Les Désenchantées

Chapitre 9

 

Le 1er du beau mois de juin ! Mai n’avait eu aucunedurée ; Djénane n’était d’ailleurs pas revenue, et seslettres, maintenant toujours courtes, n’expliquaient rien.

Le 1er du beau mois de juin ! André qui avaitrepris son appartement de Thérapia, au bord de l’eau, devantl’ouverture de la Mer Noire, s’éveilla dans la splendeur du matin,le cœur plus serré, du seul fait d’être en juin ; rien que cechangement de date lui donnait le sentiment d’un grand pas de plusvers la fin. – D’ailleurs, son mal sans remède, qui étaitl’angoisse de la fuite des jours, ne manquait jamais de s’exaspérerdans l’effarement extra-lucide des réveils. – Ce qu’il sentaitfuir, cette fois, c’était ce printemps oriental, qui le grisaitcomme au temps de sa jeunesse, et qu’il ne retrouverai jamais,jamais plus… Et il songeait : « Demain finira tout cela,demain s’éteindra pour moi ce soleil ; les heures me sonstrictement comptées, avant la vieillesse et le néant… »

Mais comme toujours, quand le réveil fut complet, reparurent àson esprit les mille petites choses amusantes et jolies de la viequotidienne, les mille petits mirages qui font oublier la marche dutemps, et la mort. Pour commencer, ce fut laVallée-du-Grand-Seigneur qui se représenta à son souvenir ;elle était là, en face de lui, derrière ces collines boisées de larive d’Asie qu’il apercevait chaque matin en ouvrant les yeux, etil irait dans l’après-midi s’y asseoir comme l’année dernière àl’abri des platanes, pour fumer des narguilés en regardant de loinpasser sur la prairie les promeneuses voilées qui ressemblent à desombres élyséennes. Ensuite ce fut la préoccupation puérile de sonnouveau caïque ; on l’avertit qu’il venait d’accoster sous lesfenêtres, arrivant tout fraîchement doré de Stamboul, et que lesrameurs demandaient à essayer leurs livrées neuves. Pour sondernier été d’Orient, il voulait paraître en bel équipage, lesvendredis, aux Eaux-Douces, et il avait imaginé une très orientalecombinaison de couleurs ; les vestes des bateliers et le longtapis traînant allaient être en velours capucine brodé d’or, et surce tapis, le domestique assis à la turque, tout au bout de lapetite proue effilée, serait en bleu-de-ciel brodé d’argent. Quandces figurants eurent endossé leurs parures nouvelles, il descenditpour voir l’effet sur l’eau. En ce moment, elle était un miroirimperceptiblement ondulé, cette eau du Bosphore, d’habitude plutôtremuante. Paix infinie dans l’air, fête de juin et de matin dansles verdures des deux rives. André fut content de l’essayage,s’amusa les yeux avec le contraste de ce bonhomme, bleu et argenté,trônant sur ce velours jaune sombre, – dont les broderies doréesreproduisaient un vieux poème arabe consacré à la perfidie del’amour. Et puis il s’étendit dans le caïque, pour aller faire untour jusqu’en Asie, avant l’ardeur du soleil méridien.

Le soir, il reçut une lettre de Zeyneb, qui lui donnaitrendez-vous au prochain jour des Eaux-Douces, rien que pour secroiser en caïque, bien entendu. Tout devenait plus dangereux,disait-elle, la surveillance était redoublée ; on venait ausside leur interdire de se promener le long de la côte, comme l’anpassé dans cette barque légère, où elles ramaient elles-mêmes envoile de mousseline. Par ailleurs, jamais aucune amertume dans sesplaintes, à Zeyneb ; elle était une trop douce créature pours’irriter, et puis aussi trop lasse et tellement résignée à tout,avec cette bonne et prochaine mort, qu’elle avait accueillie danssa poitrine… En post-scriptum elle racontait que le pauvre vieuxMevlut (eunuque d’Éthiopie) venait de se laisser mourir, dans saquatre-vingt-troisième année ; et c’était un vrai malheur, caril les chérissait, les ayant élevées, et ne les aurait trahies nipour or ni pour argent. Elles aussi l’aimaient bien ; il étaitpour ainsi dire quelqu’un de la famille. « Nous l’avonssoigné, écrivait-elle, soigné comme un grand-père. » Mais cedernier mot avait été effacé après coup, et à la place, on lisait,au-dessus, de l’écriture moqueuse de Mélek :« grand-oncle !… »

Le vendredi suivant, il alla donc aux Eaux-Douces, pour lapremière fois de la saison, et dans son équipage aux couleurs plusétranges que l’an passé. Il y croisa et recroisa ses deux amies,qui avaient changé aussi leur livrée bleue pour du vert et or, etqui étaient en tcharchaf noir, voile semi-transparent, mais baissésur le visage. D’autres belles dames, aussi très voilées de noir,tournaient la tête pour le regarder, – des dames qui passaientcomme étendues sur cette eau aujourd’hui si encombréed’énigmatiques promeneuses, entre ses rives de fougères et defleurs : presque toutes ces invisibles s’occupaient de lui,pour avoir lu ses livres, le connaissaient, pour se l’être faitmontrer par d’autres ; peut-être même, avec quelques-unesd’entre elles, avait-il causé l’automne dernier, sans voir leurvisage, pendant ses aventureuses visites à ses petites amies. Ilcueillait çà et là un regard attentif, un gentil sourire, à peineperceptible sous les épaisses gazes noires. Et puis aussi ellesapprouvaient l’assemblage de couleurs qu’il avait imaginé, et quiglissait avec un éclat de capucine et d’hortensia bleu, sur leruisseau vert, entre les prairies vertes et les rideaux ombreux desarbres ; elles s’étonnaient avec sympathie de cet Européen quise révélait un pur Oriental.

Et lui, encore si enfant à ses heures, s’amusait d’attirerl’attention des jolies inconnaissables, et d’avoir parfois régnésecrètement sur leurs pensées, à cause de ses livres qu’on lisaitbeaucoup cette année-là dans les harems. Le ciel de juin étaitadorable de tranquillité et de profondeur. Les spectatrices auxvoiles blancs, qui observaient assises en groupes sur les pelousesdes bords, montraient, par l’entrebâillement des mousselines, dejolis yeux calmes. On sentait la bonne odeur des foins, et celle detous ces narguilés qui se fumaient à l’ombre.

Et on savait que l’été durerait bien trois mois encore, onsavait que la saison des Eaux-Douces commençait à peine ; onreviendrait donc plusieurs vendredis et tout cela aurait en sommeune petite durée, ne finirait pas dès demain…

Quand André remisa pour un temps son beau caïque dans lesherbages, afin d’aller lui aussi fumer un narguilé à l’ombre desarbres, et faire à son tour celui qui regarde passer le monde surl’eau, il était en pleine illusion de jeunesse, et griseried’oubli.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer