Les Désenchantées

Chapitre 1

 

Après les ciels changeants du mois de mai, où le souffle de laMer Noire s’obstine à promener encore tant de nuages chargés depluie froide, le mois de juin avait déployé tout à coup sur laTurquie le bleu profond de l’Orient méridional. Et l’exode annueldes habitants de Constantinople vers le Bosphore s’était accompli.Le long de cette eau, presque tous les jours remuée par le vent,chaque ambassade avait pris possession de sa résidence d’été, surla côte d’Europe ; André Lhéry donc s’était vu obligé desuivre le mouvement et de s’installer à Thérapia, sorte de villagecosmopolite, défiguré par des hôtels monstres où sévissent le soirdes orchestres de café-concert ; mais il vivait surtout enface, sur la côte d’Asie restée délicieusement orientale, ombreuseet paisible.

Il retournait souvent aussi à son cher Stamboul, dont il étaitséparé là par une petite heure de navigation sur ce Bosphore,peuplé de la multitude des navires et des barques qui sans trêvemontent ou descendent.

Au milieu du détroit, entre les deux rives bordées sans fin demaisons ou de palais, c’est le défilé ininterrompu des paquebots,des énormes vapeurs modernes, ou bien des beaux voiliersd’autrefois cheminant par troupes dès que s’élève un ventpropice ; tout ce que produisent et exportent les pays duDanube, le Sud de la Russie, même la Perse lointaine et leBoukhara, s’engouffre dans ce couloir de verdure, avec le courantd’air perpétuel qui va des steppes du Nord à la Méditerranée. Plusprès des berges, c’est le va-et-vient des embarcations de touteforme, yoles, caïques effilés que montent des rameurs brodés d’or,mouches électriques, grandes barques peinturlurées et dorées où deséquipes de pêcheurs rament debout, étendant leurs longs filets quiaccrochent tout au passage. Et, traversant cette mêlée de choses enmarche, de continuels et bruyants bateaux à roues, du matin ausoir, transportent entre les Échelles d’Asie et les Échellesd’Europe, les hommes au fez rouge et les dames au visage caché.

De droite et de gauche, le long de ce Bosphore, vingt kilomètresde maisons, dans les jardins et les arbres, regardent par leursmyriades de fenêtres, ces empressements qui ne cessent jamais surl’eau verte ou bleue. Fenêtres libres, ou fenêtres si grillagéesdes impénétrables harems. Maisons de tous les temps et de tous lesstyles. Du côté d’Europe, hélas ! déjà quelques villasbaroques de Levantins en délire, façades composites ou même artnouveau, écœurantes à côté des harmonieuses demeures de la vieilleTurquie, mais noyées encore et négligeables dans la beauté du grandensemble. Du côté d’Asie, où n’habitent guère que des Turcs,dédaigneux des pacotilles nouvelles et jaloux de silence, on peutsans déception longer de près la terre, car il est intact, lecharme de passé et d’Orient qui plane encore là partout. À chaquedétour de la rive, à chaque petite baie qui s’ouvre au pied descollines boisées, on ne voit apparaître que choses d’autrefois,grands arbres, recoins d’oriental mystère. Point de chemins poursuivre le bord de l’eau, chaque maison, d’après la coutumeancienne, ayant son petit quai de marbre, séparé et fermé, où lesfemmes du harem ont le droit de se tenir, en léger voile, pourregarder à leurs pieds les gentils flots toujours courants et lesfins caïques qui passent, arqués en croissant de lune. De temps àautre, des criques ombreuses, et si calmes, emplies de barques àlongue antenne. De très saints cimetières, dont les stèles doréessemblent s’être mises là bien au bord, pour regarder elles aussicheminer tous ces navires, et se mouvoir en cadence tous cesrameurs. Des mosquées, sous de vénérables platanes plusieurs foiscentenaires. Des places de village, où des filets sèchent, pendusaux ramures qui font voûte, et où des rêveurs à turbans sont assisautour de quelque fontaine de marbre, inaltérablement blanche avecpieuses inscriptions et arabesques d’or.

Quand on descend vers Constantinople, venant de Thérapia et del’embouchure de la Mer Noire, cette féerie légendaire du Bosphorese déroule peu à peu en crescendo de magnificence, jusqu’àl’apothéose finale, qui est au moment où s’ouvre la Marmara :alors sur la gauche apparaît Scutari d’Asie, et, sur la droite,au-dessus des longs quais de marbre et des palais du Sultan, lehaut profil de Stamboul se lève avec ses amas de flèches et decoupoles.

Tel était le décor à changements et à surprises dans lequelAndré Lhéry devait vivre jusqu’à l’automne, et attendre ses amies,les trois petites ombres noires, qui lui avaient dit :« Nous serons aussi pendant l’été au Bosphore », mais quidepuis tant de jours ne donnaient plus signe de vie. Et commentsavoir à présent ce qu’elles étaient devenues, n’ayant pas le motde passe pour leur vieux palais perdu dans les bois deMacédoine ?

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