Les Désenchantées

Chapitre 2

 

Le 12 novembre, 4 du Ramazan, fut le jour enfin de cette visiteensemble à la tombe de Nedjibé, qu’ils projetaient entre eux depuisdes mois, mais qui était bien une de leurs plus périlleusesentreprises ; ils l’avaient jusqu’ici différée, à cause de sadifficulté même, et à cause de tant d’heures de liberté qu’elleexigeait, le cimetière étant très loin.

La veille, Djénane, en lui donnant ses dernières instructions,lui avait écrit : « Il fait si beau et si bleu, ce matin,j’espère de tout cœur que demain aussi nous sourira. » Et,quant à André, il s’était toujours imaginé ce pèlerinages’accomplissant par une de ces immobiles et nostalgiques journéesde novembre, où le soleil d’ici donne par surprise une tiédeur deserre, dans ce pays en somme très méridional, apporte une illusiond’été, et puis fait Stamboul tout rose le soir, et plusmerveilleusement rose encore l’Asie qui est en face, à l’heure duMoghreb, pour un instant fugitif, avant la nuit qui ramène tout desuite le frisson du Nord.

Mais non, quand s’ouvrirent ses contrevents le matin, il vit leciel chargé et sombre : c’était le vent de la Mer Noire, sansespoir d’accalmie. – Il savait du reste qu’à cette heure même, lesjolis yeux de ses amies cloîtrées devaient aussi interroger letemps avec anxiété, à travers les grillages de leurs fenêtres.

Il n’y avait pas à hésiter cependant, tout cela ayant coûté tantde peine à combiner, avec l’aide de complicités, payées ougratuites, que l’on ne retrouverait peut-être plus. À l’heure dite,une heure et demie, en fez et le chapelet à la main, il était doncà Stamboul, à Sultan-Fatih, devant la porte de cette maison demystère où quatre jours plus tôt elles l’avaient reçu enodalisques. Il les trouva prêtes, toutes noires, impénétrablementvoilées ; Chahendé Hanum, la dame inconnue de céans, avaitvoulu aussi se joindre à elles ; c’était donc quatre fantômesqui se disposaient à le suivre, quatre fantômes un peu émus, un peutremblants de l’audace de ce qu’on allait faire. André, à quireviendrait de prendre la parole en route, soit avec les cochers,soit avec quelque passant imprévu, s’inquiétait aussi de sonlangage, de ses hésitations peut-être, ou de son accent étranger,car le jeu était grave.

– Il vous faudrait un nom turc, dirent-elles, pour le casoù nous aurions besoin de vous parler.

– Eh bien, dit-il, prenons Arif, sans chercher plus. Jadis,je m’amusais à me faire appeler Arif Effendi ; aujourd’hui jepeux bien être monté en grade ; je serai Arif Bey.

L’instant d’après, chose sans précédent à Stamboul, ilscheminaient ensemble dans la rue, l’étranger et les quatremusulmanes, Arif Bey et son harem. Un vent inexorable amenaittoujours des nuages plus noirs, charriait de l’humiditéglacée ; on était transi de froid. Mélek seule restait gaie etappelait son ami : Iki gueuzoum beyim effendim(Monsieur le Bey mes deux yeux, une locution usitée quisignifie : Monsieur le Bey qui m’êtes aussi cher que la vue).Et André lui en voulait de sa gaieté, parce que la figure de lapetite morte, ce jour-là, se tenait obstinément présente à samémoire, comme posée devant lui.

Arrivés à une place où stationnaient des fiacres, ils en prirentdeux, un pour le bey, un pour ses quatre fantômes, les convenancesne permettant guère à un homme de monter dans la même voiture queles femmes de son harem.

Un long trajet, à la file, à travers les vieux quartiersfanatiques, pour arriver enfin, en dehors des murs, dans lasolitude funèbre, dans les grands cimetières, à cette saison pleinsde corbeaux, sous les cyprès noirs.

Entre la porte d’Andrinople et Eyoub, devant les immensesmurailles byzantines, ils descendirent de voiture, la route, jadisdallée, n’étant plus possible. À pied, ils longèrent un moment cesremparts en ruine ; par les éboulements, par les brèches, deschoses de Stamboul se montraient de temps à autre, comme pour mieuximposer à l’esprit la pensée de l’Islam, ici dominateur etexclusif : c’était, plus ou moins dans le lointain, quelqu’unedes souveraines mosquées, dômes superposés en pyramide, minaretsqui pointaient du sol comme une gerbe de fuseaux, blancs sous leciel noir.

