Les Désenchantées

Chapitre 8

 

Ils se rencontrèrent beaucoup, pendant toute cette délicieusefin de l’été. Aux Eaux-Douces d’Asie, chaque semaine au moins unefois, leurs caïques se frôlèrent, eux ne bronchant point, Zeyneb etMélek, dont les traits se voyaient un peu, osant à peine sourire àtravers leurs gazes noires. À Stamboul, chez la bonne nourrice, ilsse revirent aussi ; elles étaient plus libres au Bosphore quedans leurs grandes maisons d’hiver à Khassim-Pacha, trouvaientmille prétextes pour venir en ville et semaient leurs esclaves enroute ; il est vrai, chaque entrevue nouvelle nécessitait destissus d’audaces et de ruses, qui toujours paraissaient près de serompre et de changer en drame l’innocente aventure, mais quitoujours finissaient par réussir miraculeusement. Et le succès leurdonnait plus d’assurance, leur faisait imaginer de plus témérairesentreprises. « Vous pourriez raconter cela dans le monde, àConstantinople, s’amusaient-elles à lui dire, personne ne vouscroirait. »

Dans la petite maison de Stamboul, quand ils étaient ensemble, àcauser comme de vieux amis, il arrivait maintenant que Zeyneb etMélek relevaient leur voile, montraient l’ovale entier de leurvisage, les cheveux seuls restant cachés sous la mante noire, etainsi elles ressemblaient à des petites nonnains, toutes jeunes etélégantes. Djénane seule ne transigeait point ; rien nepouvait se deviner de ses traits, aussi funèbrement enveloppés denoir que le premier jour, et, lui, tremblait d’en faire laremarque, prévoyant quelque réponse absolue qui enlèverait touteespérance de jamais connaître ses yeux.

Il osait aller quelquefois, le soir, après entente avec elles,les écouter faire de la musique, par ces nuits immobiles etperfides du Bosphore, qui n’ont pas un souffle, qui sont tièdes,enjôleuses, mais vous imprègnent tout de suite d’une pénétranterosée froide. Presque chaque jour, l’été, le courant d’air violentde la Mer Noire passe dans ce détroit et le blanchit d’écume ;mais il ne manque jamais de s’apaiser au coucher du soleil, commesi on fermait soudain les écluses du vent ; dès le crépuscule,rien n’agite plus les arbres sur les rives, tout s’immobilise et serecueille ; la surface de la mer devient un miroir sans rides,pour les étoiles, pour la lune, pour les mille lumières des maisonsou des palais ; une langueur orientale se répand, avecl’obscurité, sur ces bords extrêmes de l’Europe et de l’Asie qui seregardent, et l’humidité continuelle de ces parages enveloppe leschoses d’une buée qui les harmonise et les grandit, les chosesproches comme les choses lointaines, les montagnes, les bois, lesmosquées, les villages turcs et les villages grecs, les petitesbaies asiatiques plus silencieuses que celles de la côte européenneet plus figées chaque soir dans leur calme absolu.

Entre Thérapia, où André habitait, et le yali de ses troisamies, il fallait, à l’aviron, presque une demi-heure.

La première fois, il avait pris son caïque, et c’était toujoursun enchantement de circuler, la nuit, en cet équipage, de s’enaller ainsi presque à toucher l’eau même, et comme étendu sur cebeau miroir bleu pâle et argent que devenait la surface apaisée. Larive d’Europe, à mesure qu’on s’en éloignait, reprenait, elleaussi, du mystère et de la paix ; tous ses feux traçaient surle Bosphore d’innombrables petites raies lumineuses qui avaientl’air de descendre jusqu’aux profondeurs d’en dessous ; sesmusiques d’Orient dans les petits cafés en plein air, les vocalisesétranges de ses chanteurs continuaient de vous suivre, portées etembellies par les sonorités de la mer ; même les affreuxorchestres de Thérapia s’adoucissaient dans le lointain et dans lamagie nocturne, jusqu’à être agréables à entendre. Et, là-bas enface, il y avait cette rive d’Asie, vers laquelle on se rendait, sivoluptueusement couché ; ses fouillis d’épaisse verdure, sescollines tapissées d’arbres faisaient des masses noires, quiparaissaient démesurément grandes au-dessus de leurs refletsrenversés ; quant à ses lumières, plus discrètes et plusrares, elles étaient projetées par des fenêtres garnies degrillages, derrière lesquels on devinait la présence des femmesqu’il ne faut pas voir.

Cette fois-là, en caïque, André n’osa pas s’arrêter sous lesfenêtres éclairées de ses amies, et il passa son chemin. Sesrameurs, dont les broderies du reste brillaient trop à la lune, etpouvaient éveiller le soupçon de quelque nègre aux aguets sur larive, ses rameurs étaient des Turcs, et, malgré leur dévouement,capables de le trahir, dans leur indignation, s’ils avaient flairéla moindre connivence entre leur maître européen et les femmes dece harem.

Il revint les autres soirs dans la plus humble de ces barques depêche qui se répandent par milliers toutes les nuits sur leBosphore. Ainsi il put longuement s’arrêter, en faisant mine detendre des filets ; il écouta Zeyneb qui chantait, accompagnéeau piano par Mélek ou Djénane ; il connut sa jeune voixchaude. Une voix si belle et si naturellement posée, surtout en sesnotes graves, – et où l’on sentait par instants une imperceptiblefêlure, qui la rendait peut-être plus prenante encore, en lamarquant pour bientôt mourir.

Vers la mi-septembre, ils osèrent une chose inouïe : gravirensemble une colline toute rose de bruyères et se promener dans unbois. Cela se fit sans encombre au-dessus de Béicos, le point de lacôte d’Asie qui est en face de Thérapia et qu’André avait adoptépour y venir chaque soir, au déclin du soleil. Comment dire lecharme de ce Béicos, qui fit plus tard un de leurs lieux derendez-vous les plus chers et les moins troublés par la crainte… DeThérapia, si niaisement agité avec ses prétentions mondaines, onarrive là, par contraste, dans le silence ombreux des grandsarbres, dans la paix réfléchie du temps passé. Un petit débarcadèreaux vieilles dalles blanches, et tout de suite on trouve une plaineédénique, sous des platanes de quatre cents ans, qui n’ont plusl’air d’appartenir à nos climats, tant ils ont pris avec lessiècles des formes de baobab ou de banian indien. C’est une plaineparfaitement unie, qui est veloutée en automne d’une herbe plusfine que celle des pelouses dans nos jardins les mieux soignés, uneplaine qui a l’air d’avoir été créée exprès pour les promenades deméditation et de sage mélancolie ; elle a juste la grandeurqu’il faut (une demi-lieu à peine) pour rester intime, sans quel’on s’y sente prisonnier ; elle est close de tous côtés pardes collines solitaires, couvertes de bois, – et les Turcs, frappésde son charme unique, l’ont nommée « laVallée-du-Grand-Seigneur ». On ne s’y doute point que leBosphore est là tout près, avec son va-et-vient qui dérangeait lerecueillement ; les collines vous le cachent. On y est isoléde tout, et on n’y entend aucun bruit, si ce n’est, à la tombée dusoir, les chalumeaux des berges qui rassemblent leurs chèvres, dansles montagnes alentour. Les majestueux platanes, qui étendent surla terre leurs racines comme d’énormes serpents, forment à l’entréede cette plaine une sorte de bois sacré ; mais, plus loin, ilss’espacent, puis se rangent en allée, pour laisser libres lesgrandes pelouses où se promènent lentement, le soir, les musulmanesau voile blanc. Il y a aussi un ruisseau qui coule dans cetteVallée-du-Grand-Seigneur, un ruisseau frais, habité par destortues ; des petits ponts en planches le traversent ;sur ses bords, à l’ombre de quelques vieux arbres, les marchands decafé turc s’installent pour l’été dans des cabanes, et c’est là queles hommes prennent place pour fumer leur narguilé, le vendredisurtout, en regardant de loin les femmes voilées qui vont etviennent sur cette prairie des longs rêves. Elles marchent pargroupes de trois, de quatre, de dix, ces femmes, un peu clairseméeslà, un peu perdues, car ces pelouses déploient pour elles de trèsvastes tapis. Elles ont des vêtements tout d’une pièce et toutd’une couleur, – souvent des soies de Damas roses ou bleues, laméesd’or, – qui tombent en plis à l’antique, et des mousselinesblanches enveloppent toutes les têtes ; ces costumes, aumilieu de ce site très particulier, et cette quiétude charméequ’elles ont dans l’allure, font songer, quand approche lecrépuscule, aux Ombres bienheureuses du paganisme se promenant dansles Champs Élyséens…

André était un des fidèles habitués de laVallée-du-Grand-Seigneur ; il y vivait presque journellement,depuis qu’il était censé résider à Thérapia.

À l’heure fixée il avait débarqué là sous les platanes-baobabs,en compagnie de Jean Renaud, chargé encore de faire le guet ets’amusant toujours de ce rôle. Ses domestiques musulmans,impossibles en pareille circonstance, il les avait laissés sur larive d’Europe, pour n’amener qu’un fidèle serviteur français quilui apportait comme d’habitude un fez turc dans un sac de voyage.Depuis ses intimités nouvelles, il était coutumier de ceschangements de coiffure qui avaient jusqu’ici conjuré le danger, etqui se faisaient n’importe où, dans un fiacre, dans une barque, ousimplement au milieu d’une rue déserte.

Il les vit arriver toutes les trois en talika, puis mettre piedà terre ; et, comme des petites personnes qui vont innocemmentse promener, elles prirent à travers la plaine, qui déjà, parplaces, devenait violette sous la floraison des colchiquesd’automne. Zeyneb et Mélek portaient le yeldirmé léger que l’ontolère à la campagne et le voile de gaze blanche qui laisseparaître les yeux ; Djénane seule avait gardé le tcharchafnoir des citadines, pour continuer d’être strictementinvisible.

Quand elles s’engagèrent dans certain sentier, convenu entreeux, un sentier qui grimpe vers la montagne, il les rejoignit,présenta Jean Renaud, – à qui elles avaient désiré toucher le boutdes doigts pour s’excuser d’avoir préparé sa mort, – et qui futenvoyé en avant comme éclaireur. Par l’exquise soirée qu’ilfaisait, ils montèrent gaiement au milieu des châtaigniers et deschênes ; l’herbe autour d’eux était pleine de scabieuses.Bientôt ce fut la région des bruyères, et les dessous de tous cesbois en devinrent entièrement roses. Et puis les lointains peu àpeu se découvrirent. De ce côté-ci du Bosphore, le côté asiatique,c’étaient des forêts et des forêts : à perte de vue, sur lescollines et les montagnes, s’étendait ce superbe et sauvage manteauvert, qui abrite encore ses brigands et ses ours. Ensuite ce fut laMer Noire, qui tout à coup se déploya infinie sous leurspieds ; d’un bleu plus décoloré et plus septentrional quecelui de la Marmara pourtant si voisine, elle paraissaitaujourd’hui doucereusement tranquille et pensive, au soleil de cesderniers beaux jours d’été, comme si elle méditait déjà sescontinuelles fureurs et son tapage de l’hiver, pour quandrecommencerait à se lever le terrible vent de Russie.

Le but de leur promenade était une vieille mosquée des bois,lieu de pèlerinage demi-abandonné, sur un plateau dominant cettemer des tempêtes, et battu en plein par les souffles du Nord. Il yavait là, dans une maison croulante, un petit café bien pauvre,tenu par un bonhomme tout blanc. Ils s’assirent devant la porte,pour regarder dormir au-dessous d’eux cette immensité pâle. Lesquelques arbres, ici, se penchaient échevelés, tous dans la mêmedirection, ayant cédé à la longue sous l’effort continu des mêmesrafales du large. L’air était vif et pur.

Ils ne causèrent point du livre, ni de rien de précis. Il n’yavait aujourd’hui que Zeyneb qui fût un peu grave ; Djénane etMélek étaient toutes à la griserie de cette promenade en fraude,toutes à la contemplation de cette âpre magnificence des montagneset des falaises qui dévalaient sous leurs pieds jusqu’à la mer.Pour être seules ici avec André, les petites révoltées avaient dûsemer dans les villages de la route deux nègres et autant denégresses dont elles payaient le silence ; mais leurs audaces,qui jusqu’ici réussissaient toujours, ne les gênaient plus du tout.Et le bonhomme à barbe blanche leur servit du café dans sesvieilles tasses bleues, là, dehors, devant la triste Mer Noire, nedoutant point d’avoir affaire à un bey authentique, en pèlerinageavec les dames de son harem.

Cependant l’air ici devenait très frais, après la chaleur de lavallée, et Zeyneb fut prise d’une petite toux qu’elle cherchait àdissimuler, mais qui disait la même chose sinistre que la fêlureencore si légère de sa jolie voix. Au regard échangé entre les deuxautres, André comprit qu’il y avait là un sujet d’anxiété déjàancien ; elles voulurent resserrer les plis du costume sur lafrêle poitrine, mais la malade, ou la seulement menacée, haussa lesépaules :

– Laissez donc, dit-elle, du ton de la plus tranquilleindifférence. Eh ! mon Dieu, qu’est-ce que cela peutfaire ?

Cette Zeyneb était la seule du trio qu’André croyait un peuconnaître : une désenchantée dans les deux sens de ce mot-la,une découragée de la vie, ne désirant plus rien, n’attendant plusrien, mais résignée avec une douceur inaltérable ; unecréature toute de lassitude et de tendresse ; exactement l’âmeindiquée par son délicieux visage, si régulier, et par ses yeux quisouriaient avec désespérance. Mélek au contraire, qui semblaitpourtant avoir un bon petit cœur, ne cessait de se montrerfantasque à l’excès, violente, et puis enfant, capable de semoquer, de rire de tout. Quant à Djénane, la plus exquise destrois, combien elle restait mystérieuse, sous son éternel voilenoir, si compliquée, si frottée de toutes les littératures :avec cela, inégale, à la fois soumise et altière, n’hésitant pas,par moments, à se livrer avec une confiance presque déconcertante,et puis rentrant aussitôt après dans sa tour d’ivoire pour yredevenir encore plus lointaine.

« Celle-là, songeait André, je ne démêle ni ce qu’elle meveut, ni pourquoi elle m’est déjà chère ; on dirait parfoisqu’il y ait entre nous des ressouvenirs en commun d’on ne sait quelpassé… Je ne commencerai à la déchiffrer que le jour où j’aurai vuenfin quels yeux elle peut bien avoir ; mais j’ai peur qu’ellene me les montre jamais. »

Il fallut redescendre de bonne heure vers la plaine de Béicospour leur laisser le temps de rassembler leurs esclaves et derentrer avant la nuit. Ils se replongèrent donc bientôt dans lessentiers du bois, et elles voulurent qu’André leur donnât lui-mêmeà chacune un brin de ces bruyères qui faisaient la montagne touterose ; c’était pour le mettre à leur corsage ce soir, parbravade enfantine, pendant le dîner en compagnie des aïeules et desvieux ondes rigides.

En arrivant à la plaine, il les quitta par prudence, mais lessuivit des yeux, marchant un peu loin derrière elles. Peu de mondeaujourd’hui, dans cette Vallée-du-Grand-Seigneur où le soleilprenait déjà ses nuances dorées du soir ; seulement quelquesfemmes, la tête voilée de blanc, assises par terre, en groupesespacés dans le lointain. Elles s’en allaient, les trois petitesaudacieuses, d’un pas harmonieux et lent, Zeyneb et Mélek drapéesde soies à peine teintées, presque blanches, marchant de chaquecôté de Djénane toujours en élégie noire ; leurs vêtementstraînaient sur la pelouse exquise, sur l’herbe courte et fine,froissant les fleurs violettes des colchiques, promenant lesfeuilles jaune d’or tombées déjà des platanes. Elles ressemblaientbien à trois ombres élyséennes, traversant la vallée du grandrepos ; celle du milieu, celle en deuil étant sans doute uneombre encore inconsolée de l’amour terrestre…

Il les perdit de vue quand elles arrivèrent sous les grandsplatanes, dans le bois sacré qui est à l’autre bout de cette plainefermée. Le soleil descendait derrière les collines, disparaissaitlentement de cet éden ; le ciel prenait sa limpidité verte desbeaux soirs d’été et les tout petits nuages, qui le traversaient enqueues de chat, ressemblaient à des flammes orangées. Les autresombres heureuses qui étaient restées longtemps assises, çà et là,sur l’herbe fleurie de colchiques, se levaient toutes pour s’enaller aussi, mais bien doucement comme il sied à des ombres. Lesflûtes des bergers dans le lointain commençaient leur musiquette dutemps passé pour faire rentrer les chèvres. Et tout ce lieu sepréparait à devenir infiniment solitaire, au pied de ces grandsbois, sous une nuit d’étoiles.

André Lhéry se dirigea à regret vers le Bosphore, qui apparutbientôt, comme une nappe d’argent rose, entre les silhouettes déjànoires des platanes géants du rivage. À ses rameurs, il recommandade ne point se presser : il regagnait sans aucune avidité lacôte d’Europe, Thérapia où les grands hôtels allumaient leurs feuxélectriques et accordaient (ou à peu près), pour la soirée diteélégante, leurs orchestres de foire.

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