Les Désenchantées

Chapitre 8

 

Vers le 10 du mois d’avril, le valet de chambre d’André, en leréveillant le matin, lui annonça d’une voix joyeuse, comme unévénement pour lui faire plaisir :

– J’ai vu deux hirondelles ! Oh ! elleschantaient, mais elles chantaient !…

Déjà les hirondelles étaient à Constantinople ! Et quelchaud soleil entrait ce matin-là par les fenêtres ! Mon Dieu,les jours fuyaient donc encore plus vite qu’autrefois ! Déjàcommencé, le printemps ; déjà une chose entamée, aulieu d’être en réserve pour l’avenir, comme André pouvait se lefigurer hier encore par le temps sombre qu’il faisait, et avant leshirondelles apparues ! Et le prochain été, qui arriveraitdemain, qui arriverait tout de suite, serait le dernier,irrévocablement le dernier de sa vie d’Orient et le dernier sansdoute de sa simili-jeunesse… Retourner en Turquie, plus tard, dansles grisailles crépusculaires de son avenir et de son déclin,…peut-être oui… Mais cependant pour quoi faire ? Quand onrevient, qu’est-ce qu’on trouve, de soi-même et de ce qu’on aaimé ? Quelle décevante aventure, que ces retours, puisquetout est changé ou mort !… Et d’ailleurs, se disait-il, quandj’aurai écrit le livre dont ces pauvres petites m’on arraché lapromesse, ne me serai-je pas fermé à tout jamais ce pays,n’aurai-je pas perdu la confiance de mes amis les Turcs et le droitde cité dans mon cher Stamboul ?…

 

Il passa comme un jour, ce mois d’avril. Pour André, il passa enpèlerinage et rêveries à Stamboul, stations à Eyoub ou àSultan-Fatih, et narguilés de plein air, – malgré les tempsincertains, les reprises du froid et du vent de neige.

Et puis ce fut le 1er mai, et Djénane ne parla pointde quitter son vieux palais inaccessible. Elle écrivait moins quel’an dernier, et des lettres plus courtes. « Excusez monsilence, lui dit-elle une fois. Tâchez de le comprendre, il y atant de choses dedans… »

Zeyneb et Mélek cependant affirmaient toujours qu’elle viendraitet semblaient bien en être sûres.

Ces deux-là aussi, André les voyait moins que l’année dernière.L’une était plus retirée de la vie, et la seconde plus inégale,sous cette menace d’un mariage. En outre, les surveillances avaientredoublé cette année, autour de toutes les femmes en général, – etpeut-être en particulier autour de celles-là, que l’on soupçonnait(oh ! très vaguement encore) d’allées et venues illicites.Elles écrivaient beaucoup à leur ami, qui pourtant les aimait bien,mais se contentait parfois de répondre en esprit,d’intention seulement. Et alors elles lui faisaient des reproches,– et si discrets :

 

« Khassim-Pacha, le 8 mai 1905.

« Cher ami, qu’y a-t-il ? Nous sommes inquiètes, nousvos pauvres amies lointaines et humbles. Quand des jours se passentainsi sans des lettres de vous, un lourd manteau de tristesse nousécrase les épaules, et tout devient terne, et la mer, et le ciel,et nos cœurs.

« Nous ne nous plaignons pas pourtant, je vous assure, etceci n’est que pour vous redire encore une fois une chose déjàvieille et que vous savez du reste, c’est que vous êtes notre grandet seul ami.

« Êtes-vous heureux dans ce moment ? Vos jours ont-ilsdes fleurs ?

« Suivant ce que nous offre la vie, le temps passe vite ouil se traîne. Pour nous, c’est se traîner qu’il fait. Je ne saisvraiment pourquoi nous sommes là, dans ce monde ?… Maispeut-être bien pour l’unique joie d’être vos esclaves trèsdévouées, très fidèles, jusqu’à la mort et au-delà…

« ZEYNEB ET MÉLEK. »

 

Déjà le 8 mai !… Il lut cette lettre à sa fenêtre, par unlong crépuscule tiède qui invitait à s’attarder là, devantl’immense déploiement des lointains et du ciel. Chez lui, onn’était vraiment plus à Péra ; très loin de la« grand’rue » tapageuse, on dominait ce bois de vieuxcyprès odorants, qui est enclavé dans la ville et s’appelle lepetit champ-des-morts, et on avait Stamboul, avec ses dômes, dresséen face de soi sur tout l’horizon.

La nuit descendit peu à peu sur la Turquie, une nuit sans lune,mais très étoilée. Stamboul, dans l’obscurité, se drapa demagnificence, redevint comme chaque soir une imposante découpured’ombre sur le ciel. Et la clameur des chiens, le heurt du bâtonferré des veilleurs, commencèrent de s’entendre dans le silence. Etpuis, ce fut l’heure des muezzins, et, de toute cette villefantastique, étalée là-bas, s’éleva l’habituelle symphonie desvocalises en mineur, hautes, faciles et pures, ailées comme laprière même.

La première nuit, cette année, qui fut une vraie nuit delangueur et d’enchantement. André, de sa fenêtre, l’accueillit avecmoins de joie que de mélancolie : son dernier étécommençait…

Le lendemain, à son ambassade, on lui annonça comme trèsprochaine l’installation de tous les ans à Thérapia. Pour lui, celaéquivalait presque au grand départ de Constantinople, puisqu’il n’yreviendrait que pour quelques tristes journées, à la fin de lasaison, avant de quitter définitivement la Turquie.

D’ailleurs, Turcs et Levantins s’agitaient déjà pourl’émigration annuelle vers le Bosphore ou les îles. Partout, lelong du détroit, rive d’Europe et rive d’Asie, les maisons serouvraient ; sur les quais de pierre ou de marbre, sedémenaient les eunuques préparant la villégiature de leursmaîtresses, apportant, à pleins caïques peinturlurés et dorés, lestentures de soie, les matelas pour les divans, les coussins àbroderies. C’était bien l’été, venu pour André plus vite qued’habitude, et qui fuirait certainement plus vite encore, puisquetoujours les durées semblent de plus en plus diminuer de longueur,à mesure que l’on avance dans la vie.

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