Les Désenchantées

Chapitre 7

 

Un vieil eunuque, furtif et muet, le jeudi suivant, apporta chezAndré un avis de rendez-vous pour le surlendemain, au même lieu, àla même heure, et aussi des grands cartons, sous pli soigneusementcacheté.

« Ah ! se dit-il, les photos qu’elles m’avaientpromises ! »

Et, dans l’impatience de connaître enfin leurs yeux, il déchiral’enveloppe.

C’étaient bien trois portraits, sans tcharchaf ni yachmak, etdûment signés, s’il vous plaît, en français et en turc, l’unDjénane, l’autre Zeyneb, le troisième Mélek. Ses amies avaient mêmefait toilette pour se présenter : des belles robes du soir,décolletées, tout à fait parisiennes. Mais Zeyneb et Mélek étaientvues de dos, très exactement, ne laissant paraître que le rebord etl’envers de leurs petites oreilles ; quant à Djénane, la seulequi se montrât de face, elle tenait sur son visage un éventail enplumes qui cachait tout, même les cheveux.

 

Le samedi, dans la maison mystérieuse qui les réunit une secondefois, il ne se passa rien de tragique, et aucune fée Carabosse neleur apparut.

– Nous sommes ici, expliqua Djénane, chez ma bonnenourrice, qui n’a jamais su rien me refuser ; l’enfant malade,c’était son fils ; la vieille dame, c’était sa mère ; àqui Mélek vous avait annoncé comme un médecin nouveau.Comprenez-vous la trame ? J’ai du remords pourtant, de luifaire jouer un rôle si dangereux… Mais, puisque c’est notre dernierjour…

Ils causèrent deux heures, sans parler cette fois dulivre ; sans doute craignaient-elles de le lasser, en yrevenant trop. Du reste, il s’était engagé ; c’était donc unpoint acquis.

Et ils avaient tant d’autres choses à se dire, tout un arriéréde choses, semblait-il, car c’était vrai que depuis longtemps ellesvivaient en sa compagnie, par ses livres, et c’était un des casrares où lui (en général si agacé maintenant de s’être livré à desmilliers de gens quelconques) ne regrettait aucune de ses plusintimes confidences. Après tout, combien négligeable le haussementd’épaules de ceux qui ne comprennent pas, auprès de ces affectionsardentes que l’on éveille çà et là, aux deux bouts du monde, dansdes âmes de femmes inconnues, – et qui sont peut-être la seuleraison que l’on ait d’écrire !

Aujourd’hui il y avait confiance, entente et amitié sans nuage,entre André Lhéry et les trois petits fantômes de son harem. Ellessavaient beaucoup de lui, par leurs lectures ; et, comme, lui,ne savait rien d’elles, il écoutait plus qu’il ne parlait. Zeynebet Mélek racontèrent leur décevant mariage, et l’enfermement sansespérance de leur avenir. Djénane au contraire ne livra encore riende précis sur elle-même.

En plus des sympathies confiantes qui les avaient si viterapprochés, il y avait une surprise qu’ils se faisaient les uns auxautres, celle d’être gais. André se laissait charmer par cettegaieté de race et de jeunesse, qui leur était restée envers etcontre tout, et qu’elles montraient mieux, à présent qu’il ne lesintimidait plus. Et lui, qu’elles s’étaient imaginé sombre, etqu’on leur avait annoncé comme si hautain et glacial, voici qu’ilavait ôté tout de suite pour elles ce masque-là, et qu’il leurapparaissait très simple, riant volontiers à propos de tout, restéau fond beaucoup plus jeune que son âge, avec même une pointed’enfantillage mystificateur. C’était la première fois qu’ilcausait avec des femmes turques du monde. Et elles, jamaisde leur vie n’avaient causé avec un homme, quel qu’il fût. Dans cepetit logis, de vétusté et d’ombre, perdu au cœur duVieux-Stamboul, environné de ruines et de sépultures, ilsréalisaient l’impossible, rien qu’en se réunissant pour échangerdes pensées. Et ils s’étonnaient, étant les uns pour les autres deséléments si nouveaux, ils s’étonnaient de ne pas se trouver trèsdissemblables ; mais non, au contraire, en parfaite communiond’idées et d’impressions, comme des amis s’étant toujours connus.Elles, tout ce qu’elles savaient de la vie en général, des chosesd’Europe, de l’évolution des esprits par là-bas, elles l’avaientappris dans la solitude, avec des livres. Et aujourd’hui, causantpar miracle avec un homme d’Occident, et un homme au nom connu,elles se trouvaient de niveau ; et lui, les traitait comme deségales, comme des intelligences, comme des âmes, ce quileur apportait une sorte de griserie de l’esprit jusque-là,inéprouvée.

Zeyneb était aujourd’hui celle qui faisait le service de ladînette, sur la petite table couverte cette fois d’une nappe desatin vert et argent, et semée de roses naturelles, rouges. Quant àDjénane, elle se tenait de plus en plus immobile, assise à l’écart,ne remuant pas un pli de ses voiles d’élégie ; elle causaitpeut-être davantage que les deux autres, et surtout interrogeaitavec plus de profondeur ; mais ne bougeait pas, s’étudiait,semblait-il, à rester la plus intangible des trois, physiquementparlant la plus inexistante. Une fois pourtant, son bras soulevantle tcharchaf laissa entrevoir une de ses manches de robe, trèslarge, très bouillonnée à la mode de ce printemps-là, et faite enune gaze de soie jaune citron à pâles dessins verts, – deux teintesqui devaient rester dans les yeux d’André comme pièces à convictionpour le lendemain.

Autour d’eux tout était plus triste que la semaine passée, carle froid était revenu en plein mois de mai ; on entendait levent de la Mer Noire siffler aux portes comme en hiver ; toutStamboul frissonnait sous un ciel plein de nuages obscurs ; etdans l’humble petit harem grillé, on aurait dit le crépuscule.

Soudain, à la porte extérieure, le frappoir de cuivre, toujoursinquiétant, les fit tressaillir.

– C’est elles, dit Mélek, tout de suite penchée pourregarder à travers les grillages de la fenêtre. C’est elles !Elles ont pu s’échapper, que je suis contente !

Elle descendit en courant pour ouvrir, et bientôt remontaprécédée de deux autres dominos noirs, à voile impénétrable, quisemblaient, eux aussi, élégants et jeunes.

– Monsieur André Lhéry, présenta Djénane. Deux de mesamies ; leurs noms, ça vous est égal, n’est-ce pas ?

– Deux dames-fantômes, tout simplement, ajoutèrent lesarrivantes, appuyant à dessein sur ce mot dont André avait abusépeut-être dans un de ses derniers livres.

Et elles lui tendirent des petites mains gantées de blanc. Ellesparlaient du reste français avec des voix très douces et uneaisance parfaite, ces deux nouvelles ombres.

– Nos amies nous ont annoncé, dit l’une, que vous alliezécrire un livre en faveur de la musulmane du XXe siècle,et nous avons voulu vous en remercier.

– Comment cela s’appellera-t-il ? demanda l’autre, ens’asseyant avec une grâce languissante sur l’humble divandécoloré.

– Mon Dieu, je n’y ai pas songé encore. C’est un projet sirécent, et pour lequel on m’a un peu forcé la main, je l’avoue…Nous allons mettre le titre au concours, si vous voulez bien…Voyons !… Moi, je proposerais : LesDésenchantées.

– « Les Désenchantées », répéta Djénane aveclenteur. On est désenchanté de la vie quand on a vécu ; maisnous au contraire qui ne demanderions qu’à vivre !… Ce n’estpas désenchantées, que nous sommes, c’est annihilées, séquestrées,étouffées…

– Eh bien ! voilà, je l’ai trouvé, le titre, s’écriala petite Mélek, qui n’était pas du tout sérieuse aujourd’hui. Quediriez-vous de : « Les Étouffées » ? Et puis,ça peindrait si bien notre état d’âme sous les voiles épais quenous mettons pour vous recevoir, monsieur Lhéry ! Car vousn’imaginez pas ce que c’est pénible de respirerlà-dessous !…

– Justement, j’allais vous demander pourquoi vous lesmettiez. En présence de votre ami, vous ne pourriez pas vouscontenter d’être comme toutes celles que l’on croise àStamboul : voilées, oui, mais avec une certaine transparencelaissant deviner quelque chose, le profil, l’arcade sourcilière,les prunelles parfois. Tandis que, vous, moins que rien…

– Et, vous savez, cela n’a pas l’air comme il faut du tout,d’être si cachées que ça… Règle générale, quand vous rencontrezdans la rue une mystérieuse à triple voile, vous pouvez dire :Celle-ci va où elle ne devrait pas aller. (Exemple, nous, dureste.) Et c’est tellement connu, que les autres femmes sur sonpassage sourient et se poussent le coude.

– Voyons, Mélek, reprocha doucement Djénane, ne fais pasdes potins comme une petite Pérote… « Lesdésenchantées », oui, la consonance serait joli mais le sensun peu à côté…

– Voici comment je l’entendais. Rappelez-vous les belleslégendes du vieux temps, la Walkyrie qui dormait dans son burgsouterrain ; la princesse-au-bois-dormant, qui dormait dansson château au milieu de la forêt. Mais, hélas ! on brisal’enchantement et elles s’éveillèrent. Eh bien ! vous, lesmusulmanes, vous dormiez depuis des siècles d’un si tranquillesommeil, gardées par les traditions et les dogmes !… Maissoudain le mauvais enchanteur qui est le souffle d’Occident, apassé sur vous et rompu le charme, et toutes en même temps vousvous éveillez ; vous vous éveillez au mal de vivre, à lasouffrance de savoir…

Djénane cependant ne se rendait qu’à moitié. Visiblement, elleavait un titre à elle, mais ne voulait pas le dire encore.

Les nouvelles venues étaient aussi des révoltées, et à outrance.On s’occupait beaucoup à Constantinople, ce printemps-là, d’unejeune femme du monde, qui s’était évadée vers Paris ;l’aventure tournait les têtes, dans les harems, et ces deux petitesdames-fantômes en rêvaient dangereusement.

– Vous, leur disait Djénane, peut-être trouveriez-vous lebonheur là-bas, parce que vous avez dans le sang des héréditésoccidentales. (Leur aïeule, monsieur Lhéry, était une Française quivint à Constantinople, épousa un Turc et embrassa l’Islam.) Maismoi, mais Zeyneb, mais Mélek, quitter notre Turquie ! Non,pour nous trois, c’est un moyen de délivrance à écarter. De pireshumiliations encore, s’il le faut, un pire esclavage. Mais mouririci, et dormir à Eyoub !…

– Et comme vous avez raison ! conclut André.

 

Elles disaient toujours qu’elles allaient s’absenter, partirpour un temps. Était-ce vrai ? Mais André, en les quittantcette fois, emportait la certitude de les revoir : il lestenait à présent par ce livre, et peut-être par quelque chose deplus aussi, par un lien d’ordre encore indéfinissable, mais déjàrésistant et doux, qui commençait de se former surtout entreDjénane et lui.

Mélek, qui s’était instituée l’étonnant petit portier de cettemaison à surprise, fut chargée de le reconduire. Et, pendant lecourt tête-à-tête avec elle, dans l’obscur couloir délabré, il luireprocha vertement la mystification des photos sans visage. Elle nerépondit rien, continua de le suivre jusqu’au milieu du vieilescalier sombre, pour surveiller de là s’il trouverait bien lamanière de faire jouer les verrous et la serrure de la porteextérieure.

Et, quand il se retourna sur le seuil pour lui envoyer sonadieu, il la vit là-haut qui lui souriait de toutes ses joliesdents blanches, qui lui souriait de son petit nez en l’air, moqueursans méchanceté, et de ses beaux grands yeux gris, et de tout sondélicieux petit visage de vingt ans. À deux mains, elle tenaitrelevé son voile jusqu’aux boucles d’or roux qui lui encadraient lefront. Et son sourire disait : « Eh bien ! oui, là,c’est moi, Mélek, votre petite amie Mélek, que je vousprésente ! Moi d’ailleurs, ce n’est pas comme si c’étaient lesautres. Djénane par exemple ; moi, ça n’a aucune importance.Bonjour, André Lhéry, bonjour ! »

Ce fut le temps d’un éclair, et le voile noir retomba. André luicria doucement merci, – en turc, car il était déjà presque dehors,s’engageant dans l’impasse funèbre.

Dehors on avait froid, sous ces nuages épais et ce vent deRussie. La tombée du jour se faisait lugubre comme en décembre.C’était par ces temps que Stamboul, d’une façon plus poignante, luirappelait sa jeunesse, car le court enivrement de son séjour àEyoub, autrefois, avait eu l’hiver pour cadre. Quand il traversa laplace déserte, devant la grande mosquée de Sultan-Selim, il sesouvint tout à coup, avec une netteté cruelle, de l’avoirtraversée, à cette même heure et dans cette même solitude, par unpareil vent du Nord, un soir gris d’il y avait vingt-cinq ans.Alors ce fut l’image de la chère petite morte qui vint tout à coupbalayer entièrement celle de Djénane.

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