Les Désenchantées

Chapitre 7

 

Quand André revint en Turquie, son congé terminé, aux premiersjours de mars 1905, Stamboul avait encore son manteau de neige,mais, ce jour-là, c’était sous un ciel admirablement bleu. Autourdu paquebot qui le ramenait, des milliers de goélands et demouettes tourbillonnaient ; le Bosphore était criblé de cesoiseaux comme d’une sorte de neige à plus gros flocons ; desoiseaux fous, innombrables, une nuée de plumes blanches quis’agitaient en avant d’une ville blanche ; un merveilleuxaspect d’hiver, avec l’éclat d’un soleil méridional.

Zeyneb et Mélek qui savaient par quel paquebot il devaitrentrer, lui envoyèrent le soir même, par leur nègre le plusfidèle, leurs sélams de bienvenue, en même temps qu’unelongue lettre de Djénane qui, disaient-elles, était guérie, maisprolongeait encore son séjour dans son vieux palais lointain.

Une fois guérie, la petite barbare de la plaine de Karadjiamirétait redevenue volontaire et compliquée, plus du tout la« chose humble que son ami pouvait fouler aux pieds ».Oh ! non, car elle écrivait maintenant avec rébellion etviolence. C’est qu’il y avait eu, derrière la grille des harems,d’incohérents bavardages sur se livre qu’André préparait ; unejeune femme, que cependant il avait à peine entrevue et seulementsous l’épais voile noir, se serait vantée, prétendaientquelques-unes, d’être son amie, la grande inspiratrice de l’œuvreprojetée ; et Djénane, la pauvre séquestrée là-bas, s’affolaitd’une jalousie un peu sauvage :

 

« André, ne comprenez-vous pas quelle rage d’impuissancedoit nous prendre, quand nous pensons que d’autres peuvent seglisser entre vous et nous ? Et c’est pis encore quand cetterivalité s’exerce sur ce qui est notre domaine : vossouvenirs, vos impressions d’Orient. Ne savez-vous pas, ouavez-vous oublié que nous avons joué notre vie (sans parler denotre repos), et cela uniquement pour vous les donner complètes,ces impressions de notre pays, – car ce n’était même pas pourgagner votre cœur (nous le savions las et fermé) ; non,c’était pour frapper votre sensibilité d’artiste, et lui procurer,si l’on peut dire, une sorte de rêve à demi réel. Afind’arriver à cela, qui semblait impossible, afin de vous montrer ceque, sans nous, vous n’auriez pu qu’imaginer, nous avons risqué,les yeux ouverts, de nous mettre dans l’âme un chagrin et un regretéternels. Croyez-vous que beaucoup d’Européennes en eussent faitautant ?

« Oui, il y a des heures où c’est une torture de songer qued’autres pensées viendront en vous qui chasseront notre souvenir,que d’autres impressions vous seront plus chères que celles denotre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et jevoudrais, votre livre fini, que vous n’écriviez plus rien, que vousne pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s’adoucissentjamais plus pour d’autres. Et quand la vie m’est trop intolérable,je me dis qu’elle ne durera pas longtemps, et qu’alors, si je parsla première et s’il est possible aux âmes libérées d’agir surcelles des vivants, mon âme à moi s’emparera de la vôtre pourl’attirer, et, où je serai, il faudra qu’elle vienne.

« Ce qui me reste à vivre, je le donnerais sur l’heure pourlire dix minutes en vous. Je voudrais avoir la puissance de vousfaire souffrir, – et le savoir, moi qui aurais donné, il ya quelques mois, cette même vie pour vous savoir heureux.

« Mon Dieu, André, êtes-vous donc si riche en amitiés, quevous en soyez si gaspilleur ? Est-ce généreux à vous de fairetant de peine à qui vous aime, et à qui vous aime de si loin, d’unetendresse si désintéressée ? Ne gâtez pas follement uneaffection qui, – pour être un peu exigeante et jalouse, – n’en estpas moins la plus vraie peut-être et la plus profonde que vous ayezrencontrée dans votre vie.

« DJÉNANE. »

 

André se sentit nerveux après avoir lu. Le reproche étaitenfantin et ne tenait pas debout, puisqu’il n’avait parmi lesfemmes turques d’autres amies que ces trois-là. Mais c’est le tongénéral, qui n’allait plus. « Cette fois, il n’y a pas à se ledissimuler, se dit-il, voici une vraie fausse note, un grand éclatdiscord, au milieu de ces trois amitiés sœurs, dont je m’obstinaisà croire la pure harmonie tellement inaltérable… Pauvre petiteDjénane, est-ce possible pourtant ? »

Il essaya d’envisager cette situation nouvelle, qui lui parutsans issue. « Cela ne peut pas être, se dit-il,cela ne sera jamais, parce que je ne veux pas que cela soit.Voilà pour ce qui me concerne ; de mon côté, la question esttranchée. » Et quand on s’est prononcé d’une façon aussinette envers soi-même, cela protège bien contre les penséestroubles et les alanguissements perfides.

Son mérite à se parler ainsi n’était d’ailleurs pas très grand,car il avait la conviction absolue que Djénane, même l’aimât-elle,resterait toujours intangible. Il connaissait à présent cettepetite créature à la fois confiante et hautaine, audacieuse etimmaculée : elle était capable de se livrer loin à un amiqu’elle jugeait décidé à ne pas sortir de son rôle de grand aînéfraternel, mais sans doute elle eût laissé retomber à jamais sonvoile sur son visage, avec une déception irrémédiable, rien quepour une pression de main un peu prolongée ou tremblante…

L’aventure ne lui en paraissait pas moins pleine de menaces. Etdes phrases, dites autrefois par elle et qui l’avaient à peinefrappé, lui revenaient à la mémoire aujourd’hui avec des résonancesgraves : « L’amour d’une musulmane pour un étranger n’ad’autre issue que la fuite ou la mort. »

Mais le lendemain, par un beau temps presque déjà printanier,tout lui sembla beaucoup moins sérieux. Comme l’autre fois, il sedit qu’il y avait peut-être pas mal de « littérature »dans cette lettre, et surtout de l’exagération orientale. Depuisquelques années du reste, pour lui faire entendre qu’on l’aimait,il fallait de lui prouver jusqu’à l’évidence, – tant le chiffre deson âge lui était constamment présent à l’esprit, en obsessioncruelle…

Et, le cœur plus léger qu’hier, il se rendit à Stamboul, àSultan-Selim, où l’attendaient Zeyneb et Mélek qu’il lui tardait derevoir. Stamboul, toujours diversement superbe dans le lointain,était ce jour-là pitoyable à voir de près, sous l’humidité et laboue des grands dégels, et l’impasse où s’ouvrait la maisonnettedes rendez-vous, avait des plaques de neige encore, le long desmurs à l’ombre.

Dans l’humble petit harem, où il faisait froid, elles lereçurent le voile relevé, confiantes et affectueuses, comme onreçoit un grand frère qui revient de voyage. Et tout de suite, ilfut frappé de l’altération de leurs traits. Le visage de Zeyneb,qui restait toujours la finesse et la perfection mêmes, avait prisune pâleur de cire, les yeux s’étaient agrandis et les lèvresdécolorées : l’hiver, très rude cette année-là en Orient,avait dû aggraver beaucoup le mal qu’elle dédaignait de soigner.Quant à Mélek, pâlie elle aussi, un pli douloureux au front, on lasentait concentrée, presque tragique, mûrie soudain pour quelquerésistance suprême.

– Ils veulent encore me marier ! dit-elle, âprement etsans plus en réponse à l’interrogation muette qu’elle avait devinéedans les yeux d’André.

– Et vous ? demanda-t-il à Zeyneb.

– Oh ! moi… j’ai la délivrance là, sous ma main,répondit-elle en touchant sa poitrine, que soulevait de temps àautre une petite toux sinistre.

Toutes deux se préoccupaient de cette lettre de Djénane, quihier venait de passer par leurs mains, et qui étaitcachetée, chose sans précédent entre elles où il n’y avaitjamais eu un mystère.

– Que pouvait-elle bien vous dire ?

– Mon Dieu !… Rien… Des enfantillages… Je ne saisquels absurdes caquets de harem, dont elle s’est émue bien àtort…

– Ah ! sans doute l’histoire de cette nouvelleinspiratrice de votre livre, qui aurait surgi, en dehors denous ?…

– Justement. Et ça ne tient pas debout, je vousassure ; car, en dehors de vous trois et des quelques vaguesfantômes à qui vous m’avez vous-même présenté…

– Nous n’y avons jamais cru, ni ma sœur, ni moi… Mais elle,là-bas, loin de tout… Dans la réclusion, qu’est-ce que vous voulez,on se monte la tête…

– Et elle se l’est montée si bien qu’elle m’en veut trèssérieusement…

– Pas à mort, toujours, interrompit Mélek, ou du moins celan’en a pas l’air… Tenez, regardez plutôt ce qu’elle m’écrit cematin…

Elle lui tendit ce passage de lettre, après avoir replié lafeuille, sur la suite que sans doute il ne devait paslire :

 

« Dites-lui que je pense à lui sans cesse, que ma seulejoie au monde est son souvenir. Ici, je vous envie, c’est tout ceque je fais ; je vous envie pour les moments que vous passezensemble, pour ce qu’il vous donne de sa présence ; je vousenvie de ce que vous êtes si près de lui, de ce que vous pouvezvoir son regard, de ce que vous pouvez serrer sa main. Nem’oubliez pas quand vous êtes ensemble ; je veux ma part devos réunions et de leur danger. »

 

– Évidemment, conclut-il, en rendant la lettre pliée, celan’a pas l’air d’une haine bien mortelle…

Il avait fait son possible pour parler d’un ton léger, mais cesquelques phrases, communiquées par Mélek, le laissaient plusconvaincu et plus troublé que la longue lettre violente à luiadressée. Pas de « littérature » là-dedans ; c’étaittout simple, et si clair !… Et avec quelle candeur elleécrivait à ses cousines ces phrases transparentes, quand elle avaitpris la peine de cacheter si soigneusement ses grands reprochesamoureux de l’autre jour !

Ainsi avait décidément tourné, contre son attente, cette étrangeet paisible amitié de l’année dernière, avec trois femmes, qui, audébut, ne devaient former qu’une indissoluble petite trinité,une seule âme, à jamais sans visage. Ce résultatl’épouvantait bien, mais le charmait aussi ; en ce moment, ilse sentait incapable de dire s’il préférait que ce fût ainsi ou quece ne fût pas…

– Quand revient-elle ? demanda-t-il.

– Aux premiers jours de mai, répondit Zeyneb. Nous devonsnous réinstaller, comme l’année dernière, dans notre yali de lacôte d’Asie. Nos humbles projets sont d’y passer encore un dernierété ensemble, si la volonté de nos maîtres ne vient pas nousséparer par quelque mariage avant l’automne. Je dis dernier, parceque moi, l’hiver sans doute m’emportera, et, dans tous les cas, lesdeux autres, l’été prochain, seront remariées.

– Ça, on verra bien ! dit Mélek, avec un sombredéfi.

Pour André également, ce serait le dernier été du Bosphore. Sonposte à l’ambassade prenait fin en novembre, et il était décidé àsuivre passivement sa destinée, un peu par fatalisme, et puis aussiparce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas s’entêter àprolonger, surtout lorsqu’elles ne sauraient avoir que dessolutions douloureuses ou coupables. Il entrevoyait donc, avecbeaucoup de mélancolie, le recommencement de cette saison enchantéeau Bosphore, où l’on circule en caïque sur l’eau bleue, le long desdeux rives aux maisons grillagées, ou bien dans laVallée-du-Grand-Seigneur et dans les montagnes de la côte d’Asie,tapissées de bruyères roses. Tout cela reviendrait une suprêmefois, mais pour finir sans aucune espérance de retour. Sur lesrendez-vous avec ses trois amies, pèserait, comme l’année dernière,la continuelle attente des délations, des espionnages capables enune minute de le séparer d’elles pour jamais, de plus, cettecertitude de ne pas revoir l’été suivant serait là pour donner plusd’angoisse à la fuite des beaux jours d’août et de septembre, à lafloraison des colchiques violets, à la jonchée de feuilles desplatanes, à la première pluie d’octobre. Et puis surtout, il yaurait cet élément nouveau si imprévu, l’amour de Djénane, qui,même incomplètement avoué, même tenu en bride comme elle en seraitcapable avec sa petite main de fer, ne manquerait pas de rendreplus haletante et plus cruelle la fin de ce rêve oriental.

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