Les Désenchantées

Chapitre 6

 

Jean Renaud, qui augurait plutôt mal de l’aventure, avait envain demandé la permission de suivre. André se contenta de luiaccorder qu’on irait, avant l’heure du guet-apens, fumer ensembleun narguilé suprême, sur certaine place qui jadis lui avait étéchère, et qui ne se trouvait qu’à un quart d’heure, à pied, du lieufatal.

C’était à Stamboul, bien entendu, cette place choisie, au cœurmême des quartiers musulmans et devant la grande mosquée deMehmed-Fatih[12] , qui est l’une des plus saintes.Après les ponts franchis, une montée et un long trajet encore pourarriver là, en pleine turquerie des vieux temps ; plusd’Européens, plus de chapeaux, plus de bâtisses modernes ; enapprochant, à travers des petits bazars restés comme à Bagdad, oudans des rues bordées d’exquises fontaines, de kiosques funéraires,d’enclos grillés enfermant des tombes, on se sentait redescendrepeu à peu l’échelle des âges, rétrograder vers les sièclesrévolus.

Ils avaient une bonne heure devant eux, quand, au sortir deruelles ombreuses, ils se retrouvèrent en face de la colossalemosquée blanche, dont les minarets à croissants d’or se perdaientdans le bleu infini du ciel. Devant la haute ogive d’entrée, laplace où ils venaient s’asseoir est comme une sorte de parvisextérieur, que fréquentent surtout les pieux personnages, fidèlesau costume des ancêtres, robe et turban. Des petits caféscentenaires s’ouvrent tout autour, achalandés par les rêveurs quicausent à peine. Il y a aussi des arbres, à l’ombre desquelsd’humbles divans sont disposés, pour ceux qui veulent fumer dehors.Et, dans des cages pendues aux branches, il y a des pinsons, desmerles, des linots, spécialement chargés de la musique, dans celieu naïf et débonnaire.

Ils s’installèrent sur une banquette, où des Imams s’étaientreculés avec courtoisie pour les faire asseoir. Près d’eux, vinrenttour à tour des petits mendiants, des chats affables en quête decaresses, un vieux à turban vert qui offrait du coco « fraiscomme glace », des petites bohémiennes très jolies quivendaient de l’eau de rose et qui dansaient, – tous souriants,discrets et n’insistant pas. Ensuite, sans plus s’occuper d’eux, onles laissa fumer et entendre les oiseaux chanteurs. Il passait desdames en domino tout noir, d’autres enveloppées dans ces voiles deDamas qui sont en soie rouge ou verte avec grands dessinsd’or ; il passait des marchands de « mou », et alorsquelques bons Turcs, même de belle robe et de belle allure, enachetaient gravement un morceau pour leur chat, et l’emportaient àl’épaule, piqué au bout de leur parapluie ; il passait desArabes du Hedjaz, en visite à la ville du Khalife, ou encore desderviches quêteurs, à longs cheveux, qui revenaient de la Mecque.Et un bonhomme, de cent ans, au moins, pour un demi-sou laissaitfaire aux bébés turcs deux fois le tour de la place, dans unecaisse à roulettes qu’il avait très magnifiquement peinturlurée,mais qui cahotait beaucoup, sur l’antique pavage en déroute. Auprèsde ces mille toutes petites choses, indiquant de ce peuple le côtéjeune, simple et bon, la mosquée d’en face se dressait plus grande,majestueuse et calme, superbe de lignes et de blancheur, avec sesdeux flèches pointées dans ce ciel pur du 1er mai.

Oh ! les doux et honnêtes regards, sous ces turbans, lesbelles figures de confiance et de paix, encadrées de barbes noiresou blondes ! Quelle différence avec ces Levantins en vestonqui, à cette même heure, s’agitaient sur les trottoirs de Péra, –ou avec les foules de nos villes occidentales, aux yeux de cupiditéet d’ironie, brûlés d’alcool ! Et comme on se sentait là aumilieu d’un monde heureux, resté presque à l’âge d’or, – pour avoirsu toujours modérer ses désirs, craindre les changements et gardersa foi ! Parmi ces gens assis là sous les arbres, satisfaitsavec la minuscule tasse de café qui coûte un sou, et le narguiléberceur, la plupart étaient des artisans, mais qui travaillaientpour leur compte, chacun de son petit métier d’autrefois, dans samaisonnette ou en plein air. Combien ils plaindraient les pauvresouvriers en troupeau de nos pays de « progrès », quis’épuisent dans l’usine effroyable pour enrichir le maître !Combien leur paraîtraient surprenantes et dignes de pitié lesvociférations avinées de nos bourses du travail, ou les inepties denos parlotes politiques, entre deux verres d’absinthe, aucabaret !…

L’heure approchait ; André Lhéry quitta son compagnon ets’achemina seul vers le quartier plus lointain de Sultan-Selim,toujours en pleine turquerie, mais par des rues plus désertes, oùl’on sentait la désuétude et les ruines. Vieux murs dejardins ; vieilles maisons fermées, maisons de bois commepartout, peintes jadis en ces mêmes ocres foncés ou bruns rougesqui donnent à l’ensemble de Stamboul sa teinte sombre, et fontéclater davantage la blancheur de ses minarets.

Parmi tant et tant de mosquées, celle de Sultan-Selim est unedes très grandes, dont les dômes et les flèches se voient deslointains de la mer, mais c’est aussi une des plus à l’abandon. Surla place qui l’entoure, point de petits cafés, ni de fumeurs ;et aujourd’hui, personne dans ses parages ; devant l’ogived’entrée, un triste désert. Sur sa droite, André vit la ruelleindiquée par Mélek, « entre un couvent de derviches et unpetit cimetière » ; bien sinistre cette ruelle, oùl’herbe verdissait les pavés. En arrivant sur la place de l’humblemosquée Tossoun-Agha, il reconnut la grande maison, certainementhantée, qu’il fallait contourner ; personne non plus sur cetteplace, mais les hirondelles y chantaient le beau mois de mai ;une glycine y formait berceau, une de ces glycines comme on n’envoit qu’en Orient, avec des branches aussi grosses que des câblesde navire, et ses milliers de grappes commençaient à se teinter deviolet tendre. Enfin l’impasse, plus funèbre que tout, avec sonherbe par terre, et ses pavés très en pénombre, sous les vieuxbalcons masqués d’impénétrables grillages. Personne, pas mêmed’hirondelles, et silence absolu. « Le lieu a un peu l’aird’un coupe-gorge », avait écrit Mélek en post-scriptum :oh ! pour ça, oui !

Quand on est un faux Turc et en maraude, presque dans ledommage, cela gêne de s’avancer sous de tels balcons, d’où tantd’yeux invisibles pourraient observer. André marchait avec lenteur,égrenait son chapelet, regardant tout sans en avoir l’air, etcomptait les portes closes. « La cinquième, à deux battants,avec un frappoir de cuivre. » Ah ! celle-ci !… Dureste, on venait de l’entrebâiller, et, par la fente, passait unepetite main gantées qui tambourinait sur le bois, une petite maingantée à plusieurs boutons, très peu chez elle, à ce qu’ilsemblait, dans ce quartier farouche. Il ne fallait pas paraîtreindécis, à cause des regards possibles ; avec assurance donc,André poussa la battant et entra.

Le fantôme noir embusqué derrière et qui avait bien la tournurede Mélek, referma vite à clef, tira le verrou en plus, et ditgaiement :

– Ah ! vous avez trouvé ?… Montez, mes sœurs sontlà-haut, qui vous attendent.

Il monta un escalier sans tapis, obscur et délabré. Là-haut,dans un pauvre petit harem tout simple, aux murailles nues, que lesgrilles en fer et les quadrillages en bois des fenêtres laissaientdans un triste demi-jour, il trouva les deux autres fantômes quilui tendirent la main… Pour la première fois de sa vie, il étaitdans un harem, – chose qui, avec son habitude de l’Orient,lui avait toujours paru l’impossibilité même ; il étaitderrière ces quadrillages des appartements de femmes, cesquadrillages si jaloux, que les hommes, excepté le maître, nevoient jamais que du dehors. Et en bas, la porte étaitverrouillée, et cela se passait au cœur du Vieux-Stamboul, et dansquelle mystérieuse demeure !… Il se demandait, avec une petitefrayeur, pour lui si amusante : « Qu’est-ce que je faisici ? » Tout le côté enfant de sa nature, tout le côtéencore avide de sortir de soi-même, encore amoureux de se dépayseret changer, était servi au-delà de ses souhaits.

Et pourtant, elles ressemblaient à trois spectres de tragédie,les dames de son harem, aussi voilées que l’autre jour à Eyoub, etplus indéchiffrables que jamais, avec le soleil en moins. Quant auharem lui-même, au lieu de luxe oriental, il n’étalait qu’unedécente misère.

Elles le firent asseoir sur un divan aux rayures fanées, et ilpromena les yeux alentour. Si pauvres qu’elles fussent, les damesde céans, elles étaient femmes de goût, car tout dans sa simplicitéextrême restait harmonieux et oriental ; nulle part de cesbibelots de pacotille allemande qui commencent, hélas ! àenvahir les intérieurs turcs.

– Je suis chez vous ? demanda André.

– Oh ! non, répondirent-elles, d’un ton qui indiquaitun vague sourire sous le voile.

– Pardonnez-moi ; ma question était idiote, pour untas de raisons ; la première, c’est que ça me seraitégal ; je suis avec vous, le reste ne m’importe guère.

Il les observait. Elles avaient leurs mêmes tcharchafs quel’autre jour, en soie noire élimée par endroits. Et avec cela,chaussées comme des petites reines. Et puis, leurs gants ôtés, onvoyait scintiller de belles pierres à leurs doigts. Qu’est-ce quec’était que ces femmes-là, et qu’est-ce que c’était que cettemaison ?

Djénane demanda, de sa voix de petite sirène blessée qui vamourir :

– Combien de temps pouvez-vous nous donner ?

– Tout le temps que vous me donnerez vous-mêmes.

– Nous, nous avons à peu près deux heures dequasi-sécurité ; mais vous trouverez que c’est long,peut-être ?

Mélek apportait un de ces tout petits guéridons en usage àConstantinople pour les dînettes que l’on offre toujours auxvisiteurs : café, bonbons et confitures de roses. La nappeétait de satin blanc brodé d’or, avec des violettes de Parme,naturelles, jetées dessus, le service était de filigrane d’or, etcela complétait l’invraisemblance de tout.

– Voici les photos d’Eyoub, lui dit-elle, – en le servantcomme une mignonne esclave, – mais elles sont manquées. Nousrecommencerons aujourd’hui même, puisque nous ne nous reverronsplus ; il y a peu de lumière ; cependant, avec une poseplus longue…

Ce disant, elle présentait deux petites images confuses etgrises, où la silhouette de Djénane se dessinait à peine, et Andréles accepta négligemment, loin de se douter du prix qu’il yattacherait plus tard…

– C’est vrai, demanda-t-il, que vous allezpartir ?

– Très vrai.

– Mais vous reviendrez… et nous nous reverrons ?…

À quoi Djénane répondit par ce mot imprécis et fataliste, queles Orientaux appliquent à toutes les choses de l’avenir :« Inch’Allah !… » Partiraient-elles bien réellement,où était-ce pour mettre fin à l’audacieuse aventure, par craintedes lassitudes peut-être, ou du terrible danger ? Et André,qui, en somme, ne savait rien d’elles, les sentait fuyantes commedes visions, impossibles à retenir ou à retrouver, le jour où leurfantaisie ne serait plus de le revoir.

– Et ce sera bientôt, votre départ ? se risqua-t-il àdemander encore.

– Dans une dizaine de jours, sans doute.

– Alors, il vous reste le temps de me faire signe une autrefois !

Elles tinrent conseil à voix basse, en un turc elliptique, trèsmêlé de mots arabes, très difficile à entendre pourAndré :

– Oui, samedi prochain, dirent-elles, nous essayeronsencore… Et merci de l’avoir désiré. Mais savez-vous bien tout cequ’il nous faut déployer de ruse, acheter de complicités pour vousrecevoir ?

Cela pressait, paraît-il, les photos, à cause d’un rayon desoleil, renvoyé par la triste maison d’en face, et qui jetait sonreflet dans la petite salle grillée, mais qui remontait lentementvers les toits, prêt à fuir. On recommença deux ou trois poses,toujours Djénane auprès d’André, et toujours Djénane sous sesdraperies noires d’élégie.

– Vous représentez-vous bien, leur dit-il, ce que c’estnouveau pour moi, étrange, inquiétant presque, de causer avec desêtres aussi invisibles ? Vos voix mêmes sont comme masquéespar ces triples voiles. À certains moments, il me vient de vous unevague frayeur.

– C’était dans nos conventions, cela, que nous ne serionspour vous que des âmes.

– Oui, mais les âmes se révèlent à une autre âme surtoutpar l’expression des yeux… Vos yeux, à vous, je ne les imagine mêmepas. Je veux croire qu’ils sont francs et limpides, maisseraient-ils même effroyables comme ceux des goules, je n’ensaurais rien. Non, je vous assure, cela me gêne, cela m’intimide etm’éloigne. Au moins, faites une chose ; confiez-moi vosportraits, dévoilées… Sur l’honneur, je vous les rends aussitôt, oubien, si quelque drame nous sépare, je les brûle.

Elles demeurent d’abord silencieuses. Avec leurs longueshérédités musulmanes, révéler son visage leur paraissait une chosemalséante, leur liaison avec André en devenait tout de suite pluscoupable… Et enfin, ce fut Mélek qui s’engagea délibérément pourses sœurs, mais sur un ton un peu narquois, qui donnait àpenser :

– Nos photos sans tcharchaf ni yachmak, vous voulez ?Bien ; le temps de les faire, et la semaine prochaine vous lesaurez… Et maintenant, asseyons-nous tous ; la parole est àDjénane, qui a une grande prière à vous adresser ; allumez unecigarette : vous vous ennuierez toujours moins.

– C’est de notre part, cette prière, dit Djénane, et de lapart de toutes nos sœurs de Turquie… Monsieur Lhéry, prenez notredéfense ; écrivez un livre en faveur de la pauvre musulmane duXXe siècle !… Dites-le au monde, puisque vous lesavez, que, à présent, nous avons une âme ; que ce n’est pluspossible de nous briser comme des choses… Si vous faites cela, nousserons des milliers à vous bénir… Voulez-vous ?

André demeurait silencieux, comme elles tout à l’heure, à lademande du portrait ; ce livre-là, il ne le voyait pas dutout ; et puis il s’était promis de faire l’Oriental àConstantinople, de flâner et non d’écrire…

– Comme c’est difficile, ce que vous attendiez demoi !… Un livre voulant prouver quelque chose, vous quiparaissez m’avoir bien lu et me connaître, vous trouvez que ça meressemble ?… Et puis, la musulmane du XXe siècle,est-ce que je la connais ?

– Nous vous documenterons…

– Vous allez partir…

– Nous vous écrirons…

– Oh ! vous savez, les lettres, les choses écrites… Jene peux jamais raconter à peu près bien que ce j’ai vu et vécu…

– Nous reviendrons !…

– Alors, vous vous compromettrez… On cherchera de qui jeles tiens, ces documents-là. Et on finira bien par trouver…

– Nous sommes prêtes à nous sacrifier pour cettecause !… Quel emploi meilleur pourrions-nous faire de nospauvres petites existences lamentables et sans but ? Nousvoulions nous dévouer toutes les trois à soulager des misères,fonder des œuvres, comme les Européennes… Non, cela même, on nousl’a refusé : il faut rester oisives et cachées, derrière desgrilles. Eh bien ! nous voulons être les inspiratrices dulivre : ce sera notre œuvre de charité, à nous, et tant piss’il faut y perdre notre liberté ou la vie.

André essaya de se défendre encore :

– Pensez aussi que je ne suis pas indépendant, àConstantinople ; j’occupe un poste dans une ambassade… Etpuis, autre chose : je reçois de la part des Turcs unehospitalité si confiante !… Parmi ceux que vous appelez vosoppresseurs, j’ai des amis, qui me sont très chers.

– Ah ! là, par exemple, il faut choisir. Eux ounous ; à prendre ou à laisser. Décidez.

– C’est à ce point ?… Alors, je choisis vous,naturellement. Et j’obéis.

– Enfin !

Et elle lui tendit sa petite main, qu’il baisa avec respect.

Ils causèrent presque deux heures dans un semblant de sécuritéqu’ils n’avaient encore jamais connu.

– N’êtes-vous pas des exceptions ? demandait-il,étonné de les voir montées à ce diapason de désespérance et derévolte.

– Nous sommes la règle. Prenez au hasard vingt femmesturques (femmes du monde, s’entend) ; vous n’en trouverez pasune qui ne parle ainsi !… Élevées en enfants-prodiges, en basbleus, en poupées à musique, objets de luxe et de vanité pour notrepère ou notre maître, et puis traitées en odalisques et enesclaves, comme nos aïeules d’il y a cent ans !… Non, nous nepouvons plus ! nous ne pouvons plus !…

– Prenez garde, si j’allais plaider votre cause à rebours,moi qui suis un homme du passé… J’en serais bien capable,allez ! Guerre aux institutrices, aux professeurstranscendants, à tous ces livres qui élargissent le champ del’angoisse humaine. Retour à la paix heureuse des aïeules.

– Eh bien ! nous nous en contenterions à la rigueur,de ce plaidoyer-là,… d’autant plus que ce retour estimpossible : on ne remonte pas le cours du temps. L’essentiel,pour qu’on s’émeuve et qu’on ait enfin pitié, c’est qu’on sentebien que nous sommes des martyres, nous, les femmes de transitionentre celles d’hier et celles de demain. C’est cela qu’il fautarriver à faire entendre, et, après, vous serez notre ami, àtoutes !…

André espérait encore en quelque imprévu secourable, pour êtredispensé d’écrire leur livre. Mais il subissait avecravissement le charme de leurs belles indignations, de leurs joliesvoix qui vibraient de haine contre la tyrannie des hommes.

Et il s’habituait peu à peu à ce qu’elles n’eussent point devisage. Pour lui apporter le feu de ses cigarettes ou lui servir latasse microscopique où se boit le café turc, elles allaient,venaient autour de lui, élégantes, légères, exaltées, mais toujoursfantômes noirs, – et, quand elles se courbaient, leur voile defigure pendait comme une longue barbe de capucin que l’on auraitajoutée par dérision à ces êtres de grâce et de jeunesse.

La sécurité pour eux était surtout apparente, dans cette maisonet cette impasse, qui, en cas de surprise, eussent constitué uneparfaite souricière. Si par hasard on entendait marcher dehors, surles pavés sertis d’une herbe triste, elles regardaient inquiètes àtravers les quadrillages protecteurs : quelque vieux turbanqui rentrait chez lui, ou bien le marchand d’eau du quartier avecson outre sur les reins.

Théoriquement, ils devaient s’appeler tous les trois par leursnoms, sans plus. Mais aucun d’eux n’avait osé commencer,et ils ne s’appelaient pas.

Une fois, ils eurent le grand frisson : le frappoir decuivre, à la porte extérieure, retentissait sous une mainimpatiente, menant un bruit terrible au milieu de ce silence desmaisons mortes, et ils se précipitèrent tous aux fenêtresgrillées : une dame en tcharchaf de soie noire, appuyée sur unbâton et l’air très courbé par les ans.

– Ce n’est rien de grave, dirent-elles, l’incident étaitprévu. Seulement il va falloir qu’elle entre ici.

– Alors, je me cache ?…

– Ce n’est même pas nécessaire. Va, Mélek, va lui ouvrir,et tu lui diras ce qui est convenu. Elle ne fera que traverser etne reparaîtra plus… Passant devant vous, peut-être demandera-t-elleen turc comment va le petit malade, et vous n’avez qu’àrépondre, en turc aussi bien entendu, qu’il est beaucoup mieuxdepuis ce matin.

L’instant d’après, la vieille dame passa, voile baissé, tâtantles modestes tapis du bout de sa canne-béquille. À André, elle nemanqua bien de demander :

– Eh bien ? il va mieux, ce cher garçon ?

– Beaucoup mieux, répondit-il, depuis ce matin surtout.

– Allons, merci, merci !…

Puis elle disparut par une petite porte au fond du harem.

André d’ailleurs ne sollicita aucune explication. Il était icien pleine invraisemblance de conte oriental ; elles luiauraient dit : « Une fée Carabosse va sortir de dessousle divan, touchera le mur d’un coup de baguette, et ça deviendra unpalais », qu’il aurait admis sans plus de commentaires.

Après le passage de la dame à bâton, il leur restait quelquesminutes pour causer. Quand il fut l’heure, elles le congédièrentavec promesse qu’on se reverrait une fois encore au risque detout :

– Allez, notre ami ; acheminez-vous jusqu’au bout del’impasse, d’une allure lente et rêveuse, en jouant avec votrechapelet ; à travers les grillages, nous surveillerons toutesles trois la dignité de votre sortie.

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