Les Désenchantées

Chapitre 10

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« 28 septembre 1904.

« Pour nous, quelle impression nouvelle de savoir que, dansla foule des Eaux-Douces, on a un ami ! Parmi cesétrangers, qui nous resteront à jamais inconnus et nous considèrentde leur côté comme d’inconnaissables petites bêtes curieuses,savoir que peut-être un regard nous cherche, – nous en particulier,pas les autres pareillement voilées : – savoir que peut-êtreun homme nous envoie une pensée d’affectueuse compassion !Quand nos caïques se sont abordés, vous ne me voyiez point, cachéesous mon voile épais, mais j’étais là pourtant, heureuse d’êtreinvisible, et souriant à vos yeux qui regardaient dans la directiondes miens.

« Est-ce parce que vous avez été si bon et si simple, sibien l’ami tel que je le désirais, l’autre jour, là-haut,devant la Mer Noire, pendant notre entrevue qui fut cependantpresque sans paroles ? Est-ce parce que j’ai senti enfin, sousle laconisme de vos lettres, un peu d’affection vraie etémue ? J’ignore, mais vous ne me semblez plus si lointain.Oh ! André, dans des âmes longtemps comprimées comme lesnôtres, si vous saviez ce qu’est un sentiment idéal, faitd’admiration et de tendresse !…

« DJÉNANE. »

 

Ils correspondaient souvent, à cette fin de saison, pour leurspérilleux rendez-vous. Elles pouvaient encore assez facilement luifaire passer leurs lettres, par quelque nègre fidèle qui arrivaiten barque à Thérapia, ou qui venait le trouver dans l’exquiseVallée-du-Grand-Seigneur le soir. Et lui qui n’avait de possibleque la poste restante de Stamboul, répondait le plus souvent par unsignal secret, en passant dans son caïque, sous leurs fenêtresfarouches. Il fallait profiter de ces derniers jours du Bosphore,avant le retour à Constantinople où la surveillance serait plussévère. Et on sentait venir à grands pas l’automne, surtout dans latristesse des soirs. De gros nuages sombres arrivaient du Nord,avec le vent de Russie, et des averses commençaient de tomber, quimettaient à néant parfois leurs combinaisons les plusingénieusement préparées.

Près de la plaine de Béicos, dans un bas-fond solitaire etignoré, ils avaient découvert une petite forêt vierge, autour d’unmarais plein de nénuphars. C’était un lieu de sécuritémélancolique, enclos entre des pentes abruptes et d’inextricablesverdures ; un seul sentier d’entrée où veillait Jean Renaud,avec un sifflet d’alarme. Ils se rencontrèrent là deux fois, aubord de cette eau verte et dormante, parmi les joncs et lesfougères immenses, dans l’ombre des arbres qui s’effeuillaient.Cette flore ne différait en rien de celle de la France, et cesfougères géantes étaient la grande Osmonde de nos marais ;tout cela plus développé peut-être, à cause de l’atmosphère plushumide et des étés plus chauds. Les trois petits fantômes noirscirculaient au milieu de cette jungle, un peu embarrassés de leurstraînes et de leurs souliers toujours trop fins, et, dans quelqueendroit propice, ils s’asseyaient autour d’André, pour un instantde causerie profonde, ou de silence, inquiets de voir passerau-dessus d’eux les nuages d’octobre, qui parfois assombrissaienttout et menaçaient de quelque lourde ondée. Zeyneb et Mélek, detemps à autre, relevaient leur voile pour sourire à leur ami, leregardant bien dans les yeux, avec un air de franchise et deconfiance. Mais Djénane, jamais.

André, avec tous ses voyages en pays exotiques, n’avait pasdepuis de longues années, vécu ainsi dans l’intimité des plantes denos climats. Or, ces roseaux, ces scolopendres, ces mousses, cesbelles fougères Osmondes, lui rappelaient à s’y méprendre certainmarais de son pays où, pendant son enfance, il s’isolait de longuesheures pour rêver aux forêts vierges, encore jamais vues. Etc’était tellement la même chose, ce marais asiatique et le sien,qu’il lui arrivait de se croire ici chez lui, replongé dans lapremière période de son éveil à la vie… Mais alors, il y avait cestrois petites fées orientales, dont la présence constituait unanachronisme étrange et charmant…

 

Le vendredi 7 octobre 1904 arriva, dernier vendredi desEaux-Douces d’Asie, car les ambassades redescendaient la semainesuivante à Constantinople, et, chez les trois petites Turques, onse disposait à faire de même. Du reste, toutes les maisons duBosphore allaient fermer leurs portes et leurs fenêtres, pour sixmois de vent, de pluie ou de neige.

André et ses amies avaient échangé leur parole de faire tout aumonde pour se revoir ce jour-là aux Eaux-Douces, puisque ce seraitfini ensuite, jusqu’à l’été prochain si entouré d’incertitudes.

Le temps menaçait, et lui, partant quand même dans son caïquepour le rendez-vous, se disait : « On ne les laissera pass’échapper, avec ce vent qui se lève. » Mais lorsqu’il passasous leurs fenêtres, il vit sortir des grillages le coin demouchoir blanc que Mélek faisait danser, et qui signifiait, enlangage convenu : « Allez toujours. On nous a permis.Nous vous suivons. »

Aucun encombrement aujourd’hui sur la petite rivière, ni sur lespelouses environnantes, où les colchiques d’automne fleurissaientparmi la jonchée des feuilles mortes. Peu ou pointd’Européens ; rien que des Turcs, et surtout des femmes. Et,dans les paires de beaux yeux, que laissaient à découvert lesvoiles blancs mis comme à la campagne, on lisait beaucoup demélancolie, sans doute à cause de cette approche de l’hiver, lasaison ou l’austérité des harems bat son plein, et où l’enfermementdevient presque continuel.

Ils se croisèrent deux ou trois fois. Même le regard de Mélek, atravers son voile baissé, son voile noir de citadine, n’exprimaitque de la tristesse ; cette tristesse que donnentuniversellement les saisons au déclin, toutes les choses près definir.

Quand il fut l’heure de s’en aller, le Bosphore, à la sortie desEaux-Douces, leur réservait des aspects de beauté tragique. Laforteresse sarrasine de la rive d’Asie, au pied de laquelle ilfallait passer, toute rougie par le soleil couchant, avait descréneaux couleur de feu. Et au contraire, elle semblait tropsombre, l’autre forteresse, plus colossale, qui lui fait vis-à-vissur la côte d’Europe, avec ses murailles et ses tours, échelonnées,juchées jusqu’en haut de la montagne. La surface de l’eau écumait,toute blanche, fouettée par des rafales déjà froides. Et un ciel decataclysme s’étendait au-dessus de tout cela ; nuages couleurde bronze ou couleur de cuivre, très tourmentés et déchirés sur unfond livide.

Heureusement elles n’avaient pas long chemin à faire, lespetites Turques, en suivant le bord asiatique, pour atteindre leurvieux quai de marbre, toujours si bien gardé, où leurs nègres lesattendaient. Mais André, qui avait à traverser le détroit et à leremonter vent debout, n’arriva qu’à la nuit, ses bateliersruisselants de sueur et d’eau de mer, les vestes de velours, lesbroderies d’or trempées et lamentables. À l’arrière-saison, lesretours des Eaux-Douces ont de ces surprises, qui sont lespremières agressions du vent de Russie, et qui serrent le cœur,comme l’accourcissement des jours.

Chez lui, où il ramenait en hâte ses rameurs transis pour lesréchauffer, il entendit en arrivant une musiquette étrange, quiemplissait la maison ; une musiquette un peu comme celle queles bergers faisaient à l’heure du soleil couchant, en face, dansles bois et les vallées de Béicos d’Asie ; sur des notesgraves, un air monotone, rapide, beaucoup plus vif qu’unetarentelle ou une fugue, et avec cela, lugubre, à en pleurer.C’était un de ses domestiques turcs qui soufflait à pleins poumonsdans une longue flûte, se révélant tout à coup grand virtuose enturlututu plaintif et sauvage.

– Et où as-tu appris ? lui demanda-t-il.

– Dans mon pays, dans la montagne, près d’Eski-Chéhir, jejouais comme ça, le soir, quand je faisais rentrer les chèvres demon père.

Eh bien ! il ne manquait plus qu’une musique pareille, pourcompléter l’angoisse, sans cause et sans nom, d’une tellesoirée…

Et longtemps cet air de flûte, qu’André se faisait rejouer aucrépuscule, conserva le pouvoir d’évoquer pour lui tout l’indiciblede ces choses réunies : le retour des Eaux-Douces pour ladernière fois ; les trois petits fantômes noirs, sur une meragitée, rentrant à la nuit tombante s’ensevelir dans leur sombreharem, au pied de la montagne et des bois ; le premier coup devent d’automne ; les pelouses d’Asie semées de colchiquesviolets et de feuilles jaunes ; la fin de la saison auBosphore, l’agonie de l’été…

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