Et ce lieu d’imposante désolation, où André passait avec lesquatre jeunes femmes voilées de deuil, pour accomplir le pieuxpèlerinage, était précisément celui où jadis, un quart de siècleauparavant, Nedjibé et lui avaient fait leur seule promenade deplein jour ; c’était là que tous deux, si jeunes et si enivrésl’un de l’autre, avaient osé venir comme deux enfants qui braventle danger ; là qu’ils s’étaient arrêtés une fois, au pâlesoleil d’hiver, pour écouter chanter dans les cyprès une pauvrettede mésange qui se trompait de saison ; là que, sous leursyeux, on avait enterré certaine petite fille grecque au visage decire… Et plus d’un quart de siècle avait passé sur ces infimeschoses, uniques pourtant dans leurs existences, et ineffaçablesdans la mémoire de celui des deux qui continuait de vivre.

Ils quittèrent bientôt le chemin qui longe ces murailles deByzance, pour s’enfoncer en plein domaine des morts, sous un cielde novembre singulièrement obscur, au milieu des cyprès, parmi lapeuplade sans fin des tombes. Le vent de Russie ne leur faisait pasgrâce, leur cinglait le visage, les imprégnait d’humidité toujoursplus froide. Devant eux, les corbeaux fuyaient sans hâte, ensautillant.

Apparurent les stèles de Nedjibé, ces stèles encore bienblanches, qu’André désigna aux jeunes femmes. Les inscriptions,redorées au printemps, brillaient toujours de leur éclat neuf.

Et, à quelques pas de ces humbles marbres, les gentils fantômesvisiteurs, s’étant immobilisés spontanément, se mirent en prière, –dans la pose consacrée de l’Islam, qui est les deux mains ouverteset comme tendues pour quêter une grâce, – en prière fervente pourl’âme de la petite morte. C’était si imprévu d’André et sitouchant, ce qu’elles faisaient là, qu’il sentit ses yeux tout àcoup brouillés de larmes, et, de peur de le laisser voir, il restaà l’écart, lui qui ne priait pas.

Ainsi, il avait réalisé ce rêve qui semblait siimpossible : faire relever cette tombe, et la confier àd’autres femmes turques, capables de la vénérer et de l’entretenir.Les marbres étaient là, bien debout et bien solides, avec leursdorures fraîches ; les femmes turques étaient là aussi, commedes fées du souvenir ramenées auprès de cette pauvre petitesépulture longtemps abandonnée ; – et lui-même y était avecelles, en intime communion de respect et de pitié.

Quand elles eurent fini de réciter la « fathia »,elles s’approchèrent pour lire l’inscription brillante. D’abord lapoésie arabe, qui commençait sur le haut de la stèle, pourdescendre, en lignes inclinées, vers la terre. Ensuite, tout aubas, le nom et la date : « Une prière pour l’âme deNedjibé Hanum, fille de Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Chabaan1297. » Les Circassiens, contrairement aux Turcs, ont un nompatronymique, ou plutôt un nom de tribu. Et Djénane apprit là, avecune émotion intime, le nom de la famille de Nedjibé :

– Mais, dit-elle, les Djianghir habitent mon village !Jadis ils sont venus du Caucase avec mes ancêtres, voici deux centsans qu’ils vivent près de nous !

Cela expliquait mieux encore leur ressemblance, bien étonnantepour n’être qu’un signe de race ; sans doute étaient-elles dumême sang, de par la fantaisie de quelque prince d’autrefois. Etquel mystérieux aïeul, depuis longtemps en poussière, avait légué,à travers qui sait combien de générations, à deux jeunes femmes decaste si différente, ces yeux persistants, ces yeux rares etadmirables ?…

Il faisait un froid mortel aujourd’hui dans ce cimetière, où ilsse tenaient depuis un moment immobiles. Et tout à coup la poitrinede Zeyneb, sous ses voiles noirs, fut secouée d’une touxdéchirante.

– Allons-nous-en, dit André qui s’épouvanta, de grâceallons-nous-en, et maintenant marchons très vite…

Avant de s’en aller, chacune avait voulu prendre une de cesbrindilles de cyprès, dont la tombe était jonchée ; or,pendant que Mélek, toujours la moins voilée de toutes, se baissaitpour ramasser la sienne, il entrevit ses yeux pleins de larmes, –et il lui pardonna bien sa gaieté de tout à l’heure dans larue.

Arrivés à leurs voitures, ils se séparèrent, pour ne pasprolonger inutilement le péril d’être ensemble. Après leur avoirfait promettre de donner au plus tôt des nouvelles de leur retourau harem, dont il s’inquiétait, car la fin de la journée étaitproche, il s’en alla pour Eyoub, tandis que leur cocher lesramenait par la porte d’Andrinople.

 

Six heures maintenant. André rentré chez lui, à Péra. Oh !le sinistre soir ! À travers les vitres de ses fenêtres, ilregardait s’effacer dans la nuit l’immense panorama, qui luidonnait cette fois un des rappels, les plus douloureux qu’il eûtjamais éprouvés, du Constantinople d’autrefois, du Constantinoplede sa jeunesse. La fin du crépuscule. Mais pas encore l’heure oùles minarets allument tous leurs couronnes de feux, pour la féeried’une nuit de Ramazan ; ils n’étaient pour le moment qu’àpeine indiqués, en gris plus sombre, sur le gris presque pareil duciel. Stamboul, ainsi qu’il arrivait souvent, lui montrait unesilhouette aussi estompée et incertaine que dans ses songes, jadisquand il voyageait au loin. Mais à l’extrême horizon, vers l’Ouest,il y avait comme une frange noire assez nettement découpée sur unpeu de rose qui traînait là, dernier reflet du soleil couché, – unefrange noire : les cyprès des grands cimetières. Et ilpensait, les yeux fixés là-bas : elle dort, au milieu de cetinfini de silence et d’abandon, sous ses humbles morceaux demarbre, que cependant par pitié j’ai fait relever et redorer…

Eh bien ! oui, la tombe était réparée et confiée à desmusulmanes, dont les soins pieux avaient chance de se prolongerquelques années encore, car elles étaient jeunes. Et puisaprès ? Est-ce que ça empêcherait cette période de sa vie, cesouvenir de jeunesse et d’amour, de s’éloigner, de tomber toujoursplus effroyablement vite dans l’abîme des temps révolus et deschoses qui sont oubliées de tous ? D’ailleurs, ces cimetièreseux-mêmes, si anciens cependant et si vénérés, à quellecontinuation pouvaient-ils prétendre ? Quand l’Islam, menacéde toutes parts, se replierait sur l’Asie voisine, les nouveauxarrivants que feraient-ils de cet encombrement de vieillestombes ? Les stèles de Nedjibé s’en iraient alors, avec tantde milliers d’autres…

Et voici qu’il lui semblait maintenant que, du fait seul d’avoiraccompli ce devoir si longtemps différé, et d’être quitte pourainsi dire envers la petite morte, il venait de briser le dernierlien avec ce cher passé ; tout était fini plusirrémédiablement…

Il y avait ce soir, à l’ambassade d’Angleterre, dîner et balauxquels il devait se rendre. Bientôt l’heure de sa toilette. Sonvalet de chambre allumait les lampes et lui préparait son frac. –Après la visite dans les bois de cyprès, avec ces petites Turquesen tcharchaf noir, quel changement absolu d’époque, de milieu,d’idées !…

Au moment de quitter sa fenêtre pour aller s’habiller, il vitdes flocons de neige qui commençaient de tomber : la premièreneige… Il neigeait là-bas, sur la solitude des grandscimetières.

 

Le lendemain matin, lui arriva la lettre qu’il avait demandée àses amies, pour avoir des nouvelles de leur retour au harem.

 

« 4 Ramazan, neuf heures du soir.

« Rentrées saines et sauves, ami André, mais non sanstribulations. Il était très tard, juste à limite permise, et puisune de nos amies complices s’était étourdiment coupée. Ça s’estarrangé, mais quand même les vieilles dames de la maison et lesvieilles barbes se méfient.

« Merci de tout notre cœur pour la confiance que vous nousavez témoignée. Maintenant cette tombe nous appartient un peu,n’est-ce pas, et nous irons y priez souvent quand vous aurez quitténotre pays.

« Ce soir je vous sens si loin de moi, et pourtant vousêtes si près ! De ma fenêtre je pourrais voir, là-bas sur lahauteur de Péra, les lumières des salons d’ambassade où vous êtes,et je me demande comment vous pouvez vous distraire, quand noussommes si tristes. Vous direz que je suis bien exigeante ; jele suis en effet, mais pas pour moi, pour une autre.

« Vous êtes gai, en ce moment sans doute, entouré de femmeset de fleurs, l’esprit et les yeux charmés. Et nous, dans un haremà peine éclairé, tiède et bien sombre, nous pleurons.

« Nous pleurons sur notre vie. Oh ! combien triste etvide, ce soir ! Ce soir plus que les autres soirs. Est-ce devous sentir si près et si loin, qui nous rend plusmalheureuses ?

« DJÉNANE. »

 

« Et moi, Mélek, savez-vous ce que je viens vous diremaintenant ? Comment pouvez-vous vous distraire aux lumières,quand nous, devant trois branchettes tombées d’un cyprès, nouspleurons. Elles sont là, posées dans un coffret saint en bois de laMecque ; elles ont une odeur âcre et humide, qui pénètre, quiattriste. Vous savez, n’est-ce pas, où nous les avonsprises ?…

« Oh ! comment pouvez-vous être à un bal ce soir, etne pas vous rappeler les peines que vous créez, les existences quevous avez brisées sur votre route. Je ne peux m’imaginer que vousne pensiez pas à ces choses-là, quand nous, des sœurs étrangères etlointaines, nous en pleurons…

« MÉLEK. »

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