Les Désenchantées

Chapitre 9

 

LETTRES QU’ANDRÉ REÇUT LELENDEMAIN

 

« Le 18 septembre 1904.

« Notre ami, savez-vous un thème que vous devriezdévelopper, et qui donnerait bien la page la plus« harem » de tout le livre ? Le sentiment de videqu’amène dans nos existences l’obligation de ne causer qu’avec desfemmes, de n’avoir pour intimes que des femmes, de nous retrouvertoujours entre nous, entre pareilles. Nos amies ? mais, monDieu, elles sont aussi faibles et aussi lasses que nous-mêmes. Dansnos harems, la faiblesse, les faiblesses plutôt, ainsi réunies,amassées, ont mal à l’âme, souffrent davantage d’être ce qu’ellessont et réclament une force. Oh ! quelqu’un avec qui cespauvres créatures oubliées, humiliées, pourraient parler, échangerleurs petites conceptions, le plus souvent craintives etinnocentes ! Nous aurions tant besoin d’un ami homme, d’unemain ferme, mâle, sur laquelle nous appuyer, qui serait assez fortepour nous relever si nous sommes près de choir. Pas un père, pas unmari, pas un frère ; non, un ami, vous dis-je ;un être que nous choisirions très supérieur à nous, qui serait à lafois sévère et bon, tendre et grave, et nous aimerait d’une amitiésurtout protectrice… On trouve des hommes ainsi, dans votre monde,n’est-ce pas ?

« ZEYNEB. »

 

« Des existences où il n’y a rien !Sentez-vous toute l’horreur de cela ? De pauvres âmes, ailéesmaintenant, et que l’on tient captives ; des cœurs oùbouillonne une jeune sève, et auxquels l’action est interdite, quine peuvent rien faire, pas même le bien, qui se dévorent ou s’usenten rêves irréalisables. Vous représentez-vous les jours mornes quecouleraient vos trois amies, si vous n’étiez pas venu, leurs jourstous pareils, sous la tutelle vigilante de vieux oncles, devieilles femmes dont elles sentent constamment peser ladésapprobation muette.

« Du drame de mon mariage que je vous ai conté, il restait,tout au fond de moi-même, la rancune contre l’amour (du moinsl’amour tel qu’on l’entend chez nous), le scepticisme de ses joies,et à mes lèvres une amertume ineffaçable. Cependant je savais à peuprès déjà qu’il était autre en Occident, l’amour qui m’avait tantdéçue, et je me mis à l’étudier avec passion dans les littératures,dans l’histoire, et, comme je l’avais pressenti, je le visinspirateur de folies, mais aussi des plus grandes choses ;c’est lui que je trouvai au cœur de tout ce qu’il y a de mauvaisdans ce monde, mais aussi de tout ce qu’il y a de bon et desublime… Et plus amère devint ma tristesse, à mesure que jepercevais mieux le rayonnement de la femme latine. Ah !qu’elle était heureuse, dans vos pays, cette créature pour quidepuis des siècles on a pensé, lutté et souffert ; qui pouvaitlibrement aimer et choisir, et qui, pour se donner, avait le droitd’exiger qu’on le méritât. Ah ! quelle place elle tenait chezvous dans la vie, et combien était incontestée sa royautéséculaire !

« Tandis que, en nous les musulmanes, presque toutsommeillait encore. La conscience de nous-mêmes, de notre valeurs’éveillait à peine, et autour de nous on était volontairementignorant et suprêmement dédaigneux de l’évolutioncommencée !

