Les Désenchantées

Chapitre 3

 

Le jeudi 14 avril, avant l’heure fixée, André Lhéry et JeanRenaud étaient venus prendre place devant le petit café, qu’ilsavaient reconnu sans peine, au bord de la mer, rive d’Asie, à uneheure de Constantinople, entre les deux villages indiqués par lamystérieuse Zahidé. C’était un des rares coins solitaires etsauvages du Bosphore qui, presque partout ailleurs, est bordé demaisons et de palais : la dame avait su choisir. Là, uneprairie déserte, quelques platanes de trois ou quatre cents ans, –de ces platanes de Turquie aux ramures de baobab, – et tout près,dévalant de la colline jusque vers la tranquille petite plage, unepointe avancée de ces forêts d’Asie Mineure, qui ont gardé leursbrigands et leurs ours.

Un lieu vraiment à souhait, pour rendez-vous clandestins. Ilsétaient seuls, devant la vieille petite masure en ruine etcomplètement isolée qu’était ce café, tenu par un humble bonhomme àbarbe blanche. Les platanes alentour avaient à peine des feuillesdépliées ; mais la fraîche prairie était déjà si couverte defleurs, et le ciel si beau, qu’on s’étonnait de ce vent glacésoufflant sans trêve, – le presque éternel vent de la Mer Noire,qui gâte tous les printemps de Constantinople ; ici, côté del’Asie, on en était un peu abrité comme toujours ; mais enface il faisait rage, sur cette rive d’Europe que l’on apercevaitlà-bas au soleil, avec ses mille maisons les pieds dans l’eau.

Ils attendaient l’heure dans cette solitude, en fumant desnarguilés de pauvre que le vieux Turc de céans leur avait servis,presque étonné et méfiant de ces deux beaux messieurs à chapeau,dans sa maisonnette pour bateliers ou bergers, à cette saisonencore incertaine et par un vent pareil.

– C’est tellement gentil à vous, disait Jean Renaud,d’avoir accepté ma compagnie.

– Ne vous emballez pas sur la reconnaissance, mon petit. Jevous ai emmené, comprenez donc, c’est pour avoir à qui m’enprendre, si elle ne vient pas, si ça tourne mal, si…

– Oh ! alors il faut que je m’applique à ce que çatourne bien ! – (Il disait cela en faisant l’effaré, avec unde ces sourires tout jeunes qui révélaient en lui une gentille âmed’enfant.) – Tenez, justement là-bas, derrière vous, je parie quec’est elle qui s’amène.

André regarda derrière lui. Un talika, en effet, débouchaitd’une voûte d’arbres, – arrivait cahin-caha, par le sentiermauvais. Entre les rideaux, que le vent remuait, on apercevait deuxou trois formes féminines, qui étaient toutes noires, visagescompris :

– Elles sont au moins une douzaine là-dedans, objectaAndré. Alors vous pensez, mon petit ami, qu’on arrive comme ça, enbande, pour un rendez-vous ?… Une visite de corps ?…

Cependant le talika allait passer devant eux… Quand il fus toutprès, une petite main gantée de blanc sortit des voiles sombres etfit un signe… C’était donc bien cela… Et elles étaient trois !Trois, quelle étonnante aventure !…

– Donc je vous laisse, dit André. Soyez discret, comme vousl’avez promis ; ne regardez pas. Et puis réglez nos dépenses àce vieux bonhomme, ça vous revient.

Il se mit donc à suivre de loin le talika qui, dans le sentiertoujours désert, s’arrêta bientôt à l’abri d’un groupe de platanes.Trois fantômes noirs, noirs de la tête aux pieds, sautèrentaussitôt sur l’herbe, c’étaient des fantômes légers, très sveltes,qui avaient des traînes de soie, ils continuèrent de marcher,contre le vent froid qui soufflait avec violence et leur faisaitbaisser le front ; mais ils allaient de plus en pluslentement, comme pour inviter le suiveur à les rejoindre.

Il faut avoir vécu en Orient pour comprendre l’émotion étonnéed’André, et toute la nouveauté de son amusement, à s’avancer ainsivers des Turques voilées, alors qu’il s’était habitué depuistoujours à considérer cette classe de femmes comme absolumentinapprochables… Était-ce réellement possible ! Elles l’avaientappelé, elles l’attendaient, et on allait se parler !…

Quand elles l’entendirent tout près, elles seretournèrent :

– Monsieur André Lhéry, n’est-ce pas ? – demandal’une, qui avait la voix infiniment douce, timide, fraîche, et quitremblait.

Il salua pour toute réponse ; alors, des trois tcharchafsnoirs, il vit sortir trois petites mains gantées à plusieursboutons, qu’on lui tendait et sur lesquelles il s’inclinasuccessivement.

Elles avaient au moins double voile sur la figure ;c’étaient trois énigmes en deuil, trois Parques impénétrables.

– Excusez-nous, reprit la voix qui avait déjà parlé, sinous ne vous disons rien ou des bêtises : nous sommes mortesde peur… Cela se devinait du reste.

– Si vous saviez, dit la seconde voix, ce qu’il a fallu deruses pour être ici !… En route, ce qu’il a fallu semer degens, de nègres, de négresses !…

– Et ce cocher, dit la troisième, que nous ne connaissonspas et qui peut nous perdre !…

Un silence. Le vent glacé s’engouffrait dans les soiesnoires ; il coupait les respirations. L’eau du Bosphore, qu’onapercevait entre les platanes, était blanche d’écume. Aux arbres,les quelques nouvelles feuilles à peine ouvertes s’arrachaient pours’envoler. Sans les fleurettes du chemin, qui se courbaient sousles robes traînantes, on se serait cru en hiver. Machinalement, ilsfaisaient les cent pas tous ensemble, comme des amis qui sepromènent ; mais ce lieu écarté, ce mauvais temps, tout celaétait un peu lugubre et plutôt de triste présage pour cetterencontre.

Celle qui la première avait ouvert la bouche, et qui semblait lameneuse du périlleux complot, recommença de parler, de diren’importe quelle chose, pour rompre le silenceembarrassant :

– Vous voyez, nous sommes venues trois…

– En effet, je vois ça – répondit André qui ne puts’empêcher de sourire.

– Vous ne nous connaissez pas, et pourtant vous êtes notreami depuis des années.

– Nous vivons avec vos livres, ajouta la seconde.

– Vous nous direz si elle est vraie, l’histoire de« Medjé », demanda la troisième.

Maintenant voici qu’elles parlaient toutes à la fois, après lemutisme du début, comme des petites personnes pressées de fairequantité de questions, dans une entrevue qui ne pouvait être quetrès courte. Leur aisance à s’exprimer en français surprenait AndréLhéry autant que leur audace épeurée. Et, le vent ayant presquesoulevé les voiles d’une figure, il surprit un dessous de menton etle haut d’un cou, choses qui vieillissent le plus vite chez lafemme, et qui là étaient adorablement jeunes, sans l’apparence d’unpli.

Elles parlaient toutes ensemble et leurs voix faisaient comme dela musique ; il est vrai, ce vent et ces doubles voiles yajoutaient une sourdine ; mais le timbre par lui-même en étaitexquis. André, qui, au premier abord, s’était demandé s’il n’étaitpas mystifié par trois Levantines, ne doutait plus maintenantd’avoir affaire à des Turques pour de bon ; la douceur deleurs voix était un certificat d’origine à peu près certain, car,au contraire, trois Pérotes parlant ensemble, cela eût fait songertout de suite au Jardin d’acclimatation, côté des cacatoès[9] .

– Tout à l’heure, – dit celle qui déjà intéressait le plusAndré, – j’ai bien vu que vous avez ri, quand je vous annonçais quenous étions venues trois. Mais aussi, vous ne m’avez pas laisséeconclure. C’était pour en arriver à vous dire que, troisaujourd’hui, trois une prochaine fois, si vous répondez encore ànotre appel, toujours nous serons trois, inséparables comme cesperruches, vous savez, – qui d’ailleurs ne sont que deux… Et puisvous ne verrez point nos visages, jamais… Nous sommes trois petitesombres noires, et voilà tout.

– Des âmes, vous entendez bien ; nousresterons pour vous des âmes, sans plus ; troispauvres âmes en peine, qui ont besoin de votre amitié.

– Inutile de nous distinguer les unes des autres ;mais enfin, pour voir… Qui sait si vous devinerez laquelle de nousvous a écrit, celle qui se nomme Zahidé, vous vous rappelez…Allons, dites un peu, ça nous amusera.

– Vous-même, madame ! – répondit André sans paraîtrehésitant. Et c’était cela, et, derrière les voiles, on les entendits’étonner, en exclamations turques.

– Eh bien ! alors, dit « Zahidé », puisquenous voilà de vieilles connaissances, vous et moi, c’est mon rôle àprésent de vous présenter mes sœurs. Quand ce sera fait, nousserons rentrées dans les limites de la correction la plus parfaite.Écoutez donc bien. Le second domino noir, là, le plus haut entaille, s’appelle Néchédil, – et il est méchant. Le troisième, quimarche en ce moment à l’écart, s’appelle Ikbal, – et il estsournois : défiez-vous. Et, à partir de cette heure, veillez àne pas vous embrouiller entre nous trois.

Tous ces noms, il va sans dire, étaient d’emprunt, et André s’endoutait bien. Il n’y avait plus de Néchédil ou d’Ikbal que deZahidé. Le second tcharchaf cachait le visage régulier, grave auregard un peu visionnaire, de Zeyneb, l’aînée des« cousines » de la mariée. Quant au troisième, ditsournois, si André avait pu soulever l’épais voile de deuil, ilaurait rencontré là-dessous le petit nez en l’air et les grandsyeux rieurs de Mélek, la jeune Turque aux cheveux roux qui avaitprétendu jadis que « le poète devait être plutôtmarqué ». Il est vrai, une Mélek bien changée depuis cetemps-là, par de précoces souffrances et des nuits passées dans leslarmes ; mais une Mélek si foncièrement gaie de tempéramentque, même ses longues détresses n’avaient pu éteindre l’éclat deson rire.

– Quelle idée pouvez-vous bien avoir de nous ? –demanda « Zahidé », après le silence qui suivit lesprésentations. – Quelles sortes de femmes imaginez-vous que noussommes, de quelle classe sociale, de quel monde ?… Allons,dites.

– Mon Dieu,… je vous préciserai mieux ça plus tard… Je nevous le cacherai pas cependant, je commence bien à me douter un peuque vous n’êtes pas des femmes de chambre.

– Ah !… Et notre âge ?… Cela est sans importance,il est vrai, puisque nous ne voulons être que des âmes.Mais enfin, notre devoir est vraiment de vous faire tout de suiteune confidence : nous sommes des vieilles femmes, monsieurLhéry, des très vieilles femmes.

– J’avais parfaitement flairé ça, par exemple.

– N’est-ce pas ?

– N’est-ce pas ? – intervint « Ikbal »(Mélek) d’un ton noyé de mélancolie, avec un chevrotement réussidans la voix, – n’est-ce pas, la vieillesse, hélas ! est unechose qui se flaire toujours comme vous dites, malgré lesprécautions pour dissimuler… Mais précisez un peu… Des chiffres,que nous voyions si vous êtes physionomiste…

À cause des impénétrables voiles, ce mot physionomisteétait prononcé pourtant avec une nuance de drôlerie.

– Des chiffres… Mais ça ne va pas vous blesser, leschiffres que je dirai ?…

– Oh ! pas du tout… Nous avons tellement abdiqué, sivous saviez… Allez-y, monsieur Lhéry.

– Eh bien ! vous m’avez tout de suite représenté desaïeules qui doivent flotter entre – au moins, au moins, au petitmoins, – entre dix-huit et vingt-quatre ans.

Elles riaient sous leurs voiles, pas très au regret d’avoirmanqué leur effet de vieilles, mais trop absolument jeunes pour enêtre flattées.

Dans la tourmente qui soufflait de plus en plus froide, sous leciel balayé et clair, éparpillant des branchettes ou des feuilles,ils se promenaient maintenant comme de vieux amis ; malgré cevent qui coupait des paroles, malgré le tapage de cette mer quis’agitait tout près d’eux au bord du chemin, ils commençaientd’échanger leurs pensées vraies, ayant quitté vite ce ton moitiépersifleur, dont ils s’étaient servis pour masquer l’embarras dudébut. Ils marchaient lentement et l’œil au guet, réduits à sepencher ou à se tourner quand une rafale cinglait trop fort. Andrés’émerveillait de tout ce qu’elles étaient capables de comprendre,et aussi de se sentir déjà presque en confiance avec cesinconnues.

Et au milieu de ce mauvais temps et de cette solitude propices,ils se croyaient à peu près en sûreté quand soudain, devant eux, autournant de la route là-bas, croquemitaine leur apparut, sous lafigure de deux soldats turcs en promenade, avec des badines à lamain comme les soldats de chez nous ont coutume d’en couper dansles palisses. C’était la plus dangereuse des rencontres, car cesbraves garçons, venus pour la plupart du fond des campagnes d’Asie,où l’on ne transige pas sur les vieux principes, étaient capablesde se porter aux violences extrêmes en présence d’une chose aussicriminelle à leurs yeux : des musulmanes avec un hommed’Occident ! Ils s’arrêtèrent, les soldats, cloués de stupeur,et puis, après quelques mots brusques échangés, ils repartirent àtoutes jambes, évidemment pour avertir leurs camarades, ou lapolice ou peut-être ameuter les gens du prochain village… Les troispetites apparitions noires, terrifiées, sautèrent dans leur voiturequi repartit au galop à tout briser, tandis que Jean Renaud, quiavait de loin vu la scène, accourait pour prêter secours, et, dèsque le talika, lancé à fond de train, fut hors de vue parmi lesarbres, les deux amis se jetèrent dans un sentier de traverse quimenait vers la grande brousse.

– Eh bien ! comment sont-elles ? – demandait JeanRenaud un instant plus tard, quand, l’alerte passée, ils s’étaientrepris à cheminer tranquillement sous bois.

– Stupéfiantes, répondit André.

– Stupéfiantes, dans quel sens ?…Gentilles ?…

– Très !… Et encore non, c’est un mot plus sérieux quiconviendrait, car ce sont des âmes, paraît-il, rien quedes âmes… Mon cher ami, j’ai pour la première fois de mavie causé avec des âmes.

– Des âmes !… Mais enfin, sous quelleenveloppe ?… Des femmes honnêtes…

– Oh ! pour honnêtes, tout ce qu’il y a de plus… Sivous aviez arrangé en imagination une belle aventure d’amour pourvotre aîné, vous pouvez remiser ça, mon petit ami, jusqu’à uneautre fois.

André, dans son cœur, s’inquiétait de leur retour. Bienextravagant, ce qu’elles avaient osé là, ces pauvres petitesTurques, contraire à tous les usages de l’Islam ; mais aufond, n’était-ce pas d’une pureté liliale : conserver à trois,sans la plus légère équivoque, causer de choses d’âme avec un hommeà qui l’on ne laisse même pas soupçonner son visage ?… Il eûtdonné beaucoup pour les savoir en sécurité, rentrées derrière leursgrilles de harem… Mais que tenter pour elles ?… Fuir, sedérober comme il venait de le faire, et rien de plus : touteintervention, directe ou détournée, eût assuré leur perte.

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