Les Désenchantées

Chapitre 11

 

Une semaine plus tard, les deux qui restaient, Djénane et Zeynebl’appelèrent à Sultan-Selim. Dans la toujours pareille petitemaison si humble, si cachée, si sombre, ils se retrouvèrentensemble pour l’avant-dernière fois de leur vie, elles toutesnoires et invisibles, sous des voiles également épais et égalementbaissés.

Entre eux, il ne fut guère question que de celle qui étaitpartie, celle qui était « libérée », comme ellesdisaient, et André apprit tous les détails de sa fin. Il lui semblaque leurs voix n’avaient point de larmes sous les masques de gazenoire ; toutes deux se montraient graves et apaisées. De lapart de Zeyneb, rien que de très normal dans ce détachement-là, carelle n’appartenait pour ainsi dire plus à ce monde. Mais Djénanel’étonnait d’être si tranquille. À un moment donné, croyant bienfaire, il lui dit avec beaucoup de douceur affectueuse :« On m’a fait connaître Hamdi Bey, ce dernier vendredi àYldiz ; il est distingué, élégant et de jolie figure. »Mais elle coupa court, s’animant pour la première fois :« Si vous voulez bien, André, nous ne parlerons pas de cethomme. » Il apprit alors par Zeyneb que dans la famille, siatterrée par la mort de Mélek, on ne songeait plus à ce mariagepour le moment.

C’était vrai qu’il avait rencontré Hamdi Bey et l’avait trouvétel. Depuis lors, il s’efforçait même de se dire : « Jesuis très heureux qu’il soit ainsi, le mari de ma chère petiteamie. » Mais cela sonnait faux, car au contraire il souffraitdavantage de l’avoir vu, d’avoir constaté son charme extérieur etsurtout sa jeunesse.

Après les avoir quittées, lorsqu’il refit, comme tant d’autresfois, la si longue route entre cette maison et la sienne, Stamboul,plus que jamais, lui produisit l’effet d’une ville qui s’en va, quipiteusement s’occidentalise, et plonge dans la banalité,l’agitation, la laideur ; après ces rues encore immobiles,autour de Sultan-Selim, dès qu’il atteignit les quartiers bas quisont proches des ponts, il s’écœura au milieu du grouillement desfoules qui, de ce côté, n’a point de cesse ; dans la boue,dans l’obscurité des ruelles étroites, dans le brouillard froid dusoir, tous ces empressés qui vendaient ou achetaient mille pauvreschoses pitoyables et d’immondes victuailles, n’étaient plus desTurcs, mais un mélange de toutes les races levantines. Sauf le fezrouge qu’ils portaient encore, la moitié d’entre eux n’avaient pasla dignité de garder le costume national, et s’affublaient de cesloques européennes, rebuts de nos grandes villes, qui se déversentici à pleins paquebots. Jamais aussi bien que cette fois il n’avaitaperçu les usines, qui fumaient déjà de place en place, ni lesgrandes maisons bêtes, copies en plâtre de celles de nos faubourgs.« Je m’obstine à voir Stamboul comme il n’est plus, sedit-il ; il s’écroule, il est fini. Maintenant il faut faireune complaisante et continuelle sélection de ce qu’on y regarde,des coins que l’on y fréquente ; sur la hauteur, les mosquéestiennent encore, mais tous les bas quartiers sont déjà minés par le« progrès », qui arrive grand train avec sa misère, sonalcool, sa désespérance et ses explosifs. Le mauvais souffled’Occident a passé aussi sur la ville des Khalifes ; la voici« désenchantée » dans le même sens que le seront bientôttoutes les femmes de ses harems… »

Mais ensuite il songea, plus tristement encore :« Après tout, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je ne suisdéjà plus quelqu’un d’ici, moi ; il y a une date absolue, quiva arriver très vite, celle du 30 novembre, et qui m’emmènera sansdoute pour jamais. À part les humbles stèles blanches de Nedjibé,là-bas, dont l’avenir m’inquiétera encore, que m’importera tout lereste ? Et moi-même d’ailleurs, dans cinq ans, dans dix ans sil’on veut, que serai-je autre chose qu’un débris ? La vie n’apas de durée, et la mienne est déjà en arrière de ma route, leschoses de ce monde ne me regarderont bientôt plus. Le Temps peutbien continuer sa course à donner le vertige, emporter tout cetOrient que j’aimais, et toutes les beautés de Circassie qui ont degrands yeux couleur de mer, emporter toutes les races humaines etle monde entier, le cosmos immense ; qu’est-ce que ça me fera,puisque je ne le verrai pas, moi qui ai presque fini à présent, etqui demain aurai perdu la conscience d’être… »

À certains moments en revanche, il lui semblait que cette datedu 30 novembre ne pourrait jamais arriver, tant il était chez lui àConstantinople, ancré dans cette ville, et même ancré dans sademeure où rien encore n’avait été dérangé pour le départ. Et encontinuant de marcher parmi ces foules, tandis que s’allumaientd’innombrables lanternes, au milieu des cris, des appels, desmarchandages en toutes les langues du Levant, il se sentait flotterà la dérive entre des impressions contradictoires.

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