« Nulle voix ne s’élèverait donc, pour crier leuraveuglement à ces hommes, pourtant bons et parfois tendres, nospères, nos maris, nos frères ! Toujours, pour le monde entier,la femme turque serait donc l’esclave achetée à cause de sa seulebeauté, ou la Hanum lourde et trop blanche, qui fume des cigaretteset vit dans un kieff perpétuel ?…

« Mais vous êtes venu, et vous savez le reste. Et nousvoici toutes trois à vos ordres, comme de fidèles secrétaires,toutes trois et tant d’autres de nos sœurs si nous ne voussuffisions pas ; nous voici prêtant nos yeux à vos yeux, notrecœur à votre cœur, offrant notre âme tout entière à vousservir…

« Nous pourrons nous rencontrer peut-être une fois ou deux,ici au Bosphore, avant l’époque de redescendre en ville. Nous avonstant d’amies très sûres, disséminées le long de cette côte, ettoujours prêtes à nous aider pour établir nos alibis.

« Mais j’ai peur… Non pas de votre amitié : comme vousl’avez dit, elle est pour nous au-dessus de toute équivoque… Maisj’ai peur du chagrin,… dans la suite, après votre départ.

« Adieu, André, notre ami, mon ami. Que le bonheurvous accompagne !

«  DJÉNANE. »

 

« Djénane ne vous l’a sûrement pas raconté. La dame en rosequi fumait vos cigarettes l’autre soir chez les Saint-Énogat, –madame de Durmont, pour ne pas la nommer, – était venue passerl’après-midi chez nous aujourd’hui, soi-disant pour chanter desduos de Grieg avec Zeyneb. Mais elle a tellement parlé de vous etavec un tel enthousiasme qu’une jeune amie russe, qui se trouvaitlà, n’en revenait pas. La peur nous a prises qu’elle se doutât dequelque chose et voulût nous tendre un piège ; alors nous vousavons bien bêché, en nous mordant les lèvres pour ne pas rire, etelle a donné là-dedans en plein, et vous a défendu avec violence.Autant dire que sa visite n’a été que confrontation etinterrogatoire sur nos sentiments respectifs pour vous. Quelheureux mortel vous faites !

« Nous venons d’imaginer et de combiner un tas de délicieuxprojets pour nous revoir. Votre valet de chambre, celui que vousdites si sûr, sait-il conduire ? En le coiffant lui aussi d’unfez, nous pourrions faire une promenade avec vous en voiturefermée, lui sur le siège. Mais tout cela, il faut le combiner devive voix, la prochaine fois que nous nous verrons.

« Vos trois amies vous envoient beaucoup de choses jolieset tendres.

« MÉLEK. »

 

« Ne manquez pas au moins le jour des Eaux-Douces,demain ; nous tâcherons d’y être aussi. Comme les autres fois,passez avec votre caïque du côté d’Asie, sous nos fenêtres. Si onvous fait voir un coin de mouchoir blanc, par un trou desquadrillages, c’est qu’on ira vous rejoindre ; si le mouchoirest bleu, cela signifiera : « Catastrophe, vos amies sontenfermées. »

« M… »

 

Jusqu’à la fin de la saison, ils eurent donc aux Eaux-Doucesd’Asie leurs rendez-vous muets et dissimulés. Chaque fois que leciel fut beau, le vendredi, – et le mercredi qui est aussi un jourde réunion sur la gentille rivière ombreuse, – le caïque d’Andrécroisa et recroisa celui de ses trois amies, mais sans le plusléger signe de tête qui eût trahi leur intimité pour ces centainesd’yeux féminins, aux aguets sur la rive par l’entrebâillement desmousselines blanches. Si l’instant se présentait favorable, Zeynebet Mélek risquaient un sourire à travers la gaze noire. Quant àDjénane, elle était fidèle à son voile triple, aussi parfaitementdissimulateur qu’un masque ; on s’en étonnait bien un peu,dans les autres caïques où passaient des femmes, mais personnen’osait penser à mal, le lieu étant si impropre à toute entreprisecoupable, et celles qui la reconnaissaient, à la livrée desrameurs, se bornaient à dire sans méchanceté : « Cettepetite Djénane Tewfik Pacha a toujours été uneoriginale. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer