Les Désenchantées

Chapitre 4

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« 14 du Ramazan 1322 (22 novembre 1905).

« Notre ami, vous savez que demain est la mi-Ramazan, etque toutes les dames turques prennent leur volée. Ne viendrez-vouspas de deux heures à quatre heures à la promenade, à Stamboul, deBayazid à Chazadé-Baché ?

« Nous sommes très occupées en ce moment, avec nosIftars, mais nous allons arranger une belle escapadeensemble à la côte d’Asie, pour bientôt : c’est une inventionde Mélek, et vous verrez comme ce sera bien machiné.

« DJÉNANE. »

 

Ce « demain-là », il y avait vent du Sud et beausoleil d’automne, griserie de tiédeur et de lumière, temps àsouhait pour les belles voilées, qui n’ont par an que deux ou troisjours d’une telle liberté. En voiture fermée, bien entendu, leurpromenade, avec eunuque sur le siège près du cocher ; maiselles avaient le droit de relever les stores, de baisser lesglaces, – et de stationner longuement pour se regarder lesunes les autres, ce qui est interdit les jours ordinaires. DeBayazid à Chazadé-Baché, un parcours d’un kilomètre environ, aucentre de Stamboul, en pleine turquerie, par les rues d’autrefoisqui longent les colossales mosquées, et les enclos ombreux pour lesmorts, et les saintes fontaines. Dans ces quartiers habituellementcalmes, si peu faits pour les élégances modernes, quelle anomalieque ces files de voitures, assemblées le jour de lami-Ramazan ! Par centaines, des coupés des landaus, arrêtés oumarchant au petit pas ; il en était venu de tous les quartiersde l’immense ville, même des palais échelonnés le long du Bosphore.Et là-dedans, rien que des femmes, très parées ; le yachmakqui voile jusqu’aux yeux, assez transparent pour laisser deviner lereste du visage ; toutes les beautés des harems, presquevisibles aujourd’hui par exception, les Circassiennes roses etblondes, les Turques brunes et pâles. Très peu d’hommes rôdantautour des portières ouvertes, et pas un Européen : de l’autrecôté des ponts, à Péra, on ignore toujours ce qui se passe dansStamboul.

André chercha ses trois amies qui, paraît-il, avaient faitgrande toilette pour lui plaire ; il les chercha longtemps, etne put les découvrir, tant il y avait foule. À l’heure où lespromeneuses reprenaient le chemin des harems jaloux, il s’en allaun peu déçu ; mais, pour avoir rencontré le regard de tant debeaux yeux qui souriaient d’aise à cette douce journée, quiexprimaient si naïvement la joie de flâner dehors une fois parhasard, il comprit mieux que jamais, ce soir-là, le mortel ennuides séquestrations.

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