en yachmak aussi austère qu’il vous plaira,ne découvrant que vos prunelles, – et les sourcils qui concourent àl’expression du regard… Le reste de la figure, j’y consens,cachez-le-moi pour toujours, mais pas vos yeux… Voyez, je vous ledemande, je vous en supplie… Pourquoi faites-vous cela,pourquoi ? Vos sœurs ne le font plus… De votre part, ce n’estque de la méfiance, et c’est mal…

Elle demeura interdite et silencieuse, un moment pendant lequel,lui, entendait battre ses propres artères.

– Tenez, dit-elle enfin, du ton des résolutions graves,regardez, André, si je me méfie !

Et, levant son voile, qu’elle rejeta en arrière, elle découvrittout son visage pour planter bien droit, dans les yeux de son ami,ses jeunes yeux admirables, couleur de mer profonde.

C’était la première fois qu’elle osait l’appeler par son nom,autrement que dans une lettre. Et sa décision, son mouvementavaient quelque chose de si solennel, que les deux autres petitesombres, dans leur surprise, restaient muettes, tandis qu’Andréreculait imperceptiblement sous le regard fixe de cette apparition,comme quand on a un peu peur, ou que l’on est ébloui sans vouloirle paraître.

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