Les Désenchantées

Chapitre 12

 

Novembre allait finir, et ils étaient ensemble la dernière etsuprême fois. Ce toujours même rayon de soleil, sur la maison d’enface, leur envoyait, pour un moment encore avant le soir, dans lepetit harem pauvre et si caché au cœur de Stamboul, sa lueurréfléchie et comme fadice. La pâle Zeyneb au visage dévoilé etl’invisible Djénane perdue dans le noir de ses draperies, causaientavec leur ami André aussi tranquillement qu’au cours de leursentrevues ordinaires ; on eût dit que cette journée aurait deslendemains, que la date du 30 novembre, désignée pour tranchertout, n’était pas si proche, ou peut-être même n’arriveraitpoint ; vraiment, rien n’indiquait que jamais, jamais plus,après cette fois-là, ils ne réentendraient sur terre sonner leursvoix…

Zeyneb, sans apparente émotion, combinait des moyens de s’écrirequand il serait en France : « La poste restante estmaintenant trop surveillée ; en ces temps de terreur que noustraversons, plus personne n’a le droit d’entrer dans les bureauxsans se nommer. Notre correspondance au contraire sera très sûrepar le chemin que j’ai imaginé ; un peu long seulement ;ne vous étonnez donc pas si nous tardons quelquefois quinze jours àvous répondre. »

Djénane exposait avec sang-froid ses plans pour au moinsapercevoir encore son ami, le soir même de ce 30 novembre :« À quatre heures de l’horloge de Top-hané, qui est l’heure oùles paquebots partent, nous passerons toutes deux le long du quai.Ce sera dans la plus ordinaire des voitures de louage, vousm’entendez bien. Nous passerons aussi près que possible dubord ; vous, de la dunette où vous vous tiendrez, veillez bientous les fiacres pour ne pas nous manquer ; il y a toujoursfoule par là, vous savez, et, comme des femmes turques n’ont jamaisle droit de s’arrêter, ça durera le temps d’un éclair, notreadieu… »

Ce soir, c’était leur rayon de soleil en face qui devait leurmarquer le moment précis de la séparation ; quand ildisparaîtrait au faîte du toit, André se lèverait pourpartir : ils étaient convenus de cela dès le début ; ilss’étaient accordé cette limite extrême, après laquelle tout seraitfini.

André, qui d’avance s’était figuré les trouver douloureusementvibrantes, à cette entrevue suprême, restait confondu devant leurcalme. Et puis il avait bien compté revoir les yeux de Djénane, cedernier jour ; mais non, les minutes passaient, et rien nebougeait dans l’arrangement du tcharchaf sévère, ni dans les plisde ce voile, sans doute aussi définitivement baissé que s’il étaitde bronze sur un visage de statue.

Vers trois heures et demie enfin, tandis qu’ils parlaient du« livre » pour dire quelque chose, une presque soudainepénombre vint envahir le petit harem, et tous les trois en mêmetemps firent silence. – « Allons !… » dit simplementZeyneb, de sa jolie voix malade, en montrant de la main lesfenêtres grillagées que n’éclairait plus le reflet de la maisonvoisine… Le rayon venait de se perdre au-dessus des vieuxtoits ; c’était l’heure, et André se leva. Pendant la minutede l’extrême fin, où ils furent debout les uns devant les autres,il eut le temps de penser : « Cette fois était la seule,bien la seule où j’aurais pu la regarder encore, avant que ses yeuxet les miens retournent à la poussière… » Être si absolumentsûr de ne plus jamais la rencontrer, et cependant partir ainsi,sans l’avoir revue, non, il ne s’attendait pas à cela ; maisil en subit la déception et l’angoissante mélancolie sans riendire. Sur la petite main qui lui était tendue, il s’inclinacérémonieusement pour la baiser du bout des lèvres, et ce fut toutl’adieu…

Maintenant, les vieilles rues désertes, les vieilles ruesmortes, par où il s’en allait seul.

« Cela a très bien fini, se disait-il. Pauvre petiteemmurée, cela ne pouvait mieux finir !… Et moi, je m’imaginaisfatuitement que ce serait dramatique… »

C’était même plutôt trop bien, cette fin-là, car il s’en allaitavec un tel sentiment de vide et de solitude !… Et unetentation le prenait de revenir sur ses pas, vers la porte au vieuxfrappoir de cuivre, pendant qu’elles pouvaient y être encore. ÀDjénane il aurait dit : « Ne nous quittons pas ainsi,chère petite amie ; vous qui êtes gentille et bonne, ne mefaites pas cette peine ; montrez-moi vos yeux une dernièrefois, et puis serrez ma main plus fort ; je m’en irai moinstriste… » Bien entendu il n’en fit rien et continua sa route.Mais, à cette heure, il aimait avec détresse tout ce Stamboul, dontles milliers de feux du soir commençaient à se refléter dans lamer ; quelque chose l’y attachait désespérément, il nedéfinissait pas bien quoi, quelque chose qui flottait dans l’airau-dessus de la ville immense et diverse, sans doute une émanationd’âmes féminines, – car dans le fond c’est presque toujours celaqui nous attache aux lieux ou aux objets, – des âmes fémininesqu’il avait aimées et qui se confondaient ; était-ce deNedjibé, ou de Djénane, ou d’elles deux, il ne savait trop…

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