Les Désenchantées

Chapitre 13

 

Deux lettres du lendemain :

 

ZEYNEB À ANDRÉ

« Vraiment, je n’ai pas compris que nous nous voyions hierpour la dernière fois ; sans cela je me serais traînée commeune pauvre malheureuse, à vos pieds, et je vous aurais supplié dene pas nous laisser ainsi… Oh ! vous nous laissez perdues dansles ténèbres de l’esprit et du cœur. Vous, vous allez à la lumière,à la vie, et nous nous végéterons nos jours lamentables, toujourspareils dans la torpeur de nos harems…

« Après votre départ, nous avons eu des sanglots.Zérichteh, la bonne nourrice de Djénane, est descendue, elle nous agrondées beaucoup et nous a prises dans ses bras ; mais elleaussi, la pauvre bonne âme, pleurait de nous voir pleurer.

« ZEYNEB. »

 

« J’ai fait remettre ce matin chez vous d’humbles souvenirsturcs. La broderie est de la part de Djénane ; c’estl’« ayette », le verset du Coran, qui, depuis sonenfance, veillait au-dessus de son lit. Acceptez les voiles demoi : celui brodé de roses est un voile circassien qui m’a étédonné par mon aïeule ; celui brodé d’argent était dans lescoffres de notre yali : vous les jetterez sur quelque canapé,dans votre maison de France.

« Z… »

 

DJÉNANE À ANDRÉ

« Je voudrais lire en vous, quand le navire doublera laPointe-du-Sérail, quand à chaque tour d’hélice s’enfuiront lescyprès de nos cimetières, nos minarets, nos coupoles… Vous lesregarderez jusqu’à la fin, je le sais. Et puis, plus loin, déjàdans la Marmara, vos yeux chercheront encore, près de la muraillebyzantine, le cimetière abandonné où nous avons prié un jour… Etenfin, pour vos yeux tout se brouillera, les cyprès de Stamboul, ettous les minarets et toutes les coupoles, et, dans votre cœurbientôt, tous les souvenirs…

« Oh ! qu’ils se brouillent donc et que tout seconfonde : la petite maison d’Eyoub qui fut celle de votreamour et l’autre pauvre logis au cœur de Stamboul près d’unemosquée, et la grande demeure triste où vous êtes une fois entré enfraude… Et qu’elles se brouillent aussi, toutes cessilhouettes : l’aimée d’autrefois, qui près de vous allaitdans son feredjé gris, le long de la muraille, parmi les petitesmarguerites de janvier (j’ai suivi son sentier et appelé sonombre), et ces trois autres plus tard, qui voulaient être vosamies. Confondez-les toutes, confondez-les bien et gardez-lesensemble dans votre cœur (dans votre mémoire, ce n’est pas assez).Elles aussi, celles d’aujourd’hui, vous ont aimé, plus que vous nel’avez cru peut-être… Je sais que vos yeux auront des larmes,lorsque disparaîtra le dernier cyprès… et je veux pour moi, unelarme…

« Et là-bas…, quand vous serez arrivé, commentpenserez-vous à vos amies ? Le charme rompu, sous quel aspectvous apparaîtront-elles ? C’est atroce de se dire quepeut-être il ne restera rien, que peut-être vous hausserez lesépaules et vous sourirez en y repensant…

« Quelle hâte et quelle frayeur j’ai de le lire, ce livreoù vous parlerez des femmes turques, – de nous !… Ytrouverai-je ce que je cherche en vain à découvrir depuis que nousnous connaissons : le fond de votre âme, le vrai intime de vossentiments ; tout ce que ne révèlent ni vos lettres brèves, nivos paroles rares. J’ai bien quelquefois senti en vous l’émotion,mais c’était si tôt réprimé, si furtif ! Il y a eu des momentsou j’aurais voulu vous ouvrir la tête et le cœur, pour savoir enfince qu’il y avait derrière vos yeux froids et clairs !…

« Oh ! André, ne dites pas que je divague !… Jesuis malheureuse et seule,… je souffre et me débats dans lanuit !… Adieu. Plaignez-moi. Aimez-moi un peu si vouspouvez.

« DJÉNANE. »

 

André répondit :

 

« Il ne vous reste plus grand-chose à découvrir, allezderrière mes yeux « froids et clairs ». Je sais bienmoins ce qui se passe derrière les vôtres, chère petite énigme…

« Vous me la reprochez toujours, ma manière silencieuse etfermée : c’est que j’ai trop vécu, voyez-vous ; quand ilvous en sera arrivé autant, vous comprendrez mieux…

« Et si vous croyez que vous n’avez pas été glaciale, vous,hier, au moment de nous quitter… !

« Donc, à demain soir quatre heures, au triste quai deGalata. Dans ce tohu-bohu des départs, je veillerai bien ; jen’aurai d’autre préoccupation, je vous assure, que de ne pasmanquer le passage de votre chère silhouette noire,… puisque c’esttout ce que vous me laissez le droit de regarder encore…

…  …  …  …  … …  … . .

ANDRÉ.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer