Les Désenchantées

Chapitre 1

 

Au cœur de Stamboul, sous le ciel de novembre. Le dédale desvieilles rues, bien entendu pleines de silence, et aux pavés sertisd’herbe funèbre, sous les nuages bas et obscurs ;l’enchevêtrement des maisons en bois, jadis peintes d’ocre sombre,toutes déjetées, toutes de travers, avec toujours leurs fenêtres àdoubles grillages impénétrables au regard. – Et c’était tout cela,tout ce délabrement, toute cette vermoulure, qui, vu de loin,figurait dans son ensemble une grande ville féerique, mais qui, vuen détail, eût fortement déçu les touristes des agences. Pour Andrétoutefois et pour quelques autres comme lui, ces choses, même deprès, gardaient leur charme fait d’immuabilité, de recueillement etde prière. Et puis, de temps à autre, un détail exquis : ungroupe de tombes anciennes, très finement ciselées, à un carrefour,sous un platane de trois cents ans ; ou bien une fontaine enmarbre, aux arabesques d’or presque éteint.

André, coiffé du fez des Turcs, s’engageait dans ces quartiersd’après les indications d’une carte faite par Mélek avec notes àl’appui. Une fois, il s’arrêta pour contempler l’une de ces nichéesde petits chiens errants, qui pullulent à Constantinople, etauxquels les bonnes âmes du voisinage avaient, comme d’habitude,fait l’aumône d’une litière en guenille et d’un toit en vieuxtapis. Ils gîtaient là-dessous, avec des minois aimables et joyeux.Cependant il ne les caressa point, de peur de se trahir, car lesOrientaux, s’ils sont pleins de pitié pour les chiens, dédaignentde les toucher, et réservent pour les chats leurs câlineries. Maisla maman vint quand même ramper devant lui, en faisant des grâces,pour bien marquer à quel point elle se sentait honorée de sonattention.

« La quatrième maison à gauche, après un kiosque funéraireet un cyprès », était le lieu où le convoquait aujourd’hui lecaprice de ses trois amies. Un domino noir, au voile baissé et quisemblait n’être pas Mélek, l’attendait derrière la porteentr’ouverte, le fit monter sans mot dire, et le laissa seul dansun petit salon très oriental et très assombri par des grillages deharem : divans tout autour et inscriptions d’Islam décorantles murailles. À côté, on entendait des chuchotements, des paslégers, des frous-frous de soie.

Et, quand le même domino inconnu revint l’appeler d’un signe etl’introduisit dans la salle proche, il put se croire Aladin entrantdans son sérail. Ses trois austères petits fantômes noirsd’autrefois étaient là, métamorphosés en trois odalisques, quiétincelaient de broderies d’or et de paillettes avec unemagnificence adorablement surannée. Des voiles anciens de laMecque, en gaze blanche toute pailletée, tombaient derrière elles,sur leurs épaules, enveloppant leurs cheveux arrangés en longuesnattes ; debout, le visage tout découvert, inclinées devantlui comme devant le maître, elles lui souriaient avec leur fraîchejeunesse aux gencives roses.

C’étaient les costumes, les bijoux des aïeules, exhumés pour luides coffres de cèdre ; encore avaient-elles su, avec leur tactd’élégantes modernes, choisir parmi les satins doucement fanés etles archaïques fleurs d’or brodées en relief pour composer desassemblages particulièrement exquis. Elles lui donnaient là unspectacle que personne ne voit plus et auquel ses yeux d’Européenn’auraient jamais osé prétendre. Derrière elles, plus dans l’ombre,et rangées sur les divans, cinq ou six complices discrètes setenaient immobiles, uniformément noires en tcharchaf et le voilebaissé, leur silencieuse présence augmentant le mystère. Tout cela,qu’on n’eût fait pour aucun autre, était d’une audace inouïe, d’unstupéfiant défi au danger. Et on sentait, autour de cette réuniondéfendue, la tristesse attentive d’un Stamboul enveloppé dans labrume d’hiver, la muette réprobation d’un quartier plein demosquées et de tombeaux.

Elles s’amusèrent à le traiter comme un pacha, et dansèrentdevant lui, – une danse des grand-grand-mères dans les plaines deKaradjiamir, une danse très chaste et très lente, avec des gestesde bras nus, une pastorale d’Asie, que leur jouait sur un luth,dans l’ombre au fond de la salle, une des femmes voilées. Souples,vives et faussement languissantes, elles étaient redevenues, sousces costumes, de pures Orientales, ces trois petitesextra-cultivées, à l’âme si inquiète, qui avaient médité Kant etSchopenhauer.

– Pourquoi n’êtes-vous pas gai aujourd’hui ? demandaDjénane tout bas à André. Cela vous ennuie, ce que nous avionsimaginé pour vous ?

– Mais vous me ravissez au contraire ; mais je neverrai jamais rien d’aussi rare et d’aussi délicieux. Non, ce quim’attriste, je vous le dirai quand les dames noires serontparties ; si cela vous rend songeuse peut-être, au moins jesuis sûr que cela ne vous fera pas de peine.

Les dames noires ne restèrent qu’un moment. Parmi cesinvisibles, – qui étaient toutes des révoltées, il va sans dire, –André reconnut à leur voix, dès que la conversation commença, lesdeux jeunes filles qui étaient venues un jour à Sultan-Selim,celles qui avaient eu une aïeule française et rêvaient d’uneévasion ; Mélek les pressait de relever aussi leur voile, parbravade contre la règle tyrannique ; mais elles refusèrent,disant avec un gentil rire :

– Vous avez bien mis six mois, vous, à relever levôtre !

Il y avait aussi une femme vraisemblablement jeune, qui parlaitle français comme une Parisienne et que le livre promis par AndréLhéry passionnait beaucoup. Elle lui demanda :

– Vous voulez sans doute – et c’est ce que nousvoudrions aussi nous – prendre la femme turque au point actuel deson évolution ? Eh bien, – pardonnez à une ignorante petiteOrientale de donner son avis à André Lhéry, – si vous écrivez unroman impersonnel, en le faisant tourner autour d’une héroïne, oud’un groupe d’héroïnes, ne risquez-vous pas de ne plus resterl’écrivain d’impulsion que nous aimions tant ? Si cela pouvaitêtre plutôt une sorte de suite à Medjé, votre retour enOrient, à des années de distance…

– Je lui avais exactement dit cela, interrompitDjénane ; mais j’ai été si mal accueillie que je n’ose plusguère lui exposer mes petites idées sur ce livre…

– Mal accueillie, oui, répondit-il en riant ; mais,malgré cela, ne vous ai-je pas promis que, sauf me mettre en scène,je ferais tout ce que vous voudriez ? Alors, exposez-les-moibien, au contraire, vos idées, aujourd’hui même, et lesdames-fantômes qui nous écoutent consentiront peut-être à y joindreaussi les leurs…

– Le roman ou le poème d’amour d’une Orientale ne varieguère, reprit la dame noire qui avait déjà parlé. Toujours ce sontdes lettres nombreuses et des entrevues furtives. L’amour plus oumoins complet, et, au bout, la mort ; quelquefois, maisrarement, la fuite. Je parle, bien entendu, de l’amour avec unétranger, le seul dont soit capable l’Orientale cultivée,celle d’aujourd’hui, qui a pris conscience d’elle-même.

– Combien la révolte vous rend injuste pour les hommes devotre pays ! essaya de dire André. Rien que parmi ceux que jeconnais, moi, je pourrais vous en citer de plus intéressants quenous, et de plus…

– La fuite, non, interrompit Djénane, mettons seulement lamort. J’en reviens à ce que je proposais l’autre jour àM. Lhéry ; pourquoi ne pas choisir une forme qui luipermette, sans être absolument en scène, de traduire ses propresimpressions ? Celle-ci par exemple : « Unétranger qui lui ressemblerait comme un frère », un hommegâté comme lui par la vie, et un écrivain très lu par les femmes,revient un jour à Stamboul, qu’il a aimé jadis. Y retrouve-t-il sajeunesse, ses enthousiasmes ?… (À vous de répondre, monsieurLhéry !) Il y rencontre une de nos sœurs qui lui aurait écritprécédemment, comme tant d’autres pauvres petites, éblouies par sonauréole. Et alors ce qui, il y a vingt ans, fût devenu de l’amour,n’est plus chez lui que curiosité artistique. Bien entendu, je neferais pas de lui un de ces hommes fatals qui sont démodés depuis1830, mais seulement un artiste, qu’amusent les impressionsnouvelles et rares. Il accepte donc les entrevues successives,parce qu’elles sont dangereuses et inédites. Et que peut-il enadvenir, si ce n’est l’amour ?… mais en elle, pas en lui, quin’est qu’un dilettante et ne voit là-dedans qu’une aventure…

» Ah ! non, dit-elle tout à coup, en se levant avecune impatience enfantine, vous m’écoutez là, tous, vous me faitespérorer comme un bas bleu… Tenez, je me sens ridicule. Plutôt jevais danser encore une danse de mon village ; je suis enodalisque, et ça m’ira mieux… Toi, Chahendé, je t’en prie, jouecette ronde des pastoures, que nous répétions avant l’arrivée demonsieur Lhéry, tu sais…

Et elle voulut prendre ses deux sœurs par la main pour danser.Mais les assistantes protestèrent, réclamant la fin du scénario.Et, pour la faire se rasseoir, elles s’y mirent toutes, aussi bienles deux autres petites houris pailletées d’or que les fantômes endeuil.

– Oh ! vous m’intimidez à présent !… Vousm’ennuyez bien… La fin de l’histoire ?… Mais il me semblequ’elle était finie… N’avions-nous pas dit tout à l’heure quel’amour d’une musulmane n’avait d’autre issue que la fuite ou lamort ?… Eh bien ?… Mon héroïne à moi est trop fière poursuivre l’étranger. Elle mourra donc, non pas directement de cethomme, mais plutôt, si vous voulez, de ces exigences inflexibles duharem qui ne lui laissent pas le moyen de se consoler de sonamour et de son rêve, par l’action.

André la regardait parler. Aujourd’hui son aspect d’odalisque,dans ses atours qui avaient cent ans, rendait plus inattendu encoreson langage ; ses prunelles vert sombre restaient levéesobstinément vers le vieux plafond compliqué d’arabesques, et elledisait tout cela avec le détachement d’une personne qui invente unjoli conte, mais ne saurait être mise en cause… Elle étaitinsondable…

Ensuite, quand les dames noires s’en furent allées, elles’approcha de lui, toute simple et confiante, comme une bonnepetite camarade :

– Et maintenant qu’elles sont parties,qu’avez-vous ?

– Ce que j’ai… Vos deux cousines peuvent l’entendre,n’est-ce pas ?

– Certainement, répondit-elle, à demi blessée. Quelssecrets pourrions-nous avoir vis-à-vis d’elles, vous et moi ?Ne vous ai-je pas dit, dès le début, que toutes les trois nous neserions jamais pour vous qu’une seule âme ?

– Eh bien ! j’ai qu’en vous regardant je suis charméet presque épouvanté par une ressemblance. L’autre jour déjà, quandvous avez levé votre voile pour la première fois, ne m’avez-vouspas vu reculer devant vous ? Je retrouvais le même ovale duvisage, le même regard, les mêmes sourcils, qu’elle avait coutumede rejoindre par une ligne de henneh. Et encore, cette fois-là, jene connaissais pas vos cheveux, pareils aux siens, que vous memontrez aujourd’hui, nattés comme elle avait coutume de faire…

Elle répondit d’use voix grave :

– Ressembler à votre Nedjibé, moi !… Ah ! j’ensuis aussi troublée que vous, allez !… Si je vous disais,André, que depuis cinq ou six ans c’était mon rêve le pluscher…

Ils se regardaient profondément, muets l’un devantl’autre ; les sourcils de Djénane s’étaient un peu relevés,comme pour laisser les yeux s’ouvrir plus larges, et il voyaitluire ses prunelles couleur de mer sombre, – tandis que les deuxautres jeunes femmes, dans ce harem où commençait hâtivement lecrépuscule, se tenaient à l’écart, respectant cette confrontationmélancolique.

– Restez comme vous êtes là, ne bougez pas, André, dit-elletout à coup. Et vous deux, venez le regarder, notre ami ;placé et éclairé comme il est, on lui donnerait à peine trenteans ?

Lui, alors, qui avait tout à fait oublié son âge, ainsi qu’illui arrivait parfois, et qui se faisait à ce moment l’illusiond’être réellement jeune, reçut un coup cruel, se rappela qu’ilavait commencé de redescendre la vie, et que c’est la seule penteinexorable qu’aucune énergie n’a jamais remontée. « Qu’est-ceque je fais, se demanda-t-il, auprès de ces étranges petites quisont la jeunesse même ? Si innocente qu’elle puisse être,l’aventure où elles m’ont jeté, ce n’est plus une aventure pourmoi… »

Il les quitta plus froidement peut-être que d’habitude, pours’en aller, si seul, par la ville immense où baissait le jourd’automne. Il avait à traverser combien de quartiers différents,combien de foules différentes, et des rues qui montaient, et desrues qui redescendaient, et tout un bras de mer, avant de regagner,sur la hauteur de Péra, son logis de hasard qui lui parut plusdétestable et plus vide que jamais, à la nuit tombante…

Et puis, pourquoi pas de feu chez lui, pas de lumière ? Ildemanda ses domestiques turcs, chargés de ce soin. Son valet dechambre français, qui s’empressait pour les suppléer, arriva levantles bras au ciel :

– Tous partis, faire la fête ! C’est le carnaval desTurcs, qui commence ce soir ; pas eu moyen de les retenir…

Ah ! il avait oublié en effet ; on était au 8novembre, qui correspondait cette année avec l’ouverture de ce moisde Ramazan, pendant lequel il y a jeûne austère tous les jours,mais naïves réjouissances et illuminations toutes les nuits. Ilalla donc à une de ses fenêtres qui regardaient Stamboul, poursavoir si la grande féerie qu’il avait connue dans sa jeunesse, unquart de siècle auparavant, se jouait encore en l’an 1322 del’hégire. – Oui, c’était bien cela, rien n’avait changé ;l’incomparable silhouette de ville, là-bas, dans l’imprécisionnocturne, commençait de briller sur plusieurs points, s’illuminaitrapidement partout à la fois. Tous les minarets, qui venaientd’allumer leurs doubles ou triples couronnes lumineuses,ressemblaient à de gigantesques fuseaux d’ombre, portant, àdifférentes hauteurs dans l’air, des bagues de feu. Et desinscriptions arabes, au-dessus des mosquées, se traçaient dans levide, si grandes et soutenues par de si invisibles fils que, dansce lointain et cette brume, on les eût dites composées avec desétoiles, comme les constellations. Alors il se rappela queStamboul, la ville du silence tout le reste de l’année, était,pendant les nuits du Ramazan, plein de musiques, de chants et dedanses ; parmi ces foules, il est vrai, on n’apercevrait pointles femmes, même pas sous leur forme ordinaire de fantôme qui estencore jolie, puisque toutes, depuis le coucher du soleil, devaientêtre rentrées derrière leurs grilles ; mais il y aurait millecostumes de tous les coins de l’Asie, et des narguilés, et desthéâtres anciens, et des marionnettes, et des ombres chinoises.D’ailleurs, l’élément Pérote, autant par crainte des coups que parinepte incompréhension, n’y serait aucunement représenté. Donc,oubliant encore une fois le nombre de ses années, qui l’avaitrembruni tout à l’heure, il reprit son fez, et, comme sesdomestiques turcs, s’en alla vers cette ville illuminée, de l’autrecôté de l’eau, faire la fête orientale.